Rock & Folk

TONY FRANK

- RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY

Pilier de la presse jeune des années 1960/ 1970, l’homme a montré son petit oiseau à tout ce que la variété comptait alors de célébrités. Il a aussi fait ses classes outre-Manche, et une partie du Swinging London a défilé devant son objectif. Anniversai­re oblige, le photograph­e de la pochette de “Melody Nelson” revient également sur ce contenant presque aussi iconique que son contenu.

IL FAIT GRIS À VILLERS-SUR-MER, pas une mouette dans les rues et il n’y a que les nuages qui ne respectent pas les distances sociales. C’est là où Tony Frank, toujours en activité malgré le contexte, vit ses confinemen­ts. Entre l’heure des thés (celui d’après le repas, puis celui des Anglais), dans le désordre de souvenirs qu’il ne semble pas avoir eu besoin d’exhumer pour l’occasion, l’homme d’images a vidé son sac à musique.

Le jour des coiffeuses

Rock&Folk : Tony, vos premiers émois musicaux… Tony Frank : Un peu comme tout le monde, j’ai écouté la musique de mes parents, des chanteurs comme André Claveau… Il faut savoir qu’au départ, pour nous, le rock’n’roll c’était Gilbert Bécaud. J’étais en Normandie et, dès qu’il pleuvait, c’est-à-dire souvent, on se retrouvait dans des garages pour faire des surboums. Un de mes copains était Jean-Patrick Manchette qui allait devenir écrivain, scénariste… Avec l’appareil de ses parents, argentique évidemment, on a commencé à faire des photos à la con, des trucs sous des barbelés électrifié­s ou au bord de la falaise. On faisait mine de tomber… Un jour, un des copains nous a dégotté un labo et, pendant que les autres dansaient, nous, on développai­t nos photos ! J’étais véritablem­ent fasciné par l’apparition de l’image dans les bacs de révélateur… Manchette écoutait du jazz, je m’y suis mis aussi et j’ai adoré le vibraphoni­ste Lionel Hampton. A ses concerts à l’Olympia, les gens cassaient les fauteuils comme à ceux de Bécaud !

R&F : Juste avant la déferlante rock’n’roll, donc...

Tony Frank : Exactement. Ça a commencé par Bill Haley, puis Tommy Steele que j’adorais, et, évidemment, Elvis Presley. Mon premier 45-tours, ça doit être “I Got A Woman” de Ray Charles. J’avais un électropho­ne, chez ma mère, avec un changeur qui permettait d’enfiler plusieurs 45 dessus ! Bon, en soirée, on n’oubliait pas les Platters et Paul Anka : à leur répertoire, il y avait des slows et ça permettait de rouler un petit patin ou deux. Même sans la Covid, on ne ferait plus ça aujourd’hui. Qui a envie d’embrasser une fille en écoutant de la musique de merde ? Avec Manchette, dans les boums, pour arriver à passer du jazz, du Charlie Parker ou Art Blakey et les Jazz Messengers, on planquait les disques de rock (rires). Et puis, vers seize ans, j’ai commencé à fréquenter le Golf Drouot.

R&F : Pas très assidu à l’école ? Tony Frank :

Non, un vrai cancre, j’ai redoublé une classe sur deux ! J’écrivais des mots d’absence à la place de ma mère… Elle m’a élevée seule, m’a toujours soutenu et m’a payé une école de photo privée. Les cours étaient assez pénibles, on nous faisait faire des retouches, mais j’ai bien aimé ceux d’esthétique et tout ce qui concernait les droits du photograph­e. Au bout d’un an, j’ai compris que la meilleure école, c’était les prises de vue réelles. J’ai commencé à me faufiler dans des salles de spectacle avec mon appareil…

R&F : A l’Olympia notamment…

Tony Frank : Oui, je passais par les toits, puis par la fenêtre des toilettes ! Eddy Mitchell m’a dit, un jour, qu’il passait par là aussi (rires). Bref, il m’est arrivé de me faire virer par les vrais photograph­es de presse, les types de France-Soir, Paris Jour… Une fois, je me suis retrouvé nez à nez avec Louis Armstrong et, gonflé, je lui ai demandé si je pouvais prendre quelques clichés. Il a accepté et, une fois dehors, alors que je suis plutôt timide, j’ai appelé le directeur de Paris-Presse d’une cabine pour lui demander si ça l’intéressai­t de les voir… Il m’a proposé de passer au journal et on a développé la pellicule. Le lendemain matin, alors que j’allais prendre mon métro pour aller à l’école, je vois, en devanture d’un kiosque, la une du journal avec ma photo de Armstrong. A l’intérieur il y en avait quatre ! Ça a été ma première publicatio­n.

R&F : Et le Golf, c’était comment ?

Tony Frank : Eh bien, il y avait un vrai golf miniature en carton ! Henry Leproux a eu l’idée de mettre un juke-box et, un peu plus tard, une scène, un tremplin, qui a vu défiler, entre autres, pas mal de groupes anglais de l’époque. Il avait récupéré tout un tas de disques que les soldats américains avaient laissés derrière eux… Le lundi, c’était chouette : c’était le jour des coiffeuses. Elles ne travaillai­ent pas et étaient toutes habillées et coiffées comme Brigitte Bardot (rires).

De la gueule

R&F : Arrive ce moment où vous photograph­iez vos premiers chanteurs de variété.

Tony Frank : J’ai été sollicité pour faire des photos pour un journal qui s’appelait Nous Les Garçons Et Les Filles, le pendant communiste de Salut Les Copains. La rédaction avait bien aimé des images de Jacques Brel et Richard Anthony que j’avais faites dans le Sud. Peu après, je rencontre Hugues Aufray à qui Jean-Marie Périer venait d’annoncer qu’ils allaient lancer un autre titre : Mademoisel­le Age Tendre. Bref, ils avaient besoin de photograph­es attitrés et j’ai rejoint l’équipe de Salut Les Copains. Ce qui était chouette, c’est qu’on m’envoyait à Londres et j’ai pu shooter énormément de groupes qui démarraien­t…

R&F : Les Who !

Tony Frank : Exactement. Them aussi, dont j’ai adoré la musique. Bon, Van Morrison n’était pas très sympa, à la différence des Pretty Things. Ceux-là, je me souviens les avoir emmenés dans un square. Il y en a un qui avait un lancepierr­e, il n’arrêtait pas d’envoyer des petits cailloux sur les personnes âgées qui passaient. Les plus cool, c’était les Moody Blues et j’aimais beaucoup leur musique, ce côté jazzy… J’allais les voir au Marquee, et après, on buvait des coups au Speakeasy. Je suis devenu pote avec Georgie Fame qui m’emmenait faire la fête au Flamingo. Je l’ai suivi avec son groupe en tournée, on mangeait des fish and chips noircis par l’encre du papier journal.

R&F : Et Bob Dylan dans tout ça ? Tony Frank : Je l’ai connu grâce à Hugues Aufray avec qui il s’entendait bien. En fait, Hugues a rencontré Dylan à New York, par l’intermédia­ire de Peter, Paul And Mary. Ça m’a toujours paru un peu étrange car Hugues ne parle pas un mot d’anglais. Eddy Mitchell non plus d’ailleurs, et en plus, il n’a pas le permis ! Et si on lui envoie un SMS, il répond en téléphonan­t ! Un jour, Hugues me dit que Dylan débarque à Paris et on va le chercher à l’aéroport. L’avion atterrit, Dylan se pointe vers lui avec son secrétaire, un type baraqué, un copain en fait, et lorsque Hugues s’étonne parce que Bob n’a pas de bagage, celui-ci montre la trousse de toilette qu’il tient à la main : il lui fait comprendre qu’il ne voyage qu’avec ça, en plus de sa guitare. On dépose Dylan dans un petit hôtel de la rue Cujas et le lendemain, timidement, pour ne pas déranger, j’ai fait quelques photos de Bob chez Hugues. Pour l’album “Aufray Chante Dylan”, j’avais fait toute une série d’images super qui ont été perdues par son directeur artistique de chez Barclay. Il nous a raconté qu’il les avait laissées sur la plage arrière de sa décapotabl­e et qu’elles s’étaient envolées… C’était l’époque où Hugues habitait près de la Maison de la Radio, et je me souviens qu’on a cherché les photos partout dans la rue jusqu’à la place de l’Alma. On a scruté tous les caniveaux, sans rien retrouver. On a dû faire des repros de tirages pour l’album. Ce qui était vraiment intéressan­t, c’est que, quand Dylan a fait l’Olympia, ça correspond­ait au moment où il est passé à l’électrique ; il venait de se faire jeter à Londres. A Paris, c’était un héros et je me souviens que Salut Les Copains avait réservé tout le dixième rang pour les vedettes de l’époque. Bob est arrivé à la bourre, il s’est accordé longuement et durant la première partie du set, acoustique, il a joué des titres dont personne, ou presque, ne comprenait les paroles, notamment “Desolation Row” qui, en plus dure des plombes ! Aujourd’hui, je continue d’aller voir Dylan avec Hugues, mais franchemen­t j’ai du mal avec sa voix. Hugues continue de trouver que c’est super alors qu’il ne comprend toujours rien à ce qu’il baragouine (rires). Hugues est fan comme un gosse, il pardonne tout à Bob…

“Ce fond bleu ciel, qu’on appelle désormais le bleu Melody”

R&F : Il se raconte que vous avez perdu d’autres clichés fabuleux.

Tony Frank : Ne m’en parlez pas : les Beatles, Janis Joplin, Hendrix ! Disons que c’est dû à l’insoucianc­e de l’époque. Un copain m’a pris les négatifs des Beatles que j’avais shootés pour Nous Les Garçons Et Les Filles et ne me les a jamais rendus… Je les ai suivis en tournée anglaise, en province et c’était vraiment la folie. Les filles, des écolières, portaient des bas avec “Beatles” marqué le long des jambes. Elles hurlaient comme des malades, elles pissaient réellement dans les allées et on n’entendait pas la moindre note de musique. J’ai vu les Beatles dans des salles de cinéma, ça durait une demi-heure, montre en main. A la fin, la sono diffusait l’hymne national anglais et le public se calmait. Eux, en profitaien­t pour se barrer ! Mes photos de Jimi, pareil, envolées. Je l’ai rencontré avec Johnny, au Speakeasy, et je l’ai shooté en première partie, à l’Olympia, quand il a mis le feu à sa guitare.

R&F : Vous qui étiez véritablem­ent dans la tourmente de la musique du matin au soir, éprouviez-vous le besoin d’acheter tant de disques que ça ?

Tony Frank : Disons que lorsque je prenais des photos, je n’écoutais pas la musique. Parfois, Johnny me demandait : “Comment t’as trouvé ?” et je ne savais pas quoi lui répondre. En revanche, je me souviens très bien de sa revue, genre Stax, avec les cuivres. Je bossais, mais je peux confirmer que ça tournait vraiment bien

R&F : Avez-vous conservé vos premiers disques ?

Tony Frank : Non, je n’ai plus rien. A chaque fois que j’ai changé de vie, j’ai tout laissé derrière, sauf les appareils photo. C’est dommage parce que chez ma mère, il y avait mes premiers Beatles, mes premiers Stones, mes Dylan et plein de 45-tours anglais sans pochette. J’avais même un mange-disque dans ma voiture et je glissais mes singles dedans… Bref, ces disques-là, je les ai passés à Jacky Chalard, ex-Dynastie

Crisis et fondateur du label Big Beat, pour qu’il les vende, mais il ne m’en a pas donné grand-chose… J’ai encore des CD, mais pas de lecteur. J’écoute Spotify. Mais je trouve frustrant que le support disparaiss­e. Quand on regarde “Melody Nelson” en vinyle, je suis désolé, le visuel a de la gueule. Le CD, fallait une loupe pour lire les paroles…

En jean et enceinte

R&F : Et Gainsbourg alors ?

Tony Frank : J’allais le voir en 1963 au Théâtre des Capucines, en face de l’Olympia. Il était accompagné par le guitariste Elek Bacsik et Michel Gaudry à la contrebass­e, mais je ne l’ai pas photograph­ié à cette époque… C’est drôle parce que je me suis rappelé l’autre jour, que parfois, après des séances, au lieu d’aller dîner dans un resto de Paris, il proposait qu’on aille manger des crevettes chaudes à Deauville. On faisait la route en une heure et vingt minutes… Eméchés, oui, mais il n’y avait pas de limitation de vitesse ! J’ai véritablem­ent commencé à travailler pour Serge à la fin des années 60. Pour la première rencontre, j’ai reçu un coup de fil de sa maison de disques qui m’a demandé d’aller chez lui pour faire une pochette. Et donc je me pointe, en fin de matinée, et il me fait entrer, un peu timide… J’avais passé la nuit en boîte, je manquais de sommeil et il me sort : “Attendez, on va aller acheter des citrons.” De retour, il sort deux verres et là, il sert deux Bloody Mary façon Gainsbourg, en forçant sur la vodka et… le citron. Et là, il dit : “C’est bon, hein ? Vous savez, moi, je n’ai pas dormi du tout.” Je lui rappelle que j’ai un portrait à faire et on va dans la cour. On peut voir des clichés de cette première séance sur les rééditions vinyles de 2008. Le courant est très bien passé et peu de temps après, il m’a demandé de faire des photos de Jane Birkin ; il n’était plus avec Brigitte Bardot. Moi, je ne pose jamais de questions aux gens sur leur vie privée, mais je me souviens qu’une fois où Jane était absente, il m’a fait écouter la version de “Je T’aime Moi Non Plus” avec Bardot, celle qui n’est sortie que bien plus tard. Il avait planqué ce single dans la pochette d’un disque de jazz.

R&F : Et “Melody Nelson” ?

Tony Frank : J’ai rendu visite à Serge, qui travaillai­t avec l’arrangeur Jean-Claude Vannier, chez Jane à Londres. J’ai fait des photos d’eux deux et aussi d’elle seule, dans la rue. Et puis de Serge et Jane habillés en mariés, à Hyde Park, pour cette série parue dans SLC où il y avait aussi Jacques Dutronc et Sylvie Vartan, Michel Polnareff et Dani, je crois… Et peu après, Serge m’a rappelé…

R&F : Vous ne connaissie­z pas le thème de l’album ? Tony Frank : Non, mais en revanche je savais que c’était Jane que j’allais photograph­ier. J’ai donc installé ce fond bleu ciel, qu’on appelle désormais, et je n’en suis pas peu fier, le bleu Melody ! Jane est arrivée, en jean et enceinte de quelques mois. Elle s’impatienta­it car Serge, lui, s’est pointé en retard. Ça n’était pas son habitude, mais en fait, il était allé chercher la perruque, les cheveux rouges que Melody devait porter. Jane s’est maquillée elle-même et là, on s’est aperçu qu’elle ne pouvait pas fermer son pantalon à cause de son début de grossesse. On a donc décidé de la planquer un peu avec ce “Monkey” qu’elle trimballai­t partout avec elle dans son panier. Et pour l’intérieur, de toutes les photos que j’ai faites de Serge ce jour-là, sur lesquelles il regardait pratiqueme­nt tout le temps l’objectif, il a choisi celle où il a le regard baissé. Je pense que c’est par humilité : il voulait s’effacer devant son oeuvre. Sur la planchecon­tact, il a barré toutes les autres.

R&F : Un homme de caractère ! Tony Frank : Le mot est faible : en 1975, pour “Rock Around The Bunker”, il m’a demandé de le photograph­ier avec une veste d’uniforme nazi, mais finalement, sur la pochette, sa maison de disques a préféré un autoportra­it à la plume.

R&F : Vous n’avez plus travaillé ensemble lorsqu’il est devenu

Gainsbarre.

Tony Frank : Non, j’avais l’impression qu’il perdait le contrôle, il buvait trop. J’ai bossé avec d’autres Français que j’ai beaucoup aimés et notamment Johnny Hallyday. Je l’emmenais à la gym, on regardait “Les Feux De L’Amour” (rires). Mais Johnny, tout le monde en parle tout le temps, j’ai l’impression qu’il est toujours là. Serge, il manque vraiment. Sinon, sur le plan musical, après tout ce que j’ai connu, j’ai eu un peu de mal avec la suite. Surtout quand il n’y avait pas de mélodie. Le punk, très peu pour moi et le rap, pareil : “Je nique la France et j’encule les flics”, chez moi, ça passe moyennemen­t.

R&F : OK. Un disque pour l’île déserte ?

Tony Frank : Argh ! La colle : j’hésite entre “Blonde On Blonde” de Dylan ou le premier Crosby, Stills & Nash, celui avec “Marrakesh Express”… Oh mais non ! J’oublie les Beatles, “Sgt. Pepper” ! Là, il y a de la matière, du texte et peu de chances de s’en lasser (rires). ★

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