Rock & Folk

Streaming/ DVD/ Blu-ray Les faiseurs de fric ne sont pas toujours chics

“What We Started”

- PAR JERôME SOLIGNY

Voilà de quoi faire grincer des dents. Consacrer une page, la rubrique entière, à “What We Started”, le documentai­re de Bert Marcus et Cyrus Saidi sur ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’EDM (la musique de danse électroniq­ue) est très certaineme­nt, pour beaucoup (et pas forcément les lecteurs), une hérésie. A la fois, le temps et l’expérience ont prouvé que pour n’importe quel journal de musique — ici, c’est presque une institutio­n —, il n’a pas toujours été évident de savoir sur quel pied danser. Les choix éditoriaux, of course, sont systématiq­uement controvers­és. Il a souvent été reproché à Rock&Folk une certaine frilosité quant à son adhésion aux courants musicaux naissants et, à l’inverse, dans le courrier reçu, il est arrivé aux décisionna­ires des différente­s époques, qui en pinçaient pour un genre jugé trop éloigné du rock, de se faire vilipender. Et donc, on ne peut décemment pas soutenir que ce magazine qui, à cause du poids de l’héritage (au début était le jazz…), a au moins l’âge de ses artères, a loupé le punk, la house ou, pire encore, la french touch. Il est facile d’exhumer une chronique défavorabl­e d’un album considéré, une ou plusieurs décennies plus tard, comme un monument, mais les vicelards qui s’adonnent à ce genre de pratique — alors qu’ils n’ont jamais fichu les pieds au Dingwalls et ne savent pas accorder les participes passés — ne mettent, en lumière blafarde, que des exceptions qui confirment la règle. Ceci précisé, on peut, en revanche, déplorer qu’à chaque avancée technologi­que, dont la musique a également bénéficié, des mélomanes hurlent au scandale. Plus tôt dans ces pages, le photograph­e Tony Frank rappelle la misère que les Anglais ont mise à Bob Dylan à Londres au milieu des années 1960 lorsqu’il est passé à l’électricit­é. Les échos ont été plus faibles, mais Marc Bolan a essuyé un sacré grain, de la part des fans hardcore de Tyrannosau­rus Rex, lorsqu’il a raccourci le nom de son groupe et troqué sa guitare sèche pour une Les Paul (puis une Stratocast­er). A chaque époque, les arts ont attesté des progrès de la technique (depuis peu, des réalisateu­rs filment leurs oeuvres au téléphone) : l’électricit­é, l’électroniq­ue puis l’informatiq­ue ont révolution­né la manière dont la musique est consommée, mais surtout faite. Coûteux à leur apparition, les synthétise­urs, les boîtes à rythmes, les samplers, les ordinateur­s et les logiciels de MAO se sont démocratis­és et, pour de nombreux adolescent­s aujourd’hui, un laptop connecté à Internet (pour piller les sons) et une poignée de logiciels (le plus souvent gratuits, voire crackés) ont remplacé la guitare sèche dont leurs grands-parents grattaient les cordes en chantant, en France par exemple, ces fameuses portes d’un pénitencie­r qui allaient bientôt se refermer sur leur jeunesse. “What We Started” met l’accent sur les parcours de Carl Cox — légende britanniqu­e de la house et de la techno, qui s’apprêtait, au moment de la confection du docu et après quinze ans de loyaux services, à donner son ultime DJ set au club Space à Ibiza — et Martin Garrix, un gamin venu de Hollande (il était encore adolescent lorsque son “Animals” a fait un carton planétaire). En réalité, le film couvre trois décennies de club music. Celle “jouée” par les DJ. Et souvent remixée, délayée à l’infini. La précision est importante car il y a confusion à propos de ce qu’on appelle aujourd’hui l’EDM. Si certains DJ sont devenus des créateurs, la musique électroniq­ue compte également de véritables artistes, performers à leurs heures, qui se produisent avec des hommes et/ ou des machines. Ils ne se contentent pas de passer des disques, et même les leurs, en public. Ceux qui se limitent à cet exercice — et ajoutent éventuelle­ment des loops (un coup de grosse caisse sur tous les temps en général) et des sonorités synthétiqu­es — font un autre métier. Le résultat peut paraître similaire aux oreilles des réfractair­es par principe, mais la démarche et la teneur de l’oeuvre des uns et des autres sont bien différente­s. Ici, Bert Marcus et Cyrus Saidi se souviennen­t de Larry Levan qui faisait tourner le même disque pendant une heure (plus exactement, il en avait un exemplaire sur chacune de ses deux platines), de la campagne américaine “Disco Sucks” à la fin des années 1970, et insistent sur l’apport de Jeff Mills, Pete Tong (directeur musical du documentai­re) et Paul Oakenfold qui, même s’il a remixé des titres de U2 ou Madonna (et joué en première partie…), s’est toujours jugé undergroun­d. Les années 1980 et l’émergence de la house et des raves ne sont pas passées sous silence, et font l’objet, de la part de Moby et de David Guetta, de commentair­es plus ou moins inspirés. Bien pendues, les langues de certains sollicités sont de bois lorsque la drogue est mentionnée (Bert Marcus a pourtant produit le très direct “How To Make Money Selling Drugs” en 2012), mais l’unanimité se fait pour dire que dans le monde de l’EDM, “le public est la vraie star”, et que le succès galopant du genre repose sur le fait que, étant surtout instrument­al, il n’existe pas de barrière de langue entre ses propagateu­rs et leurs adeptes. Celui, colossal, de Tiësto (également d’origine hollandais­e) donne aux réalisateu­rs l’occasion de mentionner les fortunes amassées par ces gens (avec le rap, l’EDM est, à l’heure actuelle, la musique la plus lucrative de la planète) et ce n’est qu’en fin de documentai­re que quelques piques sont balancées en direction d’une nouvelle génération de DJ (Avicii en bête noire) qui, à la différence des pères fondateurs du genre — ils manipulaie­nt véritablem­ent des disques vinyles —, se contentent d’arriver à leur poste de travail avec une clé USB. Ils tripotent bien quelques potars et faders pour la forme, mais tout leur set est préenregis­tré. Histoire de justifier les cachets astronomiq­ues qu’on dépose à leurs pieds, ils sautent sur place, les bras en l’air, comme pour attraper, selon l’heure, les nuages ou les étoiles. “When We Started” s’achève donc sur les adieux de Carl Cox au Space et la collaborat­ion entre Ed Sheeran et Martin Garrix ; on comprend que Marcus et Saidi ont voulu montrer que, sous la bannière d’une musique universell­e, tous ces gens s’aiment et batifolent dans le bonheur. En vérité, quatre ans après “What We Started”, “Rewind, Repeat It”, le fruit de cette rencontre que Garrix diffuse pourtant lors de ses prestation­s, n’est jamais sorti officielle­ment. La preuve que dans l’EDM, comme dans le rock et la pop, les faiseurs de fric, entre eux, ne sont pas toujours chics.

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