“In God We Trust, Inc.” Dead Kennedys
Première parution : 1981
Jeune étudiant de la classe moyenne, Eric Boucher vient à San Francisco pour étudier l’histoire, mais surtout pour donner du sens à sa rage. Un concert des Sex Pistols l’éclaire sur nombre de ses interrogations et le détermine à répondre à la petite annonce du guitariste East Bay Ray qui souhaite former un groupe punk. Eric devient Jello Biafra, juxtaposition du nom de la marque de gelée la plus vendue aux USA (Jell-O) et de l’éphémère Etat africain, le Biafra, réintégré en 1970 au Nigeria après une guerre sanglante. Ce pseudonyme raconte à lui seul la posture politique du chanteur et du groupe. La gelée renvoie à ce corps social mou qui accepte l’hégémonie des riches et des puissants, quant à la référence à l’état sécessionniste africain, riche en pétrole, elle dessine bien évidemment une attitude de révolte, voire de séparationisme, propre aux mouvements communautaires sixties de la côte Ouest, mais aussi au rock indépendant. Néanmoins, le prénom Jello introduit une distance ironique qui parcourt l’ensemble des textes de Biafra, et sans laquelle ses harangues verbeuses seraient devenues rapidement indigestes. Le nom choisi pour le groupe, Dead Kennedys, irrite une Amérique toujours sous le choc de l’assassinat de son président et de son frère. Mais le punk a ouvert la boîte aux possibles et les groupes US de la deuxième génération punk s’inspirent plus volontairement de la vague anglaise que des résidents du CBGB. Cette esthétique de la provocation prend toute sa mesure avec la publication du premier single, “California Über Alles”, référence au premier vers de l’hymne national allemand qui fut expurgé après la fin du nazisme. Le gouverneur démocrate, Jerry Brown, en est la cible et paraît sur la pochette à une tribune, le bras levé. Le rapprochement avec le Troisième Reich et son leader est inévitable. Le premier album, “Fresh Fruit For Rotting Vegetables”, utilise un cliché en noir et blanc de voitures de police incendiées, pris par Judith Calson lors de la soirée d’émeute qui suivit la sentence très clémente de Dan White. Membre du conseil municipal de San Francisco,
Dan White avait assassiné le maire George Moscone et Harvey Milk, militant gay et conseiller municipal. Ses habiles avocats avaient plaidé la dépression survenue après un changement de régime alimentaire afin que White ne soit pas inculpé d’assassinat, mais d’homicide (seulement huit ans de prison). Cette puissante image avec le nom du groupe en lettres gothiques influencera graphiquement nombre de pochettes comme celle de “Rage Against The Machine”.
Après cet album, Biafra poursuit sa critique du système et refuse de signer un contrat avec Polydor, préférant créer son propre label, Alternative Tentacles. Alors, un ami du chanteur l’incite à rencontrer le plasticien James Morey, alias Winston Smith. Après sept années passées en Italie, Morey est immédiatement interpellé à son retour aux Etats-Unis par la révolution esthétique du DIY portée par la vague punk. Il y voit une poursuite du travail formel engagé par des artistes comme John Heartfield (dadaïste antifasciste) ou encore du cinéaste Bruce Conner travaillant avec des chutes de films. Morey endosse l’identité de Winston Smith — nom du personnage central du roman de George Orwell “1984” — et commence une série de collages avec Jayed Scotti qu’ils publient dans leur fanzine, Fallout. En 1977, Winston Smith réalise sa “Cross Of Money”, également appelé “IDOL”. Il s’agit d’un crucifix dont le bois a été recouvert de billets d’un dollar, et le Christ peint en doré. Il envoie un cliché de l’oeuvre à Jello Biafra, qui lui demande immédiatement l’autorisation de l’utiliser pour la pochette de leur prochain EP huit titres.
En observant cette oeuvre, on pense immédiatement aux émissions des télévangélistes qui battent des records d’audience aux Etats-Unis ; rien de commun avec notre très factuel programme “Le Jour Du Seigneur”. Leur utilisation du message religieux pour une lecture orientée et moraliste de la réalité instrumentalise les fidèles et génère de gigantesques profits. Cette “Cross Of Money” critique de front ces marchands de la foi (relayés par deux chansons sur l’album, “Religious Vomit” et “Moral Majority”), mais aussi toute une société qui a fait du dollar son dieu. De plus, elle repose sur une chaîne et trame — base de tout tissage — en argent, comme pour asséner que cette appétence pour l’avidité est devenue l’ADN de la société américaine. Le titre de l’album reprend la devise des Etats-Unis, “In God We Trust”, présente également sur les billets de banque. Mais en ajoutant le “Inc.” d’incorporation, Biaffra réduit son pays à une vaste société marchande. Le nombre “666” dissimulé dans un code-barres en lieu et place de l’habituel “INRI” au-dessus de la tête du Christ rappelle l’intention diabolique qui préside au détournement des symboles traditionnels. On pense bien évidemment au svastika, symbole sacré de l’hindouisme, récupéré par les nazis pour en faire leur emblème, mais aussi à certains punks qui jouent avec les croix gammées (“Nazi Punks Fuck Off”). L’association du nom du groupe, du Christ et du titre de l’album dépasse l’esthétique du scandale, mais devient une lecture politique d’un pays aux idéaux (Kennedy) détruits (Dead) et corrompus par le capitalisme devenu l’unique religion. Jello Biafra et Winston Smith poursuivront ce travail exigeant et salutaire de critique de la société sur les pochettes suivantes, attaquant le patriotisme ou la culture industrielle de la chirurgie esthétique, d’autres modes de perversion de la réalité.