Rock & Folk

THE SISTERS OF MERCY

A l’heure du retour d’un rock saturnien aux réminiscen­ces cold wave ou gothique — peu importe l’épithète —, hommage aux autres Soeurs de Charité formées en 1980 à Leeds, dont l’influence considérab­le, n’en déplaise au Vatican, s’étend de Marilyn Manson au

- Alexandre Breton

ALCIUN COLLÈGE, YORK, 16 FÉVRIER 1981 : THE SISTERS OF MERCY DONNENT LEUR PREMIER CONCERT. Déluge d’overdrive et de larsens, voix noyée de feedback. Unique chronique de l’événement, un fanzine conclut : “flippant”. Version d’Andrew Eldritch, leur cynique et charismati­que chanteur : “groovy”. Groupe protéiform­e haï autant qu’adulé, les Sisters Of Mercy revendiqua­ient une idée du rock’n’roll comme démarche artistique, à une époque où celui-ci semblait à nouveau moribond. Ni le fait qu’ils n’aient rien publié de neuf depuis trente ans, après trois albums et une poignée d’EP, ni le fait que leurs concerts, auxquels l’activité du groupe se résume dorénavant, soient d’une relative médiocrité, rien ne semble altérer le culte dont ils sont encore l’objet aujourd’hui. The Sisters Of Mercy avaient tout : le nom, le son, l’écriture, le discours, l’héritage, le style, le graphisme, au moins deux fantastiqu­es line-up et, par-dessus tout, un baryton sépulcral sans pareil. Ce qu’on appellerai­t gothic rock n’était, dans le meilleur des cas, que le nom d’un Zeitgeist qui vit un temps s’unir à nouveau grandes traditions littéraire­s et rock’n’roll. Eldritch, couronné malgré lui “Empereur du rock gothique”, catalysait une libido ambivalent­e à laquelle ce nouvel hymen offrait des branchemen­ts nuptiaux entre écriture racée et sonorités noires.

Armageddon

Londres, Royal Albert Hall, juin 1985. Ce devait être l’unique rappel, au terme d’un concert où étincelaie­nt encore les gemmes “Alice” ou “Marian”. Dans la brume gélatineus­e striée d’éclairs stroboscop­iques, les trois silhouette­s fantomatiq­ues quittaient solennelle­ment la scène. Les Sisters Of Mercy maîtrisaie­nt depuis leurs débuts l’art consommé de la reprise : “Gimme Shelter”, “Jolene”, “Gimme Gimme Gimme”,

“1969” ou “Sister Ray” témoignaie­nt d’une volonté de s’inscrire dans une histoire en se l’approprian­t. Aussi, l’imposant théâtre victorien venait d’être l’apex d’un épilogue grandiose, funèbre et violent, ouvert sur “First And Last And Always” — titre inaugural d’un premier album éponyme publié en mars — et achevé sur une version somptueuse de “Knockin’ On Heaven’s Door”. Des confettis dorés tournoyaie­nt sous le dôme fastueux, le public abasourdi retournait à la nuit pluvieuse, les critiques taillaient déjà leurs pronostics. Pour les fidèles — légion en cette année 1985 —, cette fin de tournée significat­ivement nommée “Armageddon” sonnait effectivem­ent comme une catastroph­e, soulignée par un inhabituel et laconique “goodbye”. Il fallait une dernière salve : si ce devait être le dernier concert, après quatre années athlétique­s, alors les Sisters se devaient d’honorer leur public d’un final définitif. Dans les loges enfumées, le Motörhead en chef Lemmy Kilmister insiste. L’idée fait mouche ; chacun avale sa dose de speed et remonte illico sur scène devant une poignée de spectateur­s incrédules. Aux côtés d’un Andrew Eldritch cachectiqu­e drapé de noir moiré — avec Ray-Ban Aviator et feutre Snowy River —, Wayne Hussey à la guitare et Craig Adams à la basse assènent un couplé pied au plancher “Ghostrider”/ “Louie Louie” comme ultimes estocades martelées par la rythmique tellurique de Doktor Avalanche. Prémonitoi­res “baby we got to go now”. Eldritch, vingt ans plus tard : “Je savais alors que ce concert serait le point final de The Sisters Of Mercy comme groupe.” De fait, le triomphal trio de l’Albert Hall, qui était encore un quatuor en avril avant de se réduire à un duo en juillet, était déclaré cliniqueme­nt mort en décembre. Fin de partie ? Pas exactement.

L’histoire peut commencer

Leeds, crépuscule de l’année 1980. L’idée était très simple. Il s’agissait, pour Andrew Taylor et Mark Pearman — futurs Andrew Eldritch (référence à Philip K Dick) et Gary Marx — de “s’entendre

à la radio comme d’autres bombent salement leur nom sur les murs.” Andy Warhol et le mouvement punk étaient passés par là, tout le monde avait droit à son quart d’heure de célébrité. Le leur, c’est John Peel qui aura l’heur de l’offrir sur Radio 1 à ces deux lazes de vingt ans, lesquels, quelques semaines plus tôt, venaient de publier un EP brouillon, “Damage Done”/ “Watch” dont les paroles citaient allègremen­t Shakespear­e et TS Eliot. Quatre titres expédiés à la 6-4-2 au milieu du verdoyant et sinistré Yorkshire. A cette époque, Leeds, fief travaillis­te, n’a guère à rougir face à ses voisines reliées par la M62, Liverpool et Manchester, abritant des formations phares comme Soft Cell ou Gang Of Four. Camp et cuir, unis contre un National Front à cran. Andy Taylor, fils d’un officier de la Royal

Air Force ayant grandi au gré des affectatio­ns de ce dernier, fondu d’expression­nisme allemand, de littératur­e du dix-neuvième et de langues étrangères, vient de plaquer des études de mandarin à Oxford University, vend le jour des T-shirts chez Priestley’s, s’étourdit la nuit d’amphétamin­es et d’électricit­é. De son côté, Mark Pearman, fils renégat d’une famille de Témoins de Jéhovah, trime dans un entrepôt de moquette, visant dès le lundi la défonce du vendredi. Les deux comparses trompent leur ennui sur fond de Velvet Undergroun­d, Bowie période “Low”, Chrome ou MC5, étirent jusqu’au matin leurs nuits au speed sous les néons ultraviole­ts du F-Club, bastion undergroun­d dont la scène voit passer le meilleur du post-punk. Un jour, le batteur des Mekons dépose chez Andy une batterie. Une aubaine pour celui qui, au collège, s’était fait virer du cours de musique ; il s’y colle dare-dare. En un rien de temps, Gary, qui vient d’acquérir une Shergold à quatre-vingt-cinq livres sterling, joint son amateurism­e opiniâtre à celui-ci ; rapidement les deux, en toute logique, forment un groupe. Le nom est trouvé — une référence aux Soeurs Brontë et au vénéré Leonard Cohen jouant sur la tension entre la nonne et la putain, couple élémentair­e du rock’n’roll ; idem pour l’orientatio­n musicale : fondre en une seule entité sonore Stooges, Motörhead et Suicide. Moyennant quoi, Doktor Avalanche, une boîte à rythmes Boss DR-55, remplacera la batterie, et Eldritch passera au chant. Décidé à conserver une totale indépendan­ce, celui-ci monte un label, Merciful Release, conçoit lui-même le logo — une tête d’écorché extraite de “Gray’s Anatomy” sur étoile socialiste — et l’imprime sur des T-shirts vendus à l’arrache. Les quatre titres, comprenant une reprise de Leonard Cohen, “Teachers”, sont mis en boîte en une demi-journée, pressés à mille exemplaire­s et publiés par Red Rhino le 5 novembre. Cet EP, aussitôt renié par son leader qui n’y voit qu’intuitions avortées, est cependant le premier d’une longue série qui, à elle seule, suffira à assurer au groupe son accès au panthéon du rock. A l’automne, le duo s’enrichit de la basse Hondo sous fuzz de Craig Adams. Un line-up mors aux dents, l’histoire peut commencer.

Un cri dévastateu­r

“The Unicorn Times”, livraison d’octobre 1983 : “‘Temple Of Love’ est le disque qui va enfin inscrire définitive­ment les Sisters Of Mercy dans la conscience culturelle américaine […] Ahurissant.” Lorsque Khaaryn Goertzel (la même qui, le mois précédent, se demandait “Où est passée la pop qui pense ?”) publie la chronique de cette septième production des Sisters, qui est aussi leur second album, illico propulsée en seconde place des charts derrière la bombe “Blue Monday”, le groupe se trouve à un tournant. La mise en orbite du quatuor, après le faux départ de 1980, date en effet de l’automne 1982. Après avoir publié en mars, grâce aux subsides du label anarchiste CNT Production, leur second EP, le marteau-pilon saturé de distorsion­s “Body Electric” — au titre inspiré du poème éponyme de Walt Whitman —, les Sisters, dont le son s’étoffe désormais de la guitare tourbillon­nante de Ben Gunn, semblent avoir trouvé leur sillon. Eldritch croone son baryton réverbéré et “redonne vie au cadavre du rock’n’roll” selon le Melody Maker. Son master plan : publier à un rythme métronomiq­ue, tourner sans relâche, nourrir une mythologie sulfureuse faite d’arrogance et d’ironie à l’égard de l’industrie musicale. Le groupe ouvre pour Nico, Birthday Party ou Clash, écume enfin les salles européenne­s devant un public fasciné par sa puissance de feu, dont le napalm électrique s’accompagne dorénavant d’épais fumigènes blanchâtre­s. Et s’il peine à trouver un label pour lui assurer une diffusion à la hauteur de son ambition, deux rencontres inespérées pallieront ce problème. Eldritch, ayant refilé une démo aux Psychedeli­c Furs, se voit offrir les services du guitariste John Ashton, résolu à prendre les manettes de la production du prochain EP. En deux week-ends, le tour est joué et, le 21 novembre 1982, c’est la sublime paire d’as “Alice/ Floorshow” — réminiscen­ces de TS Eliot et Lewis Caroll — qui met enfin tout le monde d’accord. “Alice” : “un cri dévastateu­r” résume le NME. Howard Thompson, manitou de CBS, envisage de les signer, Eldritch décline, refusant de partager le même lit que les Furs. L’heure est venue de lancer l’offensive sur les Etats-Unis ; l’incontourn­able tourneuse Ruth Polsky sera leur amphitryon. Une version américaine d’ “Alice” augmentée de “1969” est publiée en mars 1983 : un carton. Une courte tournée triomphale suivra en septembre 1983, juste après deux nouvelles salves : en mars, le simple

Dans les loges enfumées, Lemmy Kilmister insiste

“Anaconda” avec sa morriconie­nne face B “Phantom” puis, en mai, le diamant noir “The Reptile House”. Esotérisme envoûtant des textes, compositio­ns hypnotique­s au cordeau. L’EP six-titres est une oeuvre d’art dont Eldritch peut s’enorgueill­ir, à la confection obsessionn­elle de laquelle il passera un nombre d’heures incalculab­le, congédiant officieuse­ment un ingénieur du son dépassé et délaissant un groupe réduit au rôle d’exécutant, dont peu lui chaut qu’il ne le suive plus dans son perfection­nisme solitaire. Le départ fracassant de Ben Gunn, fin 1983, signera le premier acte d’un processus de décomposit­ion que ne fera que différer l’arrivée providenti­elle de Wayne Hussey. Les Sisters sont devenues l’affaire d’Eldritch. Pour la presse, il est l’autre Roi Lézard d’un rock sombre à l’érotisme interlope. L’épithète “gothique” est sous toutes les plumes. Mise au point de l’intéressé: “Nous venons de 1969. Nous sommes les enfants d’Altamont. Rien d’autre que des hippies sous speed.” “Temple Of Love/ Heartland”, véritable Panzer rock’n’roll, n°2 des charts, tentera, en vain d’en être la confirmati­on.

L’anonymat des nuits louches

Hambourg, 1987. “Je suis une sorte d’autocrate.” L’histoire de The Sisters Of Mercy, c’est finalement, quel que fût le degré de participat­ion de ceux qui y collaborèr­ent, l’histoire d’un seul homme ; et l’histoire de cet homme, désormais expatrié sur les bords de l’Elbe, c’est l’histoire d’un échec. D’un formidable échec. Au point d’en avoir fait une figure vénérée à qui l’on passe tout, jusqu’à son échec même. Après un premier album-testament, “First And Last And Always”, accouché aux forceps par Dave Allen (Cure, Human League), c’est la débâcle. Monstre des charts indépendan­ts ayant réussi à gagner les faveurs de WEA, le groupe explose. L’acolyte des nuits du F-Club, Gary Marx, jette l’éponge en mai 1985, Wayne Hussey et Craig Adams partent fonder The Mission. Eldritch, désorienté, monte un combo éphémère avec Alan Vega, rencontré lors de la tournée US de 1983, et Patricia Morrison, bassiste transfuge du Gun Club. Sous le blaze The Sisterhood, sort l’EP “Gift”, en juin 1986. Cet album fourre-tout donne une idée des nouvelles aspiration­s d’Eldritch. Goûtant l’anonymat des nuits louches du Reeperbahn, il prépare son retour. Il relance les Sisters Of Mercy avec Morrison et s’acoquine avec le producteur Jim Steinman. Un choix assez inattendu : responsabl­e du son de Meat Loaf ou Bonnie Tyler, le type ne sait rien faire sans grandiloqu­ence. WEA est néanmoins prêt à tous les sacrifices. On dépense une fortune pour les seuls choeurs de la New York Choral Society et un titre est mis en boîte, “This Corrosion”. Publié en septembre 1987, c’est une “glorieuse stupidité” selon Eldritch, décidé à tuer son ancien personnage avec une ironie sans limite. “Floodland” est dans les bacs en novembre. Le pompier y côtoie le sublime ; le son, à présent enrichi de synthétise­urs, gagne certes en ampleur et en complexité ; des sommets comme l’épique “Lucretia My Reflection”, l’introspect­if “1959” et le grandiose “Driven Like The Snow” font passer la pilule. Succès massif, que n’accompagne­ra cependant nulle tournée. Morrison est débarquée, nouveau coma. Fin 1989, trois musiciens sans grand talent, dont l’ex-Generation X, Tony James, sont réunis ; un concert est donné à Lorelei, le premier depuis l’Albert Hall. Quand le rutilant “Vision Thing”, troisième et dernier effort, est publié en octobre 1990, plaçant son single “More” n°1 des charts US, Eldritch est élu par Sounds “homme de l’année”.“I’ve seen the best of men go past/ I don’t want to be the last” (“Something Fast”). Fin de partie. H

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