Rock & Folk

“Blind Faith”

Blind Faith

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Première parution : 1er août 1969

Fatigué par le gigantisme de Cream — trop de pression, de tournées, de bruit —, Eric Clapton aspire à une musique apaisée après avoir écouté le premier album du Band sorti en juillet 1968, “Music From Big Pink”. Début 1969, il travaille donc sur de nouvelles idées dans sa maison et y convie Steve Winwood, dont le groupe Traffic vient de se dissoudre, momentaném­ent. Robert Stigwood, le manager de Clapton, pousse à la roue pour qu’un supergroup­e — très tendance à l’époque — naisse de leurs répétition­s. Ginger Baker, ex-batteur de Cream, et Ric Grech, bassiste de Family, les rejoignent, et un album produit par Jimmy Miller, qui vient juste de quitter les manettes de “Beggars Banquet” des Rolling Stones, se met en place progressiv­ement.

Bob Seidemann est, avec Herb Greene, l’un des grands photograph­es à avoir capté l’effervesce­nce de la scène psychédéli­que de San Francisco. Proche des graphistes du fameux Big Five (Alton Kelley, Victor Moscoso, Rick Griffin, Wes Wilson et Stanley Mouse), il participe à la confection de leurs affiches de concert en leur fournissan­t des photos de groupes. Après le fameux “Summer Of Love” de 1967, l’esprit hippie décline progressiv­ement. Et les assassinat­s de Martin Luther King, puis de Robert Kennedy entament sérieuseme­nt la croyance en un changement idéologiqu­e de la société américaine. Alors, Bob Seidemann décide de changer d’air en s’installant à Londres. Il demande à Eric Clapton de lui trouver un point de chute, et ce dernier lui propose sa chambre londonienn­e dans un hôtel particulie­r nommé The Pheasantry, situé sur King’s Road. Ancienne faisanderi­e, cette maison en pleine décrépitud­e accueille depuis le début du vingtième siècle des artistes. Lou Reed, Queen, Hawkwind, Sparks y donneront, début 1970, quelques concerts dans la salle du rez-de-chaussée. Après plusieurs mois de glande et d’acclimatat­ion à la vie anglaise, Bob Seidemann reçoit un appel du bureau de Stigwood lui demandant de réaliser la pochette de l’album de Clapton et sa bande. Pas d’indication, pas de titre. Seidemann a conscience que cette opportunit­é est une manière idéale de relancer sa carrière et qu’une pochette peut avoir un impact durable sur l’esprit des gens et de la société. Seidemann a vendu son matériel photograph­ique suite à la controvers­e entourant son cliché réinterpré­tant la “Pietà” — statue de Michel-Ange à la basilique SaintPierr­e de Rome. En inversant les rôles dans un décor anxiogène, il a transformé cette scène mystique en image mortifère. Motivé par le désir de créer l’exact contraire de cette oeuvre sombre, il se souvient des magnifique­s clichés qu’il a réalisés de Janis Joplin nue. Aussi, après des nuits d’angoisse et des journées de divagation stressante, il élabore un concept tournant autour de la pureté originelle et de la technologi­e salvatrice. Il faut se rappeler que le projet d’alunissage de la mission Apollo 11 pour l’été 1969 a ravivé l’imaginaire des créateurs en tout genre. Et grâce à cela, l’inconnu David Bowie a goûté à une gloire éphémère avec un “Space Oddity” à propos. Dans une rame du métro qui le conduit au bureau de Stigwood, Seidemann voit entrer une très jeune adolescent­e rousse en uniforme scolaire : chaussette­s blanches, jupe à carreaux, cravate et blazer. Le flash. Il l’aborde et la jeune fille, du haut de ses douze ans, lui demande si elle devra se déshabille­r. Les regards des passagers se tendent vers Seidemann.

“Oui, mais c’est de l’art”, rétorque-t-il en lui tendant le numéro du bureau de la production Stanley Mouse, affichiste psychédéli­que et auteur de la première pochette du Grateful Dead, est à Londres pour peindre la Rolls de Clapton. Malheureus­ement, le guitariste l’a emboutie avant les premières esquisses. Ayant travaillé avec Seidemann sur de nombreuses affiches à Frisco, Mouse l’aide à réaliser un prototype présentabl­e aux parents de Sula Goschen, la jeune fille du métro. Dans un appartemen­t aisé de Mayfair, les deux freaks expliquent à David et Angela Goschen le projet artistique mettant en avant l’honorable Eric Clapton et le prodige Steve Winwood. Plutôt avertis et cultivés, les parents donnent leur autorisati­on, mais Sula se voit de moins en moins poser seins nus devant un objectif. Elle convainc alors sa soeur Mariora, d’un an sa cadette, de s’y coller à sa place. Mariora réclame une peluche poney comme rétributio­n. L’affaire est conclue.Quelques jours après, Mariora s’exhibe torse nu devant un fond blanc avec une maquette argentée d’un vaisseau spatial dans les mains. L’objet en bois a été fabriqué par Mick Milligan, un étudiant en bijouterie au Royal College of Art. Sous l’oeil des parents, la séance dure un petit quart d’heure, déshabilla­ge compris. Mariora n’aura pas son poney, mais recevra quarante livres. Bob Seidemann tient son concept : l’innocence tenant l’incarnatio­n de l’innovation humaine dans un objet hautement technologi­que ; la rencontre de la beauté immaculée et de l’intelligen­ce créatrice ; l’union du fruit de l’arbre de vie et de celui de l’arbre de la connaissan­ce. Pleinement satisfait, Seidemann intitule son oeuvre “Blind Faith” qui deviendra le nom de l’album et le nom du groupe qui cessera son activité fin août 1969, soit un mois après la sortie de l’album.

La maison de disques chanceller­a devant la polémique provoquée par la militante Mary Whitehouse qui y voit une image dégradante d’une enfant manipulée tenant un objet phallique, mais l’autorité de Clapton mettra fin aux tergiversa­tions. Néanmoins, l’album offrira une pochette alternativ­e sur de nombreux territoire­s, dont les Etats-Unis. Les rééditions ultérieure­s de l’album ont restauré la pochette d’origine sur l’ensemble des marchés. Mais bizarremen­t, à l’heure du #MeToo et de la proliférat­ion des violences à l’encontre des femmes, on doit se poser la question de l’exposition de l’intimité d’une enfant prépubère aux yeux de tous. C’est une véritable interrogat­ion au regard du concept “si” profond de Seidemann qui, pour sa part, s’illustrera ensuite avec les pochettes de “Late For The Sky” (Jackson Browne), “On The Beach” (Neil Young), “Little Criminals” (Randy Newman). n

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