Secrets d'Histoire

Les Borgia, meurtre et poison à tous les étages

Le nom concentre en lui tout ce que l’on peut imaginer en termes de corruption, luxure et violence, mais aussi de culture et de goût pour les arts. Comment une famille de guerriers valenciens a-t-elle réussi ce tour de force ?

- Par Rafael Pic

Tout commence sous les auspices les plus purs et altruistes. Dans la cathédrale de Valence en Espagne, Vincent Ferrier, futur saint, remarque un jeune, dévoué et généreux, un certain Alonso de Borja. Ses qualités lui promettent une belle carrière au sein de l’Église ! La prédiction est un peu inattendue car la famille dont il vient s’est plutôt fait connaître pour ses vertus guerrières que pour sa piété à la messe. Mais elle se réalisera : Alonso fera toute sa carrière à Rome, italianisa­nt au passage son nom de famille en Borgia, et la couronnera par son élection au trône de saint Pierre en 1455. Il est alors un vieillard de 76 ans qui a profité pour s’imposer de la vieille rivalité entre deux familles romaines, les Orsini et les Colonna. Devenu Calixte III, il accorde à un débutant le même coup de pouce dont il a bénéficié à ses débuts. L’heureux élu est son neveu Rodrigo. Le jeune homme bénéficie d’une excellente éducation et est vite propulsé dans les rouages du Vatican : à 25 ans, il est nommé cardinal alors qu’il n’est même pas encore prêtre ! Efficace et obéissant, il reste dans l’ombre, ne briguant pas la succession de son oncle.

Rodrigo Borgia devient Alexandre VI

Excellent bureaucrat­e, il secondera de manière efficace, en tant que vice-chancelier, quatre papes avant de voir enfin sonner son heure. À l’élection de 1492, dépensant sans compter pour s’assurer les faveurs des cardinaux, il ceint la tiare de saint Pierre. Il se montre fin diplomate, arbitrant la querelle entre Espagnols et Portugais pour le contrôle du Nouveau Monde. Il affiche au début un train de vie étonnammen­t modeste et sait montrer du courage : en janvier 1494, lorsque l’armée de Charles VIII s’apprête à bombarder le château Saint-Ange où il s’est réfugié, il se présente sur le chemin de ronde, armé de son seul crucifix et des saintes reliques. S’il fait mine d’être bon pape, Alexandre VI ne peut empêcher le naturel de revenir au galop. Car il est avant tout glouton, jouisseur, libidineux, avide de pouvoir… et père de famille.

Pour promouvoir les enfants qu’il a eus d’une belle aubergiste, Vannozza Cattanei, il pousse à un degré inédit le népotisme. À son préféré, Jean, il donne les honneurs militaires avec la charge de capitaine général de l’Église.

Le règne du népotisme

À l’aîné, César, il confiera la clé des États pontificau­x de Romagne en lui permettant de s’y tailler une principaut­é. À la troisième, Lucrèce, il offre les meilleurs partis du moment, choisis successive­ment dans les familles Sforza, d’Aragon ou d’Este. Bon pape, bon époux, bon père, il n’y aurait presque rien à redire – si ce n’est quelque incompatib­ilité théorique… –, il est aussi un esthète remarquabl­e, passant commande aux grands artistes du temps, dont Pinturicch­io qui décore ses appartemen­ts du Vatican. Mais la légende noire est en marche ! Elle va être si éclatante que son attrait ne faiblira pas pendant les cinq siècles suivants : au début des années 2011, la série Borgia de Tom Fontana a battu des records d’audience dans le monde. Une légende faite d’inceste, de meurtres, de corruption, de népotisme, distillés à profusion… Fatigué par une vie d’excès, Alexandre VI meurt en plein mois d’août 1503, à l’issue d’un dîner arrosé chez le cardinal Castello. La bonne chère a certaineme­nt été agrémentée de substances toxiques. Un empoisonne­ment est chose très banale à Rome à l’époque…

César Borgia, un fils meurtrier

Cela ne suffit pas à bâtir un destin maudit! Sa famille va y contribuer en laissant un impression­nant sillage de sang. Jean, qui aimait régler ses querelles de manière expéditive, est retrouvé dans le Tibre en juin 1497, transpercé de neuf coups de poignard. Pour corser le tout, l’assassin n’est autre que son propre frère, César. L’aîné des Borgia semble avoir un goût particulie­r pour les petits meurtres en famille. Après avoir contribué à occire le premier amant de sa soeur Lucrèce, il fait subir le même sort à Alphonse d’Aragon, son deuxième mari, étendu de plusieurs coups de lame, puis étouffé. Le goût du sang est celui que César préfère. Il l’a prouvé en combattant

des taureaux à mains nues dans les rues de Rome. Il le prouvera dans sa conquête impitoyabl­e des villes de Romagne, où une partie des garnisons récalcitra­ntes sont passées au fil de l’épée. Et lorsque ses alliés s’inquiètent de son excès d’ambition, il les fait étrangler : deux Orsini périssent ainsi le jour de l’an 1503… Mais il sait aussi séduire les grands de ce monde. Louis XII, roi de France, lui donne en mariage Charlotte d’Albret, soeur du roi de Navarre. En 1507, parti au secours de son beau-frère, il est capturé au siège de Viana. Emprisonné au château de La Mota, César Borgia parvient à s’échapper au moyen de cordes, se brise les os en tombant dans le fossé et réussit encore à résister à vingt hommes en furie avant d’expirer, le corps lardé de toutes parts.

Lucrèce, la belle empoisonne­use

Si l’on excepte la dizaine de bâtards que laisse le pape Alexandre VI, il ne reste dans la famille Borgia décimée, après la mort du discret Geoffroi (en 1516) que la belle Lucrèce. Son apparence dissimule-t-elle habilement la perversion ? On l’accuse d’avoir couché avec son père et avec son frère, d’avoir elle aussi manié sans pitié le poison et la dague. Dans son drame joué en 1833 et qui lui apporte un succès retentissa­nt, un jeune auteur romantique la charge de tous les méfaits. « Jeppo Liveretto, va rejoindre ton oncle Vitelli que j’ai fait poignarder dans les caves du Vatican ! Ascanio Petrucci, va rejoindre ton cousin Pandolfo que j’ai assassiné pour lui voler sa ville ! Oloferno Vitellozzo, ton oncle t’attend, tu sais bien, Iago d’Appiani que j’ai empoisonné dans une fête ! », écrit Victor Hugo. Pourtant, elle semble survivre allègremen­t à la malédictio­n qui a touché les siens. Son dernier mariage avec Alphonse d’Este est même heureux : son époux lui donne les clés du duché de Ferrare lorsqu’il part guerroyer et

En 1507, parti au secours de son beaufrère, César Borgia est capturé au siège de Viana.

elle cultive à l’envi son goût des arts. Elle passe commande aux peintres, tel Dosso Dossi, et protège des écrivains comme Pietro Bembo ou L’Arioste qui lui lit en avant-première son Roland furieux. Mais la fatalité est bien là, tapie dans l’ombre : à 39 ans, elle meurt en couches, lors de sa neuvième grossesse. Ainsi s’éteint une dynastie qui n’en fut pas une, mais qui s’est durablemen­t installée sur le podium de la violence et des turpitudes.

 ??  ?? Portrait de César Borgia duc de Valence, par Altobello Melone, 1503, Bergame.
Portrait de César Borgia duc de Valence, par Altobello Melone, 1503, Bergame.
 ??  ?? Lucrèce Borgia règne au Vatican pendant l’absence du pape Alexandre VI, de Frank Cadogan Cowper, xxe siècle, Londres.
Lucrèce Borgia règne au Vatican pendant l’absence du pape Alexandre VI, de Frank Cadogan Cowper, xxe siècle, Londres.
 ??  ?? Ce détail du tableau de Cola da Orte et Giovanni Antonio da Roma, xvie siècle, La Madonna dei Raccomanda­ti, montre ceux qui ont exercé le pouvoir, notamment, le pape Alexandre VI, au premier plan.
Ce détail du tableau de Cola da Orte et Giovanni Antonio da Roma, xvie siècle, La Madonna dei Raccomanda­ti, montre ceux qui ont exercé le pouvoir, notamment, le pape Alexandre VI, au premier plan.
 ??  ?? C’est au château de La Mota, dans la province de Valladolid en Espagne, que César Borgia est retenu prisonnier. Cette forteresse médiévale a été reconstrui­te au xxe siècle.
C’est au château de La Mota, dans la province de Valladolid en Espagne, que César Borgia est retenu prisonnier. Cette forteresse médiévale a été reconstrui­te au xxe siècle.
 ??  ?? L’Arrestatio­n de Catherine Sforza, par Gobbi Dario, 1914. Lors des guerres d’Italie, elle tient tête à César Borgia, mais le paye de son emprisonne­ment.
L’Arrestatio­n de Catherine Sforza, par Gobbi Dario, 1914. Lors des guerres d’Italie, elle tient tête à César Borgia, mais le paye de son emprisonne­ment.
 ??  ?? L’année du Jubilé, illustrati­on de la procession de César Borgia à Rome, 1500, par Kristina Gehrmann, 2012.
L’année du Jubilé, illustrati­on de la procession de César Borgia à Rome, 1500, par Kristina Gehrmann, 2012.

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