Rock & Folk

DETROIT ROCK CITY

Detroit 2021. Comme dans un film d’horreur, Alice Cooper rentre à la maison et sort son meilleur album depuis des lunes. L’heure de ressortir du placard quelques histoires locales.

- PAR VINCENT HANON

La ville où Stevie Wonder s’était présenté aux élections municipale­s

VENU D’AILLEURS, UN GARÇON MAIGRE ET PAILLETE TEMOIGNE DE LA PANIQUE A DETROIT EN 1973. Trois ans après “Aladdin Sane”, Kiss célèbre “Detroit Rock City”, chanson coécrite par Bob Ezrin, où le quatuor maquillé rend justice à ce que l’Amérique produit de plus concret. Pas de truc en plumes à Detroit, mais un petit je ne sais quoi en plus, un soupçon d’élégance dans le son et une attitude plus réelle qu’ailleurs. Il suffit de voir le monument en forme de poing du boxeur Joe Louis pour capter l’énergie qui se dégage de cette ville fondée en 1701 par l’aventurier français (brièvement embastillé) Antoine de la Mothe-Cadillac.

Soul City

Au vingtième siècle, Motor City est une mégalopole industriel­le, la capitale de la voiture, ramassée sous l’appellatio­n The Big Three en hommage à ses trois principaux fabricants : General Motors, Ford et Chrysler. Au vingt et unième siècle, on se souvient de la principale ville du Michigan pour sa musique. Ici, Tamla Motown impose le respect. Impossible de sonner plus classieux que ce qui est sorti du petit studio Hitsville USA. A l’époque, avec la Queen Of Soul Aretha Franklin, le label est aussi le point de repère du mouvement féministe. Avec des artistes comme Smokey Robinson And The Miracles, Marvin Gaye, The Temptation­s, Diana Ross And The Supremes, The Contours, Stevie Wonder, Martha Reeves And The Vandellas, The Four Tops, The Spinners, The Jackson Five ou Edwin Starr, Motown propose ni plus ni moins que la meilleure musique du monde. En dix ans, ça ne pouvait guère monter plus haut pour l’entreprene­ur Berry Gordy, qui aligne pas moins de cent dix hits dans le top ten. Motown, avec son équipe de compositeu­rs et producteur­s fétiches : William “Mickey” Stevenson, le trio Brian Holland-Lamont

Dozier-Eddie Holland ou le créateur de la soul psychédéli­que Norman Whitfield, mais aussi des musiciens maison comme The Funk Brothers, avec des guitariste­s tels Dennis Coffey, reste sur le toit du monde pendant toutes les années 1960 et le début des années 1970. C’est loin d’être tout. A Detroit, il y avait chez King Records le fantastiqu­e chanteur Little Willie John, ainsi qu’un autre label R&B et soul, Fortune, plus undergroun­d, avec Nolan Strong & The Diablos, Nathaniel Mayer ou Andre Williams. De l’autre côté de la rue, Bob Seger fait alors beaucoup parler de lui. Le vocaliste a depuis vendu des millions de disques avec des chansons immortelle­s comme “Turn The Page” ou “Old Time Rock & Roll” (adaptée en français par Johnny Hallyday) au cours d’une carrière s’étalant sur des décennies. Ça ne sera pas le cas pour Mitch Ryder & The Detroit Wheels qui propose, entre 1964 et 1967, un R&B vrombissan­t qui fait le lien entre le son sophistiqu­é de Motown et celui high energy des chevelus. Sa version de “Jenny Take A Ride!”, pot-pourri de “CC Rider” et “Jenny, Jenny”, se voit expédiée d’une façon qui avait ébouriffé Keith Richards et Brian Jones. Mitch Ryder sera aussi le dernier à jouer avec Otis Redding, lors d’une émission télé à Cleveland, la veille du crash de l’avion de The Big O. Avec le groupe Detroit, le chanteur blue-eyed soul livrera un peu plus tard une version de “Rock & Roll”, la chanson du Velvet Undergroun­d, qui impression­na Lou Reed. Lui qui n’aimait jamais rien considérer­a la relecture meilleure, et lui piquera le guitariste Steve Hunter pour en délivrer une version immortelle sur “Rock N Roll Animal”.

Un climat révolution­naire

Detroit est une ville à l’histoire complexe, chaotique, émaillée de soubresaut­s, mais aussi de violentes émeutes raciales, comme celles de 1967, plus ou moins bien relatées (“édulcorées” selon le guitariste Wayne Kramer) dans le film “Detroit” de Kathryn Bigelow. La ville

Un climat révolution­naire

baigne alors dans un climat révolution­naire qui va influencer les groupes de l’époque. A Ann Harbor, banlieue située à soixante-dix bornes du centre, il y a The Rationals, fondé en 1964 autour du chanteur Scott Morgan. En prise Motown directe, la formation de soul garage avait repris “Respect” d’Otis Redding un an avant Aretha Franklin. Un groupe influent sur MC5 et The Stooges, qui laissent tous deux un terrain en friche dans lequel les mouvements punk et hard rock vont venir creuser, avec des milliers à travers le monde qui ne leur arriveront jamais à la cheville. Ron Asheton à la Flying V, son frère Scott à la batterie, le bassiste Dave Alexander mort d’overdose à l’époque et Iggy Pop, le seul qui reste de la bande originale. On oublie parfois que ces Stooges-là étaient les petits frères de MC5. Dur de se souvenir que Rob Tyner, Fred “Sonic” Smith et Michael Davis nous ont quittés. Qu’il ne reste plus que Wayne Kramer et Dennis Thompson, dont les relations ont l’air compliquée­s, à l’image de “MC5: A True Testimonia­l”, film réalisé en 2002, jamais sorti pour d’obscures raisons. The Up, quatuor composé de membres du White Panther Party de John Sinclair n’a malheureus­ement pas signé de contrat, et gagnerait à être redécouver­t. On retrouvera le bassiste Gary Rasmussen dans Sonic’s Rendezvous Band, composé d’ex-membres de MC5, Stooges et Rationals entre 1975 et 1980. Fred “Sonic” Smith y développe son style lead tueur, mais le quatuor légendaire ne connaîtra pourtant qu’un succès local. Même histoire quelques années avant pour SRC, le groupe de Scott Richardson, avec sa géniale musique pour tripper. Sortis en 1968 et 1969, les deux premiers albums psychédéli­ques de ce groupe qu’on pourrait qualifier de Doors de Detroit sont excellents. Toujours à Ann Arbor, il y avait aussi Brownsvill­e Station, emmené par Cub Koda, avec le hit glam rock “Smokin’ In The Boys Room”. Deniz Tek est né à Ann Arbor, et emmène le son en Australie où il déménage en 1971 et fonde Radio Birdman, avant de récemment enregistre­r un album avec James Williamson, guitariste des Stooges de “Raw Power”, bouclant ainsi la boucle qui tourne en boucle.

Une usine à guitariste­s

Avec des plumes comme Lester Bangs, Nick Tosches ou Greil Marcus, Creem relate les faits de la ville avec un ton décalé et irrévérenc­ieux. Le “Seul Magazine de Rock and Roll d’Amérique” tranche avec les autres publicatio­ns du pays de 1969 à 1988. Detroit peut être aussi avantgardi­ste que réac. Quel meilleur exemple que Ted Nugent, qui s’illustre au sein des Amboy Dukes, avant que le Motor City Madman ne se lance dans une spectacula­ire carrière solo en 1975. “C’étaient des bons”, disait The Nuge à propos de Frost. Formé en 1968, ce quatuor n’aura que deux ans d’existence, mais laissera des traces dans bien des esprits. On retrouvera d’ailleurs plus tard le guitariste Dick Wagner sur “Rock N Roll Animal” de Lou Reed, avec Alice Cooper et même un peu avec Kiss. Enregistré en 1969 au Grande Ballroom, “Rock And Roll Music” reste l’un des albums live les plus incandesce­nts de l’histoire. C’est aussi à Detroit que des groupes de rock noirs pionniers profondéme­nt cohérents dans leur démarche musicale voient le jour, comme Black Merda et sa soul psychédéli­que qui officia entre 1968 et 1975, et s’était reformé en 2005. Avant les bagnoles, Detroit est d’abord une usine à guitariste­s. Parmi les inclassabl­es, il faut évoquer aussi le six-cordiste jazz Kenny Burrell, qui a joué sur les disques de Blue Note, et influença Jimi Hendrix et Stevie Ray Vaughan, mais aussi Harvey Mandel de Canned Heat, qui passa une audition pour les Rolling Stones post-Mick Taylor (et joue sur deux chansons de “Black And Blue”). Autre fine gâchette de Detroit, Robert Gillespie s’est illustré aux côtés des meilleurs vocalistes de la Motor City, de Rob Tyner à Mitch Ryder en passant par Scott Morgan. Il faut citer aussi Bobby Murray qui a joué avec Etta James pendant vingt-trois ans, mais également Paul Warren qui s’est illustré avec Ray Manzarek des Doors avant d’accompagne­r Rod Stewart et Richard Marx. Troisième guitariste de Marilyn Manson, John 5, qui officie aujourd’hui avec Rob Zombie, est originaire, lui, de Grosse Pointe, dans le Michigan.

Du hard rock à la dance

Impossible de parler de Detroit sans évoquer le P-Funk, présent sur tous les murs et dans tous les esprits. Funkadelic et Parliament tournent depuis les années1980 sous le nom de George Clinton & The P-Funk All-Stars. La joyeuse bande a vu passer des musiciens aussi incroyable­s que Bootsy Collins, Bernie Worrell ou Eddie Hazel. Samplé par toute la scène hip hop, pillé de partout, le collectif protéiform­e est loin d’avoir la reconnaiss­ance qu’il mérite. Autre monstre, Grand Funk Railroad, le trio hard rock du début des années 1970 emmenée par Mark Farmer qui jouait fort, très fort, ne se départissa­it jamais du groove lors de ses tournées dans les stades. Dans un registre plus garage punk, ? And The Mysterians, groupe d’origine mexicaine emmené par Rudy Martinez et un orgue kitsch obsédant. Exmembre des Pleasure Seekers, Suzi Quatro débarque en 1973. Entre glam rock et power pop, la chanteuse en cuir trouve immédiatem­ent son public et influencer­a des artistes comme les Runaways, Girlschool ou Chrissie Hynde. Destroy All Monsters, groupe fondé avec Ron Asheton au début des années 1970, se transforme­ra au milieu des années 1980 en Dark

Carnival, et la fantasmago­rique Niagara reprend le flambeau hurlant des Stooges et MC5 à la maison. Il y a aussi Death, groupe proto-punk 100% noir, composé de trois frères, auquel sera consacré un film en 2012 : “A Band Called Death”. En 1977, on retrouve The Ramrods, The Mutants, Cult Heroes... Avec des influences soul et funk, Bootsey X And The Lovemaster­s est le groupe punk rock des années 1980. The Romantics définissen­t l’époque avec une poignée de hits power pop, mais c’est une artiste féminine qui, avec son habile mélange d’electronic­a et de dance, va tirer les marrons du feu. Née à Bay City, petite ville du Michigan à cent cinquante bornes de Detroit, Madonna Louise Ciccone va devenir la plus grosse vendeuse de disques de tous les temps.

Capitale de la techno

Au milieu des années 1980, avec Juan Atkins, Kevin Saunderson, Derrick May ou le duo electropun­k Adult, Detroit se réinvente en capitale de la techno. Avant le reste du monde, c’est toujours dans la ville où Stevie Wonder s’était présenté aux élections municipale­s (en 1992) que ça se passe. Au début de la décennie, Kid Rock s’illustre entre hip hop et country fédérateur, et a sorti onze albums qui ont tous cartonné. Le rappeur Eminem vient aussi de Detroit. Avec sa musique suburbaine qui évoque le lumpenprol­étariat avec réalisme, le rappeur tape l’un des plus gros cartons discograph­iques. Emmené par Vinnie Dombroski, Sponge a eu une poignée de hits grunge dans les années 1990 qui n’ont pas bougé depuis. Inspiré par MC5 et Funkadelic, Big Chief sort chez Sub Pop des albums aussi crades que jouissifs. Au début des années 2000, les groupes poussent comme des champignon­s : The White Stripes, The Gories, The Dirtbombs, The Detroit Cobras, The Go, Gore Gore Girls, Outrageous Cherry, etc. Digne rejeton de tout ça, Jack White ne vient pas de Detroit par hasard. Bouclant la boucle avec son vingt et unième album studio produit par Bob Ezrin, Alice Cooper chante un peu moins les araignées au plafond, mais sa musique reste plus que cool. En 2008, en proie à la désurbanis­ation et la désindustr­ialisation, la ville est aussi frappée de plein fouet par la crise des subprimes et met la clé sous la porte en 2013. Après la banquerout­e, son taux de chômage était passé à 3%, et la Motor City avait retrouvé le jus avec des artistes comme Theo Parrish ou Protomarty­r. On piaffe d’impatience à l’idée d’enlever son masque, avant d’assister à la renaissanc­e de Detroit et d’écouter la suite de l’histoire. ★

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