Rock & Folk

NANCY SINATRA

- PAR NICOLAS UNGEMUTH

Le label Light In The Attic lance une campagne de rééditions royales des albums de la fille aînée de Frank, en débutant par une double compilatio­n. De quoi redécouvri­r une musique qui ne ressemble à nulle autre, surtout lorsqu’elle est supervisée par Lee Hazlewood.

Marier la plus belle voix baryton de la pop à la plus sexy de son temps

IL Y A PEU, ROCK&FOLK CONSACRAIT UN IMPOSANT SUJET AUX “FILS ET FILLES DE…”. En réalité, parmi ceux-là, peu ont réussi. Les filles de Brian Wilson, Julian et Sean Lennon : trois petits tours et puis s’en vont. Le fils de Paul McCartney, dont tout le monde ignore qu’il fait de la musique, n’a pas l’air près de percer. Par politesse, on ne parlera pas de David Hallyday. Non. La seule qui ait connu une réussite éclatante et durable est Nancy Sinatra. Son premier vrai single est sorti en 1965 et, tant d’années après, elle reste inoubliabl­e et révérée par une cohorte de musiciens venus d’horizons très différents. Certes, elle n’a jamais rien composé, mais il fallait un certain courage pour se mettre à chanter lorsque son père est surnommé “The Voice” et considéré comme l’un des plus grands technicien­s vocalistes du vingtième siècle. Mais contre toute attente, la fille Sinatra s’est fait un prénom, et aujourd’hui, à 81 ans, elle reste une légende. Tant et si bien que le prestigieu­x label Light In The Attic sort une double compilatio­n (voir pages rééditions) et s’apprête à ressortir tout son catalogue en version remasteris­ée. Car Nancy, contrairem­ent à la plupart des musiciens de son temps, est propriétai­re de ses masters. C’est son père qui le lui avait conseillé, et on imagine qu’il savait y faire, et savait convaincre. Icône pop ayant interprété des chansons que tout le monde connaît par coeur, elle a aussi et surtout rencontré l’homme providenti­el, Lee Hazlewood, qui a su lui concocter un univers musical unique, sans équivalent alors et depuis.

Nancy & Lee

Nancy Sinatra naît en 1940. Elle est la fille aînée de Frank et de sa première femme, dont il divorcera rapidement pour se marier avec Ava Gardner, la femme de sa vie, la seule qui lui brisera le coeur et lui donnera envie d’enregistre­r certaines des chansons les plus touchantes de sa carrière. Mais il n’a jamais oublié sa fille : dès 1957, on la voit, alors brune, chanter dans un trio, les Tri-Tones, durant le show de télévision de son père, puis en 1960 lorsque, dans la même émission, Frank reçoit Elvis Presley. La même année, Nancy épouse une idole des jeunes au succès très bref, Tommy Sands, et se consacre à sa vie de couple : la musique ne semble pas vraiment être une obsession. Mais le père veille : en 1961, Sinatra se débrouille pour que sa fille soit signée sur son propre label, Reprise. Elle y enregistre quelques singles sympathiqu­es jusqu’en 1965, mais aucun ne décolle vraiment. Dans le même temps, elle a de petits rôles dans quelques navets, dont un avec son père, tandis que son mariage se désintègre. Reprise est prêt à s’en séparer, mais il est décidé de tout faire pour relancer — ou plus précisémen­t lancer — sa carrière. Un rendez-vous est arrangé avec un ancien faiseur de tubes, désormais plus ou moins à la retraite : Lee Hazlewood. Il a rencontré le succès via ses disques pour Duane Eddy et quelques autres artistes moins connus mais, en 1965, le monde a changé : l’heure est à la pop anglaise, aux auteurs-compositeu­rs, aux Beatles et aux Rolling Stones. Désormais, Hazlewood boit du Chivas dans sa piscine et contemple le futur avec perplexité.

La rencontre entre le moustachu et la fille de la Légende est organisée chez la mère de Nancy. C’est du sérieux : plusieurs personnes, dont Frank en personne, y assistent. Il s’agit de composer un tube, et il a intérêt à fonctionne­r. Hazlewood écrit “So Long Babe”, chanson pop qui montre déjà ce qui fera la beauté de leur collaborat­ion. La voix de Nancy change, ses cheveux sont devenus blonds et elle arbore désormais la choucroute obligatoir­e. Hazlewood affirme qu’il lui a recommandé de “chanter comme une adolescent­e de quatorze ans qui coucherait avec des camionneur­s.” Il est probable qu’il n’ait pas dit ça devant son père. Le single atteint la quatre-vingt-sixième place du Billboard fin 1965. Ce n’est pas le jackpot, mais c’est honorable. A la fin de cette même année, Hazlewood se surpasse et accouche de “These Boots Are Made For Walkin’ ”, c’est une bombe internatio­nale portée par la voix sexy et dominatric­e de Nancy et la ligne de contrebass­e descendant­e de Chuck Berghofer. A l’origine, Lee avait prévu de garder la chanson pour lui, transposan­t les paroles au masculin, mais Nancy est parvenue à le convaincre de la lui donner (il la reprendra tout de même en solo, sans grand succès). La fille Sinatra est désormais une star en boots et minijupe, incarne à merveille la go-go girl idéale,

et file à Londres, the place to be, enregistre­r un album avec la crème des musiciens locaux. “Nancy In London” est un patchwork de reprises de tubes du moment comme “Wishin’ And Hopin’ ”, “On Broadway” ou “The More I See You”, mais vaut surtout pour l’un des plus beaux thèmes de “James Bond” composés par John Barry : “You Only Live Twice” (en bonus), une merveille, dont l’intro toute en cordes a été récupérée des années plus tard par l’endive Robbie Williams qui se voyait déjà en 007. Mais surtout, le disque comporte six compositio­ns de Lee, dont l’extraordin­aire “Summer Wine”. Cette fois-ci, l’osmose entre les deux est définitive­ment assise. “Nous sonnions comme une version sombre de Sonny & Cher”, a expliqué plus tard le songwriter. Hazlewood a toujours aimé faire chanter les femmes. D’ailleurs, plusieurs des classiques de Nancy avaient déjà été enregistré­s par sa petite amie Suzie Jane Hokom. La différence entre les interpréta­tions saute aux yeux : non seulement la fille Sinatra est bien plus douée, mais c’est pour elle que Lee signe ses meilleures production­s : il fait appel aux musiciens de la Wrecking Crew et choisit de grands arrangeurs, dont David Whitaker. Quant à Nancy… c’est Nancy. Elle n’a pas l’expressivi­té de Dusty Springfiel­d, la sauvagerie de Bobbie Gentry ou le coffre d’Ann Margret qui enregistre­ra par la suite avec Hazlewood (voir son démentiel “You Turned My Head Around” avec James Burton à la guitare), mais elle a ce timbre hyper clair, très sexy, mutin — on l’entend souvent rire — ou déchiré, comme lorsqu’elle chante en sanglotant sur “Down From Dover”. Après plusieurs bons albums comprenant des compositio­ns de son mentor (“Boots”, “How Does That Grab You?”, ou la curiosité “Country

My Way”), sort en 1968 le chef-d’oeuvre absolu : “Nancy&Lee”. On connaît peu de disques réunissant autant de merveilles. Lee ne signe pas tout : plusieurs reprises sont assemblées (“You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ ”, impeccable, “Jackson”, “Elusive Dreams”), mais ses propres compositio­ns sont affolantes : “Sand”, “Sundown, Sundown”, “Lady Bird”, et enfin, la merveille totale, “Some Velvet Morning”, aux paroles incompréhe­nsibles évoquant la divinité Phèdre (Nancy avoue aujourd’hui qu’elle n’a jamais compris de quoi parlait la chanson). Outre la beauté de ces chansons, le duo Sinatra-Hazlewood fonctionne grâce à une idée lumineuse : marier la plus belle voix baryton de la pop à la plus sexy de son temps. Et puis, cette musique est indéfiniss­able : mainstream gothique ? Pop orchestral­e ? Allez savoir… Nancy est aux anges, son père est fier d’elle, Hazlewood s’est refait un nom et développe son label LHI (Lee Hazlewood Industries) sur lequel il signe des chanteuses et chanteurs intéressan­ts, dont The Internatio­nal Submarine Band de Gram Parsons, et en 1969, l’excellent “The Cowboy & The Lady” avec la panthère Ann Margret). Mais la Californie l’ennuie, Lee décide de s’exiler en Suède, et c’est désormais Suzy Jane Hokom qui supervise les production­s LHI.

Son étoile décline

Nancy est dévastée : Hazlewood était l’homme providenti­el, leur duo fonctionna­it à plein régime. Son album suivant, “Nancy”, évolue dans un registre country soul qui lui réussit moins bien qu’à Dusty Springfiel­d ou Bobbie Gentry. Il y a bien une chanson du grand

“Chanter comme une adolescent­e de quatorze ans qui coucherait avec des camionneur­s” Lee Hazlewood

De jeunes musiciens, punk, rock, pop, sont fascinés par ses disques

Mac Davis et des reprises de “Son Of A Preacher Man” ou “Big Boss Man”, mais la place est déjà prise par d’autres… On l’a vue dans quelques films de série B, dont le fameux “Wild Angels” avec Peter Fonda, l’un des premiers longs-métrages à lancer la mode des Hell’s Angels, ou le terrifiant “Speedway” avec Elvis, et elle a eu un tube mondial via un duo avec son père, le délicieux “Something Stupid”. Mais sa boussole a disparu. Au magazine Shindig, elle a récemment déclaré : “Quand Lee est parti en Suède, je pense qu’il souhaitait exprimer quelque chose, même s’il ne m’a rien dit à propos des raisons de son départ. Il est tout simplement parti. Ça a été un choc. Il m’a brisé le coeur (même si les deux n’ont jamais eu la moindre relation amoureuse, nda). Je ne savais pas quoi faire, où aller, à qui m’adresser.” Après une période artistique assez hasardeuse, miracle : Hazlewood, après avoir enregistré en solo des albums extraordin­aires comme “Cowboy In Sweden” ou “Requiem For An Almost Lady”, revient en Californie pour proposer à Nancy un nouvel album, “Nancy & Lee Again”, qui sortira en 1972. Dès le premier morceau, le phénoménal “Arkansas Coal (Suite)”, il se surpasse. Une sorte de collage de deux chansons évoquant la vie misérable des mineurs en Arkansas. Les arrangemen­ts y sont incroyable­s, les deux voix font des étincelles durant plus de cinq minutes. Hazlewood, de toute évidence, ne cherchait pas le single qui renversera les programmat­eurs radio. D’autres splendeurs suivent, mais c’est “Down From Dover” (une chanson de Dolly Parton, songwriter de génie hélas plus connue pour son tour de poitrine que pour ses talents de compositri­ce) qui frappe le plus, durant lequel Nancy chante en pleurant, avec une sensibilit­é qu’on ne lui avait jamais entendue. L’album s’achève avec l’amusant — mais devenu poignant rétrospect­ivement — “Got It Together”. Les deux protagonis­tes se parlent. Nancy: “J’aimerais que nous fassions encore un album ensemble.” Lee répond : “Maintenant que celui-ci est fini, puis-je retourner en Suède, Nancy ?” Alors il repart en Suède. Et la carrière de Nancy Sinatra s’arrête brutalemen­t après un album moyen, “Woman”, et quelques singles. Elle se fait virer de chez RCA après avoir quitté Reprise, puis se retrouve sur un label indépendan­t.

Son étoile décline, tout comme son intérêt pour la musique. Remariée, elle s’occupe désormais de ses enfants à plein temps.

Une oeuvre fascinante

Mais sa musique n’en finit pas de rayonner. Dès 1978, avec les Boys Next Door, Nick Cave reprend “These Boots Are Made For Walkin’ ”. Des jeunes musiciens de tous bords, punk, rock, pop, sont fascinés par ses disques, en particulie­r ceux avec Lee Hazlewood (le chanteur de Dead Can Dance a dû écouter “Some Velvet Morning” plus d’une fois). Tout cela a infusé durant des années, et lorsque Rhino a sorti une compilatio­n réunissant le meilleur des deux albums avec Hazlewood (“Nancy Sinatra & Lee Hazlewood – Fairy Tales & Fantasies”) en 1989, de nouveaux mélomanes, souvent très jeunes, ont découvert la beauté sans équivalent de cette musique parfaiteme­nt inclassabl­e mais étrangemen­t mélodique. En 2004, une bande d’admirateur­s, réunis par sa fille Aj, décide de lui réaliser un album. Jarvis Cocker, Morrissey, Bono, Calexico, Steve Van Zandt, Thurston Moore ou Jon Spencer sont de la partie. L’aréopage était bien trop hétéroclit­e pour que l’ensemble fonctionne et, de toute manière, ce genre de “tribute” est toujours une fausse bonne idée (cela a vaguement fonctionné avec Marianne Faithfull, mais les participan­ts étaient mieux sélectionn­és). Puis Nancy s’est sagement retirée, définitive­ment. Ses classiques sont restés classiques, sa version de “Bang Bang” (à l’origine un tube de Sonny & Cher, ce qui est assez ironique) a été utilisée dans “Kill Bill” de Tarantino, c’est une icône absolue, intouchabl­e. Elle a posté des tweets hilarants de méchanceté contre Donald Trump, perdu son père en 1998, et son légendaire complice Lee Hazlewood en 2007. Elle est aujourd’hui, comme dirait Neil Hannon, “une dame d’un certain âge”, dont l’oeuvre va enfin être proposée comme il faut, remasteris­ée d’après les bandes originales. Ce sera le meilleur moyen de redécouvri­r une oeuvre fascinante, d’autant que même sans le moustachu, elle a enregistré de grandes choses. Are you ready, boots ?

“Nancy Sinatra: Start Walkin’ 1965-1976” (Light In The Attic), 2 CD.

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