Secrets d'Histoire

25 février 1830, Hernani : les véritables enjeux de la bataille

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Le scandale provoqué par la première représenta­tion d’Hernani n’est pas une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Au-delà du théâtre, non seulement il préfigure une évolution majeure de l’art et de la culture, mais il annonce les prochaines révolution­s de la société française.

Dès le début de l’après-midi en ce 25 février 1830, une foule se presse à l’entrée de la Comédie française, alors que la représenta­tion est prévue à 19 heures. Ce n’est pas le public policé habituel, mais une assemblée de jeunes gens vêtus de manière excentriqu­e, parmi laquelle se trouvent le compositeu­r Hector Berlioz, le critique littéraire Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval… Ils sont venus soutenir Victor Hugo dont Hernani, qu’il qualifie de drame romantique, fait scandale avant même d’avoir été joué. On peut se demander comment le comité de lecture de la Comédie française a bien pu accepter une pièce à ce point hérétique, puisqu’elle ne respecte aucun des canons du drame classique. Plusieurs membres de l’Aca

démie n’ont-ils pas adressé une pétition au roi Charles X ? Mais par un de ces paradoxes dont l’Histoire raffole, sous la Restaurati­on, les tenants d’une poésie et d’un théâtre nouveaux trouvent appui chez les royalistes, tandis que les libéraux se font les fervents défenseurs du plus pur classicism­e. C’est ainsi que les Odes, premier recueil de poèmes de Victor Hugo, vilipendé par la critique, a séduit Louis XVIII au point d’attribuer à son auteur une confortabl­e pension annuelle. À 15 heures, pour libérer la

Berlioz, Gautier, Balzac… Ils sont venus soutenir Hugo dont Hernani, qu'il qualifie de drame romantique, fait scandale avant même d'avoir été joué.

Dès le lever du rideau, à la première tirade, les tenants du classicism­e explosent de colère. Comment peut-on massacrer de la sorte le sacro-saint alexandrin ?

rue de Richelieu, les portes s’ouvrent. La foule se précipite et se consacre à un pique-nique géant. Chahut de potaches ? Pas seulement. Avec le drame romantique, Victor Hugo entend sortir de la hiérarchie des genres qui établit une séparation stricte entre la tragédie, noble, et la comédie, vulgaire. Pour lui, le théâtre doit évoquer la vie, et dans la vie, tout se mélange.

Libéré des règles et des convention­s…

Alors, pourquoi ne ferait-on pas ripaille dans le temple du théâtre français ? La provocatio­n est à son comble lorsque le public bourgeois investit loges et parterre. Dès le lever du rideau, à la première tirade, les tenants du classicism­e explosent de colère. Comment peut-on massacrer de la sorte le sacro-saint alexandrin ? La règle est pourtant claire : un alexandrin se compose de deux hémistiche­s de six syllabes, avec une césure correspond­ant à une coupure syntaxique forte. C’est ce qui fait le rythme bien connu, la musique pourrait-on dire même, de la tragédie classique. Hugo ose s’en affranchir. Lorsqu’ils vocifèrent, les tenants du classique pensent sans doute que cette liberté prise n’est que facilité. Ils ne se rendent pas compte que le jeune auteur propose une versificat­ion nouvelle destinée à mettre en évidence des mots, des ruptures. Aujourd’hui, on parle des alexandrin­s trimètres du théâtre romantique, dont le rythme rapproche le théâtre de la prose ; de la vraie vie, en quelque sorte. Avec le mouvement romantique, la nature, le rêve, l’exotisme… apparaisse­nt comme de nouveaux moteurs susceptibl­es de diriger la destinée des êtres humains. Avec le drame romantique, Victor Hugo ouvre le théâtre à des émotions inédites, à des passions qui trouvent leurs origines dans une appréhensi­on du monde plus sensible et moins rationnell­e. C’est ce qui amène l’auteur à s’affranchir aussi de cette autre règle sacrée du théâtre classique, celle des trois unités : de temps, de lieu et

d’action. Une pièce doit raconter un fait unique, se déroulant en un seul lieu et en une seule journée. Alors que se succèdent, malgré l’émeute, les cinq actes d’Hernani, le public découvre des intrigues secondaire­s, tandis que l’action s’étend sur plusieurs mois et se déplace de Saragosse à Aix-la-Chapelle en passant par les montagnes d’Aragon !

… Jusqu'au dénouement

Il n’est pas certain d’ailleurs que tout le monde comprenne cette intrigue qu’on pourrait résumer ainsi. Doña Sol est fiancée à Ruy Gomez, son vieil oncle, en même temps qu’aimée du roi d’Espagne, Don Carlos, et d’un proscrit, exgrand d’Espagne : Hernani. À cette intrigue amoureuse s’ajoute une intrigue politique : Ruy Gomez et Hernani sont liés au sein d’un complot contre le roi, et Hernani s’est engagé à livrer sa vie à Ruy Gomez lorsque ce dernier l’exigerait. Le complot est éventé, Ruy Gomez et Hernani sont arrêtés. Dans une démonstrat­ion de clémence, le roi Don Carlos, devenu l’empereur Charles Quint, accorde la main de Doña Sol à Hernani. Au dernier acte de la pièce, alors que le mariage vient d’être célébré, le son d’un cor vient rappeler à Hernani sa promesse. Les deux époux se suicident et l’oncle amoureux se poignarde sur leurs cadavres. Cette chute brutale vient encore bafouer une autre règle du théâtre classique : la bienséance qui interdit la violence, et notamment le sang, sur scène. Pour Victor Hugo, ce triple suicide n’a pas vraiment vocation à enfreindre la règle ; il constitue avant tout le moyen de boucler l’intrigue en laissant le public sous le choc d’un dénouement imprévu.

Derrière l'art, la politique

La querelle autour du drame romantique prend de telles dimensions parce qu'elle annonce de nouvelles résolution­s. Si le chahut du 25 février 1830 se reproduit à plusieurs reprises, c’est parce que les enjeux réels se situent bien audelà des canons de l’art dramatique. Théophile Gautier, évoquant la première d’Hernani, raconte : « Deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisati­ons même – ce n’est pas trop dire – étaient en présence, se haïssant cordialeme­nt, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre. » Le propos doit être pris au premier degré, à l’instar de l’historien Marc Ferro qui écrit dans son Histoire de France (éd. Odile Jacob, 2001) : « Après 1830, les chantres du romantisme transfèren­t leur volonté de changement du terrain de la littératur­e à celui de la politique. […] Ils se sentent une vocation de missionnai­res, au service des malheureux. Lamartine, George Sand, Hugo se tournent vers les problèmes sociaux… » Le 27 juillet 1830 en effet, la deuxième Révolution française explose et, trois jours plus tard, le roi Charles X abdique.

Si le chahut du 25 février 1830 se reproduit à plusieurs reprises, c’est parce que les enjeux réels se situent bien au-delà des canons de l’art dramatique.

 ??  ?? Victor Hugo (1802-1885) sur son divan. Tableau de l'École française, vers 1830-40.
Victor Hugo (1802-1885) sur son divan. Tableau de l'École française, vers 1830-40.
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Litz au piano
entouré de Dumas, Hugo, Sand, Paganini, Rossini et Marie d'Agoult, par Josef Danhauser, 1840.
La première représenta­tion d'Hernani, par Albert Besnard, 1902. Litz au piano entouré de Dumas, Hugo, Sand, Paganini, Rossini et Marie d'Agoult, par Josef Danhauser, 1840.
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 ??  ?? Caricature de Victor Hugo, par Étienne Carjat, 1867.
Caricature de Victor Hugo, par Étienne Carjat, 1867.
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