Pour les beaux yeux de Pattie Boyd
Monsieur Eric Clapton contre Madame Frandsen et Maison Polydor de Schomberg Gervasi
LE TALENTUEUX ERIC CLAPTON, NÉ À RIPLEY, SURREY, ANGLETERRE, N’A JAMAIS CONNU SON PÈRE. Petit, il est materné par sa grand-mère, qu’il croit être sa mère, puis apprend que celle qui prétend être sa soeur est en réalité sa génitrice. Dans de pareilles circonstances, les psychiatres sont unanimes : un tel jeune homme ne peut se sentir que dans son bon droit. Ajoutez une guitare, une main en or massif, un sentiment d’abandon perpétuel, une addiction à l’alcool et vous aurez un homme qui n’a d’autre but que d’aimer les femmes des autres, et pas que… Pour conquérir Layla, l’homme Eric, le souverain, allait devoir sortir la Stratocaster, certes, mais également une pochette originale : la reproduction d’un tableau d’un peintre oublié, quoique fort talentueux (Emile Théodore Frandsen, résistant héroïque, agent d’assurances et fondateur du Tensisme) intitulée “La Jeune Fille Au Bouquet.” Alors qu’il fait la fête à Valbonne, dans la villa du peintre récemment décédé, le fils puîné, issu du deuxième mariage de ce dernier (Emile de Tour Saint-Ygest), fait cadeau à Eric Clapton du fameux tableau, image fantasmée de Pattie Boyd. Le riff est dans la tête, la traduction picturale entre les mains, ce sera la plus belle chanson d’amour du rock. Pour la femme d’un autre (en l’occurrence George Harrison).
Quarante ans plus tard, une action judiciaire est engagée contre Eric Clapton et sa maison de disques, Polydor. Pendant près d’un demisiècle, les héritiers n’ont jamais trouvé à redire à l’exploitation du travail de leur père. Pourtant, en 2011 un coffret collector célébrant le quarantième anniversaire du disque, des goodies associés et représentations 3D de la pochette, provoquent leur ire. L’action n’est portée que par Madame Frandsen de Schomberg Gervasi, aînée des deux enfants d’un premier lit. L’angle est double : la violation du droit patrimonial (Clapton ne pouvait pas reproduire l’oeuvre) et du droit moral (l’oeuvre n’a pas été divulguée par l’artiste ou ses héritiers). Son assignation est annulée car Madame Frandsen n’a pas obtenu l’accord de son cohéritier. Elle reprend l’action en 2017 sur le seul fondement du droit moral qui la dispense d’obtenir l’accord de son frère. Elle demande réparation, considérant que l’oeuvre de son père a été dénaturée dans le cadre du coffret. De plus, et puisqu’elle avance que Clapton ne pouvait utiliser le tableau sans y avoir été autorisé, elle pose une question au Tribunal de Paris : l’oeuvre reproduite a-t-elle été divulguée, c’est-à-dire portée à la connaissance du public par simple transmission à Clapton ? Le Tribunal répond à côté et considère que l’action est prescrite car trop tardive : “Dans l’hypothèse où Monsieur A (i.e. Clapton) et la société Polydor n’auraient pas respecté ce droit de divulgation en utilisant en novembre 1970 le tableau pour illustrer la pochette de l’album “Layla And Other Assorted Songs” du groupe Derek And The Dominos, une telle atteinte ne peut plus être poursuivie du fait de la prescription de l’article 2224 du Code civil.” Cependant, le Tribunal ajoute que “la dénaturation sur de tels supports (T-shirts, vaisselle, et autres produits dérivés) est certaine.” En effet, les juges “constatent qu’il y a une dénaturation manifeste de l’oeuvre, le tableau ayant été découpé et présenté en plusieurs éléments en relief se déployant lors de l’ouverture du coffret collector, l’autocollant ne présente pas le tableau dans son intégrité et ne porte pas mention de la signature, le format et les proportions sont également modifiés pour la reproduction du carton.” Le tribunal condamne, mais c’est bien peu et sur le seul fondement du droit à l’intégrité. Polydor et Clapton doivent verser 15 000 euros de dommages et intérêts au titre de la dénaturation infligée à l’oeuvre du père. De surcroît, il enjoint les deux condamnés à cesser la commercialisation du coffret collector.
Dame Frandsen prend le risque de faire appel d’une décision qu’elle a gagnée, réitère sa demande initiale de 400 000 euros ! La Cour d’appel écarte (sans l’ignorer) la violation du droit de divulgation : “Considérant toutefois que le droit de divulgation s’épuise par son premier exercice qui correspond en l’espèce à la remise en 1970 du tableau intitulé “Layla And Other Assorted Songs” par Monsieur Emile de la T. S. Y. à Monsieur Eric C. ; que l’action de l’appelante fondée sur la violation du droit de divulgation de son père ne peut donc prospérer.” Elle retient la dénaturation. En effet, elle confirme que la découpe du pop-up et des stickers ainsi que la pluralité des formats sont des altérations ; ces modifications “changent l’esprit de l’oeuvre notamment par les découpages opérés et la présentation de l’oeuvre en plusieurs éléments sous divers formats qui en dénature la portée et porte ainsi atteinte à son intégrité.” Cependant, elle infirme les mesures d’interdiction et de retrait du marché du coffret ; pour la Cour d’appel, disproportionnées, elles sont susceptibles de porter atteinte aux droits de “l’ensemble des coauteurs de l’album litigieux.” Le coffret peut être de nouveau commercialisé. Gloire aux collectionneurs.
Mais pour Monique Jeanne Frandsen, le résultat est peu ou prou le même et l’évaluation du préjudice financier égal à 1/25ème de la somme demandée. L’héritière tombe de Charybde en Scylla. Elle décide de saisir le dernier degré de juridiction : la Cour de cassation. On ne peut lui donner tort. La décision de la Cour d’appel peut choquer. Mais franchement, toutes ces discussions judiciaires ne pouvaient-elles se solder par un accord entre Frandsen et Clapton ? Slowhand ne pouvait-il pas partager avec les héritiers du peintre un millionième de sa fortune, à tout le moins participer à la reconnaissance du peintre qui a donné sa forme ultime à Layla, la femme qu’il aimait ?
Que nenni ! La bataille continue donc.
En cassation, les avocats bossent.
Dame Frandsen demande l’annulation de la décision d’appel sur plusieurs fondements, appelés juridiquement moyens : le premier a trait à l’épuisement du droit de divulgation par remise du support ; le deuxième à l’idée que l’oeuvre n’aurait pas été détournée, ni pour faire un signe distinctif, ni dans un dessein publicitaire ; le troisième, relatif à l’infirmation des mesures d’interdiction et de retrait, pour défaut de mise en cause de l’ensemble des coauteurs de l’album litigieux. La Cour de cassation casse et annule l’arrêt. Reprenant une jurisprudence ancienne, elle insiste sur le fait qu’il manque à l’exploitation litigieuse le fondement d’une divulgation adéquate. Ratiocinations juridiques mises de côté, on peut comprendre que pour qu’il y ait divulgation, il soit nécessaire que l’artiste considère son tableau comme achevé et que dans l’esprit de son créateur celui-ci puisse être livré au public. Un artiste délivré ! Ce que n’était pas Frandsen, qui exerçait dans le secret de son atelier, et qui, lors de la remise du tableau à Clapton (choisi parmi plusieurs centaines), était mort. Pour les juristes, la décision n’est pas très originale. Seul le nom de Clapton, méconnaissable M. X, égaye la triste jurisprudence de la Cour de cassation. Mais la deuxième partie de la décision peut donner à réfléchir. Au regard du droit au respect de l’oeuvre, la Cour de cassation relève que la reproduction à l’identique du tableau (est-ce tout à fait vrai ?) n’avait qu’une finalité d’illustration de la pochette et non une finalité publicitaire. Par conséquent, cela voudrait dire qu’une pochette de disque ne vend pas, qu’elle n’attire pas l’attention du consommateur. En 2020, pourquoi pas, mais en 1970 ? Pour le fan, la pochette de “Layla And Other Assorted Songs” est consubstantielle au succès du disque. Un point, c’est tout.
La décision ayant été cassée, la procédure doit reprendre. Une cour d’appel de renvoi est désignée. Fin 2019, celle-ci tranche en faveur d’Eric Clapton et de Polydor. Elle rejette toutes les demandes de Madame Frandsen de Schomberg Gervasi, considère les réclamations engagées sur le fondement du droit à la divulgation comme prescrites. L’argument qui avait ouvert la procédure continue de prospérer ici : bien qu’elle invoque son âge avancé (quarante et un ans) et sa distance par rapport à l’oeuvre de Clapton au moment de sa parution, Dame Frandsen a toujours eu connaissance de l’existence de la pochette litigieuse. De plus, et comme la première Cour d’appel, sa suivante considère que l’interdiction de commercialisation du coffret disputé porte atteinte aux droits des coauteurs du disque. Comme si les Dominos avaient besoin d’une telle faveur.
On l’oublierait presque. Tout ça pour les beaux yeux de Pattie Boyd, unique détentrice de l’oeuvre depuis son divorce d’Eric. Le jeu en valaitil vraiment la chandelle ? Le 30 avril 2015, Layla a épousé un promoteur immobilier. On entend le lecteur soupirer, et il aura raison. ■