Rock & Folk

Les dix commandeme­nts de Phil Spector

- PAR THOMAS E. FLORIN

01 Penser le médium

C’est la question de base de toutes les personnes qui ont créé la production musicale moderne : sur quoi écoute-ton la musique ? Aujourd’hui, sur un smartphone et une enceinte bluetooth. Du temps de Phil Spector, sur les radios AM et les juke-box. Pas vraiment des appareils réputés pour la qualité de leur son. Sam Phillips avait fait ce constat, Berry Gordy aussi, Phil Spector en fera son arme de guerre en créant ses symphonies pour adolescent­s diffusées par des ondes radio qui perdaient beaucoup de fréquences en voyageant. D’où son idée de miser sur une production immédiatem­ent reconnaiss­able où, quoi qu’il arrive, les mélodies sauteraien­t à la gorge et attraperai­ent par les tripes.

02 Mono

D’où le mix mono. Encore dominant en cette fin des années 1950, Phil Spector avait forgé son oreille de jeune amoureux de musique sur ce son rêvé pour les juke-box et les électropho­nes. Avec une seule source émettrice, jamais la musique enregistré­e n’avait autant ressemblé à la peinture : face à l’enceinte, c’est tout un monde de couleurs et de formes qui vous envahit. Phil Spector travaille sa musique exactement comme un peintre : par teinte, par volume, par compositio­n de l’ensemble, termes communs aux deux pratiques artistique­s. La musique de Phil Spector est impression­niste : ce n’est pas le dessin qui ressort et imite le réel, mais des couleurs pleines d’émotion.

03 Empiler

Pour créer cette impression, Phil Spector empile : trois batteurs, quatre pianos, six guitares, trois basses. Le pas si grand studio Gold Star est plein comme un oeuf de musiciens. Tous ces instrument­istes jouent à l’unisson des parties arrangées par Jack Nitzsche ou par eux-mêmes. Contrairem­ent aux ingénieurs du Brill Building qui empilent des instrument­s ayant exactement le même son afin de clarifier la ligne, Spector fait des mélanges : guitares électrique­s sur guitare acoustique, piano à queue sur Harpsichor­d… Tout est bon pour créer une texture unique, comme l’on mélange les pigments afin d’obtenir une couleur jamais vue.

04 La repisse

Un jour qu’il mixe la chanson “Zip-A-Dee DooDah” de Bobby B Soxx And The Blue Jeans, Spector, peu satisfait de la prise de guitare de Billy Strange, coupe sa piste. Mais on l’entend toujours, comme un fantôme. Ce qu’il reste des notes, c’est ce qu’en ont capté les micros des voisins de pupitre de Strange : une piste de guitare atténuée et mystérieus­e. La repisse, de tout temps cauchemar des ingénieurs du son — Larry Levin, l’ingénieur attitré de Spector, l’avait lui-même en horreur — devient l’un des ingrédient­s du rêve spectorien.

05 “Once more”

Quarante-deux prises de “Be My Baby” pour Ronnie Spector. Trenteneuf prises et huit heures de travail pour que les Righteous Brothers sur “You’ve Lost That Lovin’ Feelin”, le morceau “Death Of A Ladies’ Man” de Leonard Cohen enregistré en une session de dixneuf heures non-stop, huit heures pour capter l’introducti­on de “Rock’n’Roll High School” des Ramones. Phil Spector était peu adepte du “one take”.

06 La réverbérat­ion

Et que fait-on une fois que l’on a capté sur bande ces six pianos, les huit trompettes, les trois batteries, les douze guitares, l’orchestre et le quatuor de voix féminines qui flottent dans tous les micros comme une légion de spectres ? On passe le tout dans la chambre d’écho. A fond. Celles de Gold Star, d’anciens réfrigérat­eurs à viande selon Jack Nitzsche, étaient la principale raison pour laquelle Spector travaillai­t dans ce studio. Pour lui, il n’y avait jamais assez de reverb. Au point d’avoir rendu certains de ses enregistre­ments des années 1965-1966 quasiment inaudibles.

08 Les introducti­ons

C’est un art en soi : écrire des introducti­ons tellement puissantes que l’on s’assure toute l’attention de l’auditeur. Il y a celle de “Da Doo Ron Ron”, de “Spanish Harlem”, même, plus tard, d’ “Instant Karma!”, mais il y a surtout ce chef-d’oeuvre absolu : “Be My Baby”. “Dieu qui joue de la batterie”, selon un Brian Wilson qui a dû lever le bras de son électropho­ne des centaines de fois afin de le remettre au début du disque tous les matins de sa vie pendant des années. Bien sûr, ce n’est pas Dieu, mais Hal Blaine qui fut responsabl­e de ce beat si puissant qu’il créa l’un des meilleurs groupes bruitistes au monde : les Jesus And Mary Chain.

07 Les répétition­s

Mais tout cela n’aurait été que gesticulat­ion s’il n’y avait eu auparavant le long travail d’écriture et de répétition. Les plus grands morceaux du label Phillies sont souvent crédités à trois personnes, et ce n’est pas pour rien. Le choix méticuleux des mots jusque dans les onomatopée­s, les changement­s de tonalité, le travail du backbeat pour que, sur un tempo équivalent, la chanson semble plus au moins rapide selon ses parties ; toute cette phase d’écriture chez Spector était du travail d’orfèvre. Pour l’enregistre­ment de “River DeepMounta­in High”, Tina Turner s’est rendue deux heures par jour chez Spector pendant plusieurs semaines afin de trouver la note qui lui permettra de commencer la chanson au fond de la rivière pour la terminer en haut de la montagne.

09 Latino

Mais n’est-ce pas des castagnett­es que l’on entend après les coups de semonce d’Hal Blaine ! Phil Spector, petit gars du Bronx, était fou de groupes latino et des rythmiques afro-cubaines dont l’influence ressort partout dans sa musique. Il y a “Spanish Harlem”, bien entendu, mais surtout ce break lunaire du deuxième sommet de sa carrière : “You’ve Lost That Lovin’ Feelin” des Righteous Brothers.

10 Le Crew

Et comme tout chef-d’oeuvre, le Wall Of Sound n’est pas l’oeuvre d’un seul homme. Avec Jack Nitzsche et Sonny Bono en arrangeur et directeur de session, Larry Levin comme ingénieur du son, Lee Hazlewood et Lester Still comme premiers associés d’affaires, Leiber et Stoller comme cosignatai­res de ses premiers morceaux et le gang de musiciens le mieux payé de l’époque : le Wrecking Crew, qu’il a contribué à rendre légendaire.

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