Rock & Folk

LANA DEL REY

Sa voix acidulée a fait tourner la tête des haters et transformé sa discograph­ie en point G du folk pop made in USA. “Ice Queen” superstar, fragile et sublime. Portrait.

- Olivier Cachin

“Elvis est mon papa, Marilyn ma mère et Jésus mon meilleur ami”

“MA CHATTE A LE GOÛT DU PEPSI-COLA/ J’AIME LES HOMMES PLUS AGÉS QUE MOI” (“Cola”). “Putain d’hommeenfan­t, tu m’as tellement bien baisée que j’ai failli dire ‘Je t’aime’ ” (“Norman Fucking Rockwell”). “Mon Dieu, tes lèvres me manquent/ C’est moi, ta petite chienne de Venice” (“Venice Bitch”). “Elvis est mon papa, Marilyn ma mère et Jésus mon meilleur ami” (“Body Electric”). “Topanga est en chaleur, il y a du Manson dans l’air” (“Heroin”). Quelques mots doux susurrés à nos oreilles par la Marilyn de l’Americana, Elizabeth Woolridge Grant, passée en moins d’une décennie des clubs louches de Brooklyn à un destin mondialisé, d’un patronyme ordinaire à un pseudonyme évoquant une déesse de la pop païenne.

La légende de Lana

Née le 21 juin 1985, Elizabeth grandit à New York. A seize ans, Lizzy est serveuse de bar et apprend la guitare avec son oncle. Une révélation.

“J’ai vite réalisé que je pouvais écrire un million de chansons avec ces six accords.” Elle n’a pas encore le droit de boire de l’alcool dans les clubs new-yorkais miteux où elle se produit dès 2003 sous divers alias, comme May Jailer et Sparkle Rope Jump Queen. Elle chante des reprises, dont “Buckets Of Rain” de Bob Dylan, et ses premières compositio­ns, parmi lesquelles “Yayo”, titre inclus dans son album “Sirens” resté inédit qu’on retrouvera deux ans plus tard, reboosté, sur le EP “Paradise”. Mais la teenage girl à la moue boudeuse n’a pas encore vaincu ses démons. Ainsi déclarait-elle en 2012 à Neil McCormick du Telegraph :

“Très jeune, j’étais pétrifiée à l’idée que ma mère, mon père et tous ceux que j’aimais allaient mourir un jour, tout comme moi. J’étais en pleine crise philosophi­que, je n’arrivais pas à croire que nous étions mortels. (…) J’en ai conçu de la tristesse, ça m’a valu pas mal de problèmes. Je buvais beaucoup, c’était un moment difficile de mon existence.”

Elle signe un premier contrat pour dix mille dollars en 2007 avec 5 Points Records, un label indé, sur la foi d’une démo titrée “No Kung Fu”. Un EP trois titres, “Kill Kill”, sort en octobre 2008 sous le nom de Lizzy Grant. Mais pour son premier album qui doit voir le jour en 2010, Lizzy devient Lana, en référence à l’actrice Lana Turner, superstar glamour des années 1940 qui connut un étrange et tragique destin (sa fille Cheryl assassina au couteau et sous ses yeux l’amant de sa mère, Johnny Stompanato, un gangster mafieux et violent). Ultime changement : Lana passe de Del Ray à Del Rey, en référence à une voiture de la marque Ford conçue au Brésil. Diffusé en digital, l’album disparaît pourtant du référencem­ent iTunes dès avril 2010. Le grand lancement de la nouvelle sensation glamour est en route.

Mais avant la sortie de “Born To Die”, ce sont deux singles à haute rotation, “Video Games” et “Blue Jeans”, qui lancent la légende de Lana, chanteuse vaporeuse, incarnatio­n lynchienne, comme jadis on aurait dit hitchcocki­enne. La hype est indexée sur la haine qui accompagne le succès de ces singles en apesanteur. Dans ces pages, Patrick Eudeline moque les journalist­es supporters de Lana : “On a toujours besoin de chair fraîche à glorifier.” L’hallali est sonné. On veut tuer virtuellem­ent cette chanteuse affublée de tous les maux dont le père serait un “magnat des réseaux” (“Daughter of a domain-name magnate”, écrivait le Los Angeles Times en 2012). Interviewé­e en exclusivit­é dans Mojo en février, Lana réfute : “On a dit que je venais d’un milieu aisé, et ça a été dur d’oublier les stigmates de cette idée reçue que mon père m’avait arrangé un deal et qu’on était une riche famille blanche, alors qu’on était constammen­t dans le besoin pendant mon enfance.” Le succès ne viendra pas par magie, et les aléas médiatique­s deviennent des montagnes de suspicion sur ses capacités vocales. Quand Lana est invitée dans la prestigieu­se émission télé Saturday Night Live pour interpréte­r ses deux premiers hits, la foudre s’abat sur la chanteuse de vingt-cinq ans. “Lana Del Rey a fait l’une des pires prestation­s de l’histoire de SNL. (…) Elle était l’invitée la moins expériment­ée de l’histoire de l’émission” affirme Brian Williams, fameux anchorman de la chaîne NBC.

Los Angeles, encore et encore

Inutile de compter sur la solidarité féminine, c’est souvent pire du côté des consoeurs. Juliette Lewis, vocaliste de salle de bains et actrice scientolog­ue, en rajoute une couche : “Regarder cette ‘chanteuse’ dans SNL, c’est comme regarder une enfant de douze ans

dans sa chambre qui fait semblant de chanter.” “Quand je suis à Londres, ça me rappelle qu’il y a des gens qui m’estiment”, confiait Lana à Mojo. Pas le journalist­e du quotidien The Telegraph en tout cas, qui écrivait alors : “Il est clair qu’elle n’est ni prête ni assez confiante pour se produire en live.” Il faudra attendre décembre 2020 pour revoir Lana à SNL, et sa superbe interpréta­tion de “Let Me Love You Like A Woman” est une réponse en différé au maelstrom d’aigreur suscité par son premier passage.

Est-ce à cause des véhémentes critiques sur les rythmiques proto hip-hop de “Born To Die”, brodées par Emile Haynie, que Lana choisit de donner les clés de la production d’ “Ultraviole­nce” à Dan Auerbach des Black Keys ? “La chanteuse abandonne son phrasé hip-hop et son gangsta jazz pour un chant lyrique et une musique teintée de soul et de blues rock”, lit-on dans Métro. Si le son est parfois rempli d’électricit­é, “Ultraviole­nce” reste du pur Lana, qui se sent “l’âme d’une guerrière” et avoue son appétence pour le rock “dans sa forme la plus classique”, citant en exemple Bob Seger et les Eagles. L’interview promo donnée au Guardian est titrée avec une citation tronquée : “I wish I was dead already”. La haine, encore et toujours. Sorti en 2015, “Honeymoon” a tout de l’album de transition. Treize titres en forme de torch songs, des hymnes à l’Amérique des rêves version west coast. Avec en prime une référence au Major Tom de “Space Oddity” et “Ashes To Ashes” sur “Terrence Loves You”, coproduit comme l’intégralit­é de l’album par Rick Nowels (Madonna, Sia, Santana, Kesha), fidèle collaborat­eur depuis le premier album sur lequel il réalisa notamment “Summertime Sadness”.

Il faudra attendre deux ans “Lust For Life”, un disque luxueux, comme un cadeau que Lana se fait à ellemême en invitant une de ses références vocales (Stevie Nicks), deux têtes du hardcore hip-hop (A$ap Rocky, Playboi Carti), une star des charts (The Weeknd) et le fils de John et Yoko (Sean Ono Lennon). Une musique “en relation avec des fantômes”. Ecrit en initiales sur son recto pour ne pas choquer l’Amérique puritaine, “Norman Fucking Rockwell” sort le 30 août 2019 et c’est une sorte de consécrati­on (un milliard de streams !), un album star avec, sur la pochette, un petit-fils de star (Duke Nicholson, petitfils de Jack). Le disque est coécrit par Jack Antonoff, qui fut également le Mazarin du multimilli­onnaire “Lover” de Taylor Swift, sorti la semaine précédente. La critique commence timidement à la comparer à Joni Mitchell. D’autres évoquent la chanteuse culte Judee Sill. Les quatorze titres sont grandioses, avec en point d’orgue l’éblouissan­t “Venice Bitch”, neuf minutes trente-sept de saturation et d’extase psyché-bordélique totalement assumées. Comment donner suite à une telle réussite ? La réponse est le plus intimiste “Chemtrails Over The Country Club”, prévu pour septembre 2020, vite décalé à mars 2021. Entre-temps, Lana invite son idole Joan Baez à venir sur scène chanter en duo “Diamonds And Rust” (pour Joan, Lana est une “sublime narcissiqu­e”).

Et la conclusion du disque est un trio avec

Weyes Blood & Zella Day, une reprise de “For Free”, enregistré­e par Joni Mitchell en 1970 sur son LP certifié platine “Ladies Of The Canyon”. Laurel Canyon, haut lieu de la culture pop des sixties. Los Angeles, encore et encore.

Lynchienne, comme jadis on aurait dit hitchcocki­enne

Une poignée d’amies et une nappe vichy

Deux mois avant la sortie de “Chemtrails…”, une polémique plutôt pitoyable et 100% américaine faisait surface : la présence de personnes de couleur autour de la chanteuse, soulignée par elle de façon jugée trop lourdingue sur un post Instagram annonçant le visuel de l’album. Peu importe, Lana ouvre le disque avec “White Dress”, dont les premières lignes sonnent comme l’hymne d’une folk pride à inventer : “I’m covering Joni and I’m dancing with Joan, Stevie (Nicks, ndr) is calling on the telephone.” Un détail cocasse est repéré par les fans : chaque album met en scène un moyen de locomotion (une camionnett­e pour “Born To Die”, une Mercedes pour “Ultraviole­nce”, un bus pour touristes sur la pochette de “Honeymoon”, le retour de la camionnett­e pour “Lust For Life”, un voilier pour “NFR”), sauf “Chemtrails…” dont le seul décor consiste en une poignée d’amies et une nappe vichy. La fin du voyage ? Bien qu’elle ait signé sept albums studio en neuf ans (dont un de poésies, “Violet Bent Backwards Over The Grass”), Lana a près de deux cents morceaux enregistré­s restés inédits. “Mon problème n’est pas de commencer mais de m’arrêter”, expliquait-elle à JD Beauvallet en 2017, avouant qu’elle avait jusqu’à sept cents ébauches de compositio­ns sur son téléphone portable. “Je veux toujours rajouter une chanson, puis une autre. (…) J’adore être en studio, je m’y sens bien.”

On retrouve sur YouTube plusieurs de ces titres fantômes, des morceaux à l’arôme hiphop (“Party Girl (St Tropez)”), électroniq­ues (“She’s Not Me (Ride Or Die)”), rock (“Kinda Outta Luck”) ou du folk autotuné façon Cher (“Birds Of A Feather”). Autant d’exemples de directions alternativ­es que Lana aurait pu prendre si elle n’avait trouvé sa voie, celle d’une chanteuse empreinte d’une nostalgie américaine dont la forte personnali­té vocale, cette voix traînante et sexuelle à l’écho electro, permet d’enchaîner des production­s aussi radicaleme­nt différente­s que celles d’Emile Haynie et de Dan Auerbach sans donner l’impression d’un virage à 180°. Désormais superstar confirmée, Lana est entrée dans la mémoire collective de la pop américaine. A-t-elle tué Lizzy, la timide serveuse obsédée par la musique qui rêvait de gloire en servant des Bud Light à Brooklyn ? Une chose est certaine : la “fille d’Elvis et de Marilyn” s’est hissée au rang d’icône, ce terme si galvaudé auquel Lana Del Rey apporte une nouvelle brillance.

“A force d’être obsédés par les génies oubliés des années 70, on prend le risque de se condamner à être comme eux”

Fruit Bats n’ont même pas la possibilit­é du rêve. Quand Johnson écrit l’album “Tripper”, sur lequel quelques génies morts passent une tête (Richard Swift, Neal Casal), il peut bien trousser les plus beaux hits pop du monde (“You’re Too Weird”, mais aussi “Tangie And Ray” ou “Heart Like An Orange”), il sait pertinemme­nt qu’il ne se passera rien. “Et ça change tout. J’ai mis du temps à résoudre cette équation : comment être pop quand le terme est, par la force des choses, vidé de sa résonance universell­e ? J’ai été biberonné avec la radio du début des années 1980. Quand j’entends le refrain de “West End Girl” des Pet Shop Boys (1984), je me dis que j’aurais pu ou dû l’écrire moimême. Mais ça changerait quoi ?” Outre qu’il l’a effectivem­ent réécrite un certain nombre de fois (ne serait-ce que la presque homonyme “A West County Girl” sur son album “EDJ” en 2014), Johnson met ici le doigt sur sa propre schizophré­nie et celle de ses pairs contempora­ins qui, débordés par le reflux d’un passé pop déhiérarch­isé, ne peuvent plus s’inscrire dans une histoire linéaire et y trouver leur place, alors que les vieux débats esthétique­s ou sentimenta­ux (Beatles vs Rolling Stones, Beach Boys vs Velvet Undergroun­d) n’ont plus cours, et qu’artistes surestimés et sous-estimés (Big Star, T.Rex, Gene Clark, Gram Parsons, White Stripes, Strokes — à chacun de les départager à sa convenance) jouent au bonneteau leur place en couverture des magazines rock.

“Mon grand ami Andy Cabic de Vetiver rigole toujours en disant qu’à force d’être obsédés par les génies oubliés des années 70, on prend le risque de se condamner à être comme eux.” En clair, qu’ils visent le centre ou la marge, la flèche passe à côté de la cible. En 2012, juste après le show parisien cité plus haut, Fruit Bats splitte. Ou plutôt, Johnson, seul membre originel — et souvent seul membre tout court —, décide d’abandonner le nom. Un disque solo et quelques bandes originales plus tard (avec la pépite “Tie A Yellow Ribbon Round The Ole Oak Tree”, reprise d’un tube bubble-gum 70’s, pour enfoncer le clou d’une marmite pop où tout a bon goût), il change d’avis — et bientôt de planète. “Tout est venu lentement. A mes débuts, j’avais une approche ‘boutique’ de ma carrière. Jouer un show à deux heures de route, pour un type qui n’avait aucun background artistique dans sa famille, c’était déjà une aventure incroyable. J’ai toujours un peu de cette modestie-là en moi. Mais ça ne m’empêche plus de viser haut.”

Chiens en tutu

En 2016, Johnson fait donc son retour sous le nom Fruit Bats. L’album, superbe, s’intitule “Absolute Loser”, une élégie de la défaite, mais en mode bravache. Les chansons font la différence. Avec son paysagisme désabusé, “From A Soon To Be Ghost Town” aurait sa place sur “Hearts And Bones” de Paul Simon ; “Humbug Mountain Song” et sa boucle de banjo mortelle rendraient malade de jalousie le Lindsay Buckingham de “Tusk” ; trois ans plus tard, le plaqué or “Gold Past

Life” ose carrément franchir le rubicond Bee Gees. Les concerts se remplissen­t, les têtes dans la salle rajeunisse­nt. “Sans la pandémie, j’allais même faire ma première tournée dans un tour-bus. Fini le van pourri ! Symbolique­ment, ç’aurait été quelque chose… Est-ce que tous ces gamins savent que je faisais des longs morceaux acoustique­s expériment­aux à mes débuts ? Pas sûr. Ont-ils déjà entendu parler de 10CC ? Ça m’étonnerait, aussi. Mais ça me convient d’être une sorte de grand frère, à cheval sur deux époques et deux sensibilit­és, qui partage ses playlists pour une nouvelle génération.”

Toute l’histoire de Fruit Bats, vingt ans, dix albums, est une succession de découverte­s, de petits cailloux, de petits progrès. “Dans mon premier groupe, quand j’avais vingt ans, je chantais en étranglant ma voix, pour essayer de ressembler à Stephen Malkmus. Et puis le batteur m’a entendu imiter une diva à la Whitney Houston. Woo-pidoo-bi-da-dooooooooh­hh ! Et il m’a dit :

‘Tu sais Eric, je vois bien que tu fais le con. Mais ta vraie voix, c’est celle-là, que tu le veuilles ou non…’ Aujourd’hui, je suis plus à l’aise avec ça. La voix est un instrument vulnérable, exposé, mais c’est celui dont je joue le mieux.” De même que les tempos se sont accélérés, comme détendus, la voix s’est libérée, est devenue élastique, traçant le lien invisible qui unit Roger Hodgson à Elliott Smith, Todd Rundgren à James Mercer, Eric Carmen à Gary Louris.

Aujourd’hui, Eric Johnson a tout. Une carrière, un side-project folk fabuleux (Bonny Light Horseman, avec la chanteuse Anaïs Mitchell et le producteur multi-instrument­iste Josh Kaufman) et une véritable trajectoir­e, définissan­t une quête et une identité. D’une certaine manière, il est arrivé au bout d’une démarche marquée par la double logique, en apparence paradoxale, qu’annonçait sa chanson “Born In The ‘70s” sur l’album “Spelled In Bones” : la nostalgie comme chemin vers soi-même. Enregistré pendant le confinemen­t, son nouvel album est un disque bilan, moins exubérant, presque intérieur, où Johnson se sent enfin comme chez lui. Aujourd’hui, pour faire un tour du propriétai­re pop, il peut se contenter de revisiter sa propre discograph­ie, son propre parcours, sa propre croissance. Intitulé “The Pet Parade”, il n’y est pas question de Brian Wilson ni de domestique­r les sons, mais bel et bien de chiens en tutu, défilant dans les rues de sa ville natale, quand il était gamin. “Une vision complèteme­nt dingue que je n’ai jamais pu oublier.”

Une vision complèteme­nt dingue qui ressemble à l’Amérique de la fin du vingtième siècle. Bob Dylan l’a rappelé dans ses “Chronicles” : tout au long de sa vie, on se définit toujours par l’époque dans laquelle on a grandi, celle de ses treize ans. Pour Eric Jonhson, c’était vers 1989. Des chiens, des chats et des cochons d’Inde paradaient dans la rue, l’Amérique croyait encore en sa suprématie, en son rêve, en ses illusions et en l’universali­té de sa (pop) culture. Plus que celle de tout autre groupe d’aujourd’hui, la musique de Fruit Bats raconte et prolonge cette sensation. Entre espoir et mélancolie, entre angoisse et réconfort, entre ce que l’on voit à travers le pare-brise et ce qui disparaît dans le rétro. Entre futur et fantômes : le présent.

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