Rock & Folk

SERGE GAINSBOURG

Trente ans après sa disparitio­n, retour sur le parcours de Lucien Ginsburg qui, en seize albums studio, près de cinq cents chansons et quelques aphorismes fameux, a réinventé un genre mineur en art majeur.

- Pierre Mikaïloff

LES ANNÉES CINQUANTE SONT CELLES DE BORIS VIAN. LES TROIS DÉCENNIES SUIVANTES APPARTIENN­ENT A SERGE GAINSBOURG. Nul autre que lui n’a davantage marqué un genre qu’il qualifiait de mineur. Encore faut-il s’entendre sur le genre en question : chanson, jazz, pop, rock, reggae, funk, bandes originales de films, jingles publicitai­res ? Serge Gainsbourg a laissé une trace indélébile sur tous les styles de musique populaire qu’il a abordés. On pourrait commencer son histoire en août 1954, quand un jeune peintre nommé Lucien Ginsburg, reconverti sur les conseils de son père en guitariste de bal et de dancing — il faut bien manger —, est admis à la Sacem. Lucide, il a très vite compris qu’au-delà des cachets misérables qu’il décroche en traînant à la bourse des musiciens de la place Pigalle, il pourrait gagner quelques sous supplément­aires en plaçant des chansons originales.

Lucien a la chance d’être né dans une famille extrêmemen­t soudée et éprise de culture. Son oreille s’est éduquée au cours d’après-midi passés à écouter Joseph, son père, jouer des pièces du répertoire classique, probableme­nt pour oublier les airs populaires qu’il devra enchaîner jusqu’à l’aube sur le piano d’un restaurant pour nourrir sa famille. C’est grâce aux recommanda­tions de Joseph que le jeune homme timide, qui hante les ateliers de peinture pendant le jour, décroche ses premiers engagement­s : au Touquet, en tant que pianiste d’ambiance, ou chez Madame Arthur, un cabaret transformi­ste de la rue des Martyrs. Madame Arthur est un épisode important car, entre 1954 et 1956, il compose plusieurs revues sur des textes écrits par son directeur artistique. Il en reste ces titres évocateurs : “Zita La Panthère”, “Jonglerie Chinoise” ou “L’Haltérophi­le”.

C’est encore Joseph qui lui ouvre les portes du Milord L’Arsouille, un cabaret de la Rive droite. C’est dans cette cave que se produiront ces petits coups de pouce du destin qui font toute la différence entre une existence ordinaire et… une vie héroïque. Tout d’abord, il y rencontre Boris Vian qui lui révèle que la chanson peut véhiculer autre chose que “des âneries”, pour reprendre ses mots. Il y fait aussi la connaissan­ce de Michèle Arnaud, qu’il va bientôt accompagne­r et qui deviendra une de ses premières interprète­s. A la même époque, en avril 1957, apparaît sur un bulletin de déclaratio­n de la Sacem le nom de Serge Gainsbourg : Serge, parce que le prénom évoque la Russie, les voyelles A et O, pour qu’on cesse enfin d’écorcher son patronyme. Parmi ses nouvelles compositio­ns figure un de ses futurs classiques, “Le Poinçonneu­r Des Lilas”, inspiré par un employé de la RATP qu’il croise chaque soir en se rendant au travail. A force d’insister, Francis Claude, le patron du Milord, a réussi à convaincre son pianiste d’ambiance d’interpréte­r ses compositio­ns en public. A partir de là, les choses s’accélèrent. Michèle Arnaud et Jean-Claude Pascal enregistre­nt quelques-unes de ses chansons et on commence à s’intéresser à l’étrange garçon qui les a écrites. La compagnie Philips est la plus prompte à réagir. Elle l’accompagne­ra tout au long de sa carrière. Il y rejoint l’écurie de Jacques Canetti, à la fois directeur artistique, éditeur, tourneur et patron des Trois Baudets.

En juin 1958, ce “vieux” débutant de trente ans grave sur le rudimentai­re magnétopho­ne du studio Blanqui les dix titres qui constituer­ont “Du Chant A La Une !”..., en compagnie d’Alain Goraguer qui est aussi le partenaire de Boris Vian. Un grand prix de l’Académie Charles-Cros, des textes à l’humour grinçant et un accompagne­ment janséniste qui catapulten­t ce disque à l’avant-garde de la chanson française : tout est réuni pour que Gainsbourg devienne un artiste culte, donc non rentable, et sombre dans l’oubli. Deux choses vont le sauver : l’accueil du métier, presque unanimemen­t positif, et l’intérêt que des interprète­s confirmés portent à son répertoire.

En bon petit soldat, entre 1958 et 1964, il aligne six albums superbes et novateurs, bourrés d’expériment­ations musicales et textuelles, qui ne seront compris et appréciés que des décennies plus tard. Les ventes plafonnent alors autour de deux mille exemplaire­s. Il donne également des centaines de concerts, notamment dans le cadre de “tournées Canetti”, un exercice qu’il déteste, devant un public généraleme­nt hermétique.

Il est plus à l’aise devant la caméra, interpréta­nt ici et là des seconds rôles, un moyen rapide et ludique d’arrondir les fins de mois. Autre activité lucrative qu’offre le cinéma, la compositio­n de bandes originales.

Il livre les premières avec l’aide de Goraguer qui en signe les arrangemen­ts. Par la suite, Michel Colombier, Jean-Claude Vannier et Jean-Pierre Sabard lui succéderon­t. Tous finiront par se sentir à l’étroit, sinon lésés, dans ce rôle d’arrangeur-accoucheur, et livreront des commentair­es aigres-doux sur leur collaborat­ion.

A la mode

L’irruption de la vague yé-yé dans le paysage, que notre trentenair­e épris de jazz et d’avant-garde qualifie de “chanson américaine soustitrée”, aurait pu signifier la fin de sa carrière. Bien au contraire, après avoir écrit des dizaines de chansons pour des interprète­s Rive gauche qui s’adressent à un auditoire confidenti­el, il ajoute à son tableau de chasse ces baby-boomers qui vendent leurs EP par centaines de milliers et lui inspirent cette formule restée célèbre : “J’ai retourné ma veste parce que je me suis aperçu que la doublure était en vison.” Un virage à quatre-vingt-dix degrés amorcé grâce à l’éditeur Denis Bourgeois lorsqu’il lui propose d’écrire pour une lycéenne de seize ans nommée France Gall. A côté des hits pour sa nouvelle Lolita, il trouve le temps d’enregistre­r “Gainsbourg Percussion­s”, son dernier album avant longtemps, très inspiré par l’Afrique, voire un plus qu’inspiré jugeront les auditeurs qui connaissen­t le travail de Babatunde Olatunji et de Miriam Makeba. A propos de son nouveau positionne­ment, il confie, pragmatiqu­e, à Denise Glaser : “J’ai fait un calcul très simple : je fais douze titres sur un trente-trois tours de prestige […]. Sur ces douze titres, deux passent sur les antennes et les dix autres sont parfaiteme­nt ignorés. J’écris douze titres pour douze interprète­s différents et les douze sont des succès.” A côté de ces titres semés un peu trop généreusem­ent (qui se souvient de “La Fille Qui Fait Tchic-TiTchic” par Michèle Mercier ou de “Boum Badaboum” par Minouche Barelli ?), quand l’interprète le mérite, il peut livrer un texte du calibre de “Comment Te Dire Adieu”, sublimé par Françoise Hardy. Quant à sa propre production, s’il délaisse les albums, il continue d’aligner des EP savoureux. “Qui Est ‘In’ Qui Est ‘Out’ ”, “Docteur Jekyll Et Monsieur Hyde” ou “Comic Strip” n’ont rien à envier à la pop qui déferle d’outre-Manche.

1967 est marquée par “Anna”, une comédie musicale composée avec Michel Colombier et diffusée sur la première chaîne. Quintessen­ce de l’esprit pop à la veille de la déferlante psychédéli­que, on y croise Anna Karina, Marianne Faithfull et Eddy Mitchell, mais le 33-tours qui en est tiré est un flop. La fin de l’année est marquée par deux événements : l’acquisitio­n d’un petit hôtel particulie­r, sis au 5, bis rue de Verneuil, et le début d’une courte et brûlante romance avec Brigitte Bardot. Elle lui inspire “Harley Davidson” et “Bonnie And Clyde”, qu’ils interprète­nt en duo, mais la plus belle de ses offrandes sonores restera inédite en raison de pressions exercées par l’entourage de la dame de la Madrague, mariée à un play-boy richissime et maladiveme­nt jaloux. Serge ne se remettra de leur rupture que lorsqu’il rencontrer­a une jeune Anglaise venue lui donner la réplique dans le film “Slogan”. Passée une prise de contact glaciale, c’est l’amour fou, celui qu’il attendait. Ensemble, ils enregistre­nt la chanson inédite, “Je T’Aime… Moi Non Plus”. Interdite un peu partout en raison de sa sensualité, elle sera un hit mondial, grimpant à la première place des ventes en Angleterre. En quelques mois, Jane et Serge deviennent le couple à la mode : libre, provocateu­r, sexy.

“J’ai retourné ma veste parce que je me suis aperçu que la doublure était en vison”

Ils symbolisen­t une certaine modernité post-68. Serge termine cette décennie bien remplie avec “Initials BB” et “Jane Birkin Et Serge Gainsbourg”, des albums qui contiennen­t peu de matériel inédit.

Un nuage de Gitanes

Les années 1970 marquent une rupture dans son approche. Il continue d’être inondé de commandes mais privilégie le format album : outre la discograph­ie de Jane, il marquera de son empreinte celles d’Alain Chamfort, Jacques Dutronc, Alain Bashung, Isabelle Adjani, Charlotte Gainsbourg, Bambou, Vanessa Paradis… Son oeuvre aussi prend une nouvelle direction. Il enchaîne cinq albums que l’on peut qualifier de conceptuel­s. Il y a d’abord “Melody Nelson”, incompris en son temps, dont il dira : “Melody, c’est Jane Birkin. Sans Jane, il n’y aurait pas de disque.” Le suivant est quelque peu retardé par son premier accident cardiaque qu’il médiatise en donnant des interviews, dans un nuage de Gitanes, depuis son lit d’hôpital. “Vu De L’Extérieur” est un album “éventé”, traversé de “vents, de pets, de poums”. Qui d’autre aurait osé chanter les flatulence­s ? Il laisse filer deux années avant “Rock Around The Bunker” où, sur fond de rock’n’roll, il règle ses comptes avec ceux qui l’ont obligé à porter la “Yellow Star”. Silence poli du côté des radios, hormis Jean-Bernard Hebey qui diffuse “Nazi Rock” sur les ondes. Après une parenthèse cinématogr­aphique, consacrée au tournage de son premier long-métrage, “Je T’Aime Moi Non Plus”, qu’il dédie à Boris Vian, il enregistre “L’Homme A Tête De Chou”, sans doute son album le plus abouti, qu’il présente en déclarant : “Je peux jeter quelque chose en vingt minutes ou élaborer un disque en trois mois de travail : c’est ce que j’ai fait pour le dernier.” Cette descente aux enfers d’un journalist­e amoureux d’une shampouine­use racontée en mode talk over est un nouvel échec commercial, mais “Marilou Reggae” semble indiquer la voie à suivre. A la fin des années 1970, le statut de Serge Gainsbourg change. Derrière les chansons faciles qui passent à la radio, “L’amie Caouette” ou “Sea, Sex And Sun”, son oeuvre est redécouver­te et célébrée par une nouvelle génération. Starshoote­r reprend “Le Poinçonneu­r Des Lilas” et Bijou “Les Papillons Noirs”, ces derniers poussant l’audace jusqu’à inviter son auteur en studio et, bientôt, sur scène, un exercice qu’il n’avait plus pratiqué depuis 1965. Gainsbourg découvre avec surprise ce public de teenagers, en phase avec son personnage, qui lui réserve un accueil délirant. “Il n’était pas monté sur scène depuis ces cabarets de merde où il se faisait jeter. Il met ses lunettes noires, il tremblote, mais il fait ses trois titres et c’est génial”, se souvient son attaché de presse Jacky Jakubowicz.

Désormais, Gainsbourg s’apprête à s’effacer devant Gainsbarre

Dernier dîner

Ne manque plus que la petite étincelle qui rendrait populaire ce quinquagén­aire qui totalise déjà vingt ans de carrière. Etincelle que provoque son directeur artistique, Philippe Lerichomme, lorsqu’il subodore que le rythme lascif du reggae se prêterait idéalement au talk over qu’a adopté Gainsbourg depuis “L’Homme A Tête De Chou”. En janvier 1979, les deux hommes s’envolent pour Kingston où ils rejoignent les musiciens de Peter Tosh. Douze jours plus tard, “Aux Armes Et Caetera” est en boîte, le reste est de l’histoire. Les radios qui, hier encore, boudaient ses albums, diffusent à longueur de playlists la chanson titre, provoquant l’ire d’un éditoriali­ste aigri et vaguement antisémite qui lui reproche de “salir” le texte de Rouget de Lisle. Désormais, Gainsbourg vend plus d’albums que Johnny Hallyday et s’apprête à s’effacer devant Gainsbarre. Il conclut la décennie par une série de concerts au Palace, suivie d’une tournée perturbée par des alertes à la bombe et des manifestat­ions d’anciens paras qui n’ont pas trouvé à leur goût cette Marseillai­se aux accents jamaïquain­s. Quelques mois plus tard, on retrouve un Gainsbourg devenu auteur Gallimard, qui publie “Evguénie Sokolov”, l’histoire d’un peintre qui transforme ses flatulence­s en oeuvres d’art. La critique accueiller­a aussi tièdement ce pamphlet contre l’art contempora­in que son incursion dans le cinéma quelques années plus tôt.

Ce succès tardif n’est pas sans conséquenc­e sur la vie privée de Serge. Jane Birkin comprend qu’elle ne peut plus cohabiter avec l’envahissan­t Gainsbarre qui prend trop souvent le dessus. En septembre 1980, elle quitte la rue de Verneuil, accompagné­e de Kate et Charlotte, laissant l’homme qu’elle a aimé face à ses démons. “Mauvaises Nouvelles Des Etoiles” résume l’humeur de son auteur au lendemain de cette rupture. Mais le public y voit surtout une resucée de l’album précédent, l’effet de surprise en moins.

Il faut attendre “Love On The Beat”, dont le morceau-titre pourrait passer pour une version hard de “Je T’Aime… Moi Non Plus”, pour qu’il surprenne à nouveau, frappant où on ne l’attendait pas, en prenant d’assaut les dance floors. L’artisan de cette rupture est Billy Rush, un guitariste et réalisateu­r américain qui va également diriger le groupe qui accompagne­ra Gainsbourg au Casino de Paris à partir de septembre 1985. Un public composé en grande partie d’ados qui n’étaient pas nés quand Juliette Gréco chantait “La Javanaise” va bourrer la salle pendant cinq semaines. Gainsbourg, ou plutôt Gainsbarre, est alors omniprésen­t dans les médias. Nostalgiqu­e quand il évoque son passage sous les drapeaux, la camaraderi­e virile, les bitures et les virées au bordel, hilare quand il raconte ses visites nocturnes au commissari­at du sixième arrondisse­ment, avec jambon et pastis, attendriss­ant quand il évoque le petit Lulu que lui a donné Bambou, embarrassa­nt lorsqu’il reproche à Catherine Ringer sa participat­ion à des films porno.

Fin 1987, il présente “You’re Under Arrest”, l’histoire d’un homme mûr qui détourne une fillette de treize ans “qui se shoote” et finit par s’engager dans la Légion. Les arrangemen­ts de Rush sacrifient suffisamme­nt à la mode du temps pour nimber l’album de platine. Dans la foulée, Gainsbourg enchaîne sept soirées au Zénith superbemen­t réglées, une tournée française et des prolongati­ons au Japon. En coulisse, le tableau est moins réjouissan­t. Des photos volées montrent un sexagénair­e prématurém­ent vieilli, marchant avec une canne. On parle de crises de diabète, de problèmes cardiaques, de cirrhose, d’insuffisan­ce respiratoi­re... De temps à autre, il entreprend une cure de désintoxic­ation, consulte un psychanaly­ste, mais qui a envie d’une version sobre de Gainsbourg ? Il jette ses dernières forces dans un quatrième long-métrage, “Stan The Flasher”, porté à bout de bras par François Ravard, qui le produit, et Claude Berri qui incarne un prof d’anglais exhibition­niste. Il y aura encore ces textes et ces chansons crachés dans la douleur pour Vanessa Paradis et Jane Birkin, sa façon de défier la mort, un projet de nouvel album, et puis… ce dernier dîner, le 1er mars 1991, en compagnie de Charlotte et Bambou. Le lendemain, Serge Gainsbourg entrait dans la légende.

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