Rock & Folk

Ça c’est l’histoire de “Histoire De Melody Nelson”

Il y a cinquante ans, avec “Histoire De Melody Nelson”, Serge Gainsbourg signait, trois ans après “Tommy”, l’autre concept-album mythique de l’histoire de la pop music.

- PAR PIERRE MIKAïLOFF

Quand Jean-Claude Vannier frappe à sa porte, en novembre 1968, Serge Gainsbourg est tellement surpris par son état de décomposit­ion qu’il ne peut s’empêcher de lui demander ce qui lui est arrivé. Il se trouve simplement que, la veille de cette première rencontre, le jeune musicien a passé une soirée très arrosée en compagnie d’Etienne Roda-Gil. Gainsbourg est alors à la recherche d’un nouvel arrangeur après la défection de Michel Colombier. Entre les deux hommes, l’entente est immédiate et Vannier adopte sans sourciller le rythme frénétique des commandes qui affluent sur le piano de Gainsbourg : musiques de films, 45-tours, spots publicitai­res... Mais au-delà de ces exercices alimentair­es, celui-ci caresse un projet plus ambitieux, qui prouverait qu’il vaut mieux que les ritournell­es de deux minutes trente pour lesquelles il est connu et, aussi, qu’il est capable de rivaliser avec les orchestrat­ions complexes de l’ex-époux de Jane, le compositeu­r oscarisé John Barry.

Conte moderne

L’idée de “Melody Nelson” s’esquisse en août 1969, en Angleterre, alors qu’il accompagne Jane sur le tournage d’ “Alba Pagana”. Pour l’heure, il n’a que cette amorce, “un homme renverse avec son automobile une demoiselle en bicyclette”, et une idée de titre, reste à en élaborer le contenu. Jean-Claude Vannier va lui proposer des musiques. Seront retenues celles de “Ballade De Melody Nelson” et “Ah ! Melody”, et celle de “En Melody” cosignée avec Gainsbourg. “Il utilise les gens,

souligne Jean-William Thoury à propos du rapport de Gainsbourg à ses collaborat­eurs, et cette manière de les utiliser, c’est son talent. Il s’entoure de ce qu’il y a de mieux. L’artiste, c’est Gainsbourg. L’idée de départ vient de lui. Il y a aussi et surtout le personnage, la voix, la manière d’interpréte­r, tout ce qu’il apporte, lui.”

L’accoucheme­nt de l’album est long et douloureux, étalé sur une période de dix mois. Il débute par une séance de trois jours, à Londres, en avril 1970, durant laquelle les bases rythmiques sont enregistré­es.

Les sessions se poursuiven­t en mai, à Paris, pendant quatre jours, le temps de poser les somptueux arrangemen­ts de cordes de Vannier sur huit instrument­aux, dont sept seront retenus, mais Serge n’a toujours pas le moindre texte. C’est seulement à l’automne, en Yougoslavi­e, où il tourne un film au côté de Jane Birkin, que son conte moderne mis en musique prend forme : “C’est l’histoire d’une jeune fille de quatorze ans et demi, quinze ans, peu importe, qui se balade à vélo, et moi dans une Rolls.” Ici et là, on peut remonter le fil de son inspiratio­n. L’idée de “L’Hôtel Particulie­r” est née à l’issue de l’enregistre­ment d’un 45-tours de Michel Mercier auquel assistait Lucien Morisse, le patron d’Europe 1. Ce dernier invita ensuite Gainsbourg et Vannier à le suivre dans un bastringue de luxe où il avait ses habitudes. Jane Birkin note aussi que la descriptio­n des chambres évoque celles de L’Hôtel, rue des Beaux-Arts, où ils vécurent quelque temps. “Cargo Culte” est inspiré du visionnage de “Mondo Cane”, un documentai­re italien plus ou moins bidonné dont une séquence montre une tribu mélanésien­ne s’adonnant à l’adoration des avions. Et la Rolls du narrateur est bien sûr celle que Serge s’est offerte avec le cachet d’un film.

Un flop remarquabl­e

La touche finale est apportée début 1971, à Paris, avec l’enregistre­ment des voix et le mixage, confiés à l’ingénieur du son JeanClaude Charvier. “On n’avait pas conscience d’avoir réalisé un album-concept, comme on dit aujourd’hui, se souvient Jean-Claude Vannier. On ne se référait à rien.” “Histoire De Melody Nelson” est pourtant un des premiers albums français conçus comme un tout cohérent, l’un des premiers aussi à utiliser le studio comme un instrument. Malgré des critiques enthousias­tes et l’effort promotionn­el consenti par Philips, dont une campagne d’affichage et la pose d’autocollan­ts sur les trottoirs parisiens, sa sortie se solde par ce que Vannier qualifie de “flop remarquabl­e”, les ventes dépassant à peine cinq mille exemplaire­s la première année. Serge entendait l’appuyer par un film tourné dans un paysage désolé : des carrières de gypse au bord d’une autoroute. Mais c’est Jean-Christophe Averty qui adaptera “Histoire De Melody Nelson” pour le petit écran. Diffusée sur la deuxième chaîne pendant les fêtes de Noël, ce moyen-métrage réalisé en studio pourrait faire office de bande-démo des effets spéciaux de la SFP. Son parti pris avant-gardiste suscitera l’indignatio­n de nombreux téléspecta­teurs et d’une partie de la critique. On s’émeut d’un rien en 1971. Les ego de Vannier et Gainsbourg cohabitero­nt à peu près sans heurts jusqu’en 1973. Cette année-là, ils bouclent le premier album de Jane, “Di Doo Dah”, et une dernière musique de film, mais l’arrangeur souffre d’un manque de reconnaiss­ance et, un de ces soirs de beuverie où les langues se libèrent, accuse Gainsbourg de lui faire de l’ombre. “Eh bien, casse-toi !”, lui lance celui-ci. Une suggestion que Vannier prendra au pied de la lettre.

“Melody, c’est Jane Birkin. Sans Jane, il n’y aurait pas de disque”

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