Jack Rieley & Machiel Botman
“WESTERN JUSTICE (EXCERPTS FROM A DIARY)”
UN GROUPE DÉPOUILLÉ PAR SON MANAGER VÉREUX ? Dans les seventies, c’est la norme. Il plane donc toujours sur Jack Rieley, décédé en 2015, cette suspicion : il aurait arnaqué les Beach Boys. Al Jardine n’en démord pas : “Rieley ? Un opportuniste dans nos pattes pour son propre bénéfice.” Le principal intéressé ne voyait pas les choses sous le même angle : “Je me suis investi dans les Beach Boys parce que Brian Wilson était le plus grand compositeur du siècle et que c’était un gâchis, leur orientation, leurs concerts, un viol de leur musique : je me devais d’intervenir.” Il va fouiner au Radiant Radish, le magasin que Brian vient d’ouvrir sur Melrose Avenue, à Los Angeles. L’existence même de cette boutique bio corrobore le point de vue de Rieley : comment ce génie peut-il s’enorgueillir de “tenir la caisse” d’une échoppe remplie de pastèques ? Entre deux investissements (bananes et courgettes), Jack sympathise avec le caissier. Employé d’une station radio, Rieley a le même âge que Brian, vingtsept ans en 1970, mais pas le même CV, alors pour l’épater, il brode un peu — il a travaillé pour NBC et, pendant qu’on y est, remporté le prix Pulitzer. Voilà pour le mytho, pas bien méchant. Ensuite, tout est vrai : le bluffeur interviewe les Beach Boys, est embauché, les connecte à la contre-culture, les remet en selle, les replace dans les charts, participant au passage, comme parolier ou vocaliste, à seize morceaux. Si Mike Love et Jardine voient d’un très mauvais oeil cette incruste — un gay pour gérer les ambassadeurs de l’Amérique ! —, en revanche, les frères Wilson adorent Jack, leur ami, celui qui les pousse à l’excellence et gère leurs crises — c’est lui que l’on appelle à la rescousse pour dissuader Brian, pelle en main, creusant dans son jardin sa propre tombe, de s’enterrer vivant, lui qui calme le même Brian quand ce dernier, voulant séduire une masseuse, s’exhibe avec un gros godemichet devant ses petites filles… Lui aussi qui convainc toute la smala (musiciens, épouses, copines, personnel, ingénieurs, animaux de compagnie, matériel) d’aller en 1972 enregistrer “Holland” à Baambrugge, aux Pays-Bas.
Leur distributeur hollandais prête sa maison à Carl et Dennis. Dans le jardin d’à côté, Machiel Botman, dix-sept ans, gratouille sa guitare. Rieley repère le gamin. Quand les faux surfeurs repartent en Californie, Jack décide de rester. Sans lui, Brian, Carl, Dennis et les autres vont définitivement partir en sucette. Ils ont perdu un audacieux collaborateur, la pop gagne un grand compositeur : avec Botman, Rieley enregistre le sublime “Western Justice (Excerpts From A Diary)”.
Il y a un concept derrière cet album. Futur proche. L’Occident, arrogant et irresponsable, se prend une catastrophe écologique dans les dents. Renversement géopolitique : le tiers-monde (comme on disait alors) devient le boss du game. Accompagnant le vinyle, un journal de vingt-quatre pages, écrit par Rieley, narre les onze jours du basculement, de cette Justice occidentale — un retour de bâton. L’ex-manager voit grand, très grand. Deux cent cinquante heures sont passées en studio, quatre-vingt-quatorze musiciens réquisitionnés parmi lesquels des orchestres, l’arrangeur de David McWilliams, des choristes, le percussionniste d’Eric Burdon, toute une ronde de zicos du cru, et, au violon et synthé, Eddie Jobson qui sort tout juste du “Country Life” de Roxy Music. Machiel Botman chante, joue de la guitare acoustique, participe aux compositions, mais le grand sachem, c’est Rieley, omniprésent à chaque poste, chaque étape. Pour les finitions, John Leckie, collaborateur de John Lennon et Syd Barrett, l’épaule aux studios Abbey Road. Résultat ? Les feignants ont comparé “Western Justice” à “Surf’s Up”, pointant son anachronisme — un résidu des années soixante. Alors que l’album est totalement ancré dans son époque, à l’image de ces disques du milieu des années soixante-dix qui refusent de s’inscrire dans le prog ou le glam, ces productions qui rêvent à la fois de simplicité et de magnitude, de classicisme et de dissidence — comme “No Other” (Gene Clark), “The Original Soundtrack” (10cc), “A Wizard, A True Star” (Todd Rundgren), “Anima Latina” (Lucio Battisti), “The Confessions Of Dr Dream And Other Stories” (Kevin Ayers) ou, pour revenir aux Beach Boys, “Pacific Ocean Blue” (Dennis Wilson). Rieley et son jeune acolyte alignant ici des merveilles de pop baroque (“Hot Spit!”, “Much To Discover”, “Western Justice”, etc.), ils sont en droit d’attendre en retour un concert de louanges. A la place, silence total — une catastrophe non pas climatique, mais économique : seulement distribué aux Pays-Bas et au Portugal, le disque passe à la trappe. Machiel Botman n’enregistrera plus, se consacrant à la photographie. Jack va s’occuper de Kool And The Gang, les conduire à la gloire, s’installer à Berlin, collaborer de loin à trois ou quatre autres projets, atterrir même sur deux chansons de Ride, décéder à 72 ans. Il faut lui rendre justice, occidentale ou non : Rieley ne meurt pas en escroc, mais en génie de l’ombre.
Première parution : 1975