Secrets d'Histoire

Au coeur d'une passion

L’amour en impression

- Par Sophie Denis Berthe le dévore des yeux. De son côté, il n’est pas insensible à sa peinture…

Berthe Morisot et Édouard Manet, l'amour en impression

Il est le peintre par lequel le scandale arrive, dont les tableaux suscitent des bagarres. Elle est une jeune femme de bonne famille, qui ne rêve que de peindre. Entre le dandy marié et la bientôt vieille fille, le courant passe trop bien, trop vite. Il s’aiment d’un amour platonique, ou presque, mais dévorant. Elle sera son modèle et le regret de sa vie, lui son mentor et... son beaufrère. S’ils avaient cédé à leur amour, y aurait-il eu de la place pour leurs deux génies créatifs ?

Comme elle en a désormais pris l’habitude, Berthe Morisot est au Louvre cet après-midi et a installé ses toiles et ses pinceaux devant un chef-d’oeuvre signé Rubens. Nous sommes en 1867, et l’école des BeauxArts n’est pas encore ouverte aux filles; quant aux ateliers d’artistes qui fleurissen­t à Paris, ils ne sont pas recommanda­bles pour les jeunes filles de bonne famille ! Il n’y a donc que le Louvre qui soit ouvert à tous les copistes et fréquentab­le pour les artistes en herbe, féminines qui plus est.

Deux soeurs si douées

C’est donc le cas de Berthe, 26 ans, et sa soeur Edma, réunies ici avec l'ambition commune de devenir peintre. Aussitôt leur talent décelé, elles ont été poussées dans cette voie par leur mère, musicienne ratée, qui se plaît à imaginer qu’elles pourraient tâter du pinceau le dimanche, à leurs heures perdues; le père, qui aurait voulu être architecte et n’est que préfet, n’y voit pour l’instant rien à redire. Les deux soeurs sont très douées et la plus jeune, Berthe, encore plus entêtée à réussir. Peintre du dimanche, très peu pour elle! Elle y sacrifiera s’il le faut sa vie de famille, persuadée que le mariage peut la détourner de sa vocation. C’est effectivem­ent ce qui vient d’arriver à la soeur aînée, Yves, certes la moins talentueus­e des trois, et le même sort attend Edma, qui va troquer ses pinceaux contre les joies d’épouse et de mère de famille en se mariant à un officier de marine en 1868. Les soeurs ont eu des débuts prometteur­s. Élèves du paysagiste Oudinot et de Corot, elles ont exposé leurs premières oeuvres au Salon de 1864 et Berthe a récidivé un an après. Aussi, ce jour-là au Louvre, les curieux sont-ils nombreux à regarder par-dessus leur épaule. Parmi eux, Édouard Manet, que Fantin-Latour, ami des jeunes femmes, vient de leur présenter. À 35 ans, Manet a pour lui d’être grand, blond, et surtout précédé d’une réputation sulfureuse, lui qui a osé peindre Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia. Berthe le dévore des yeux. De son côté, il n’est pas insensible à sa peinture et encore moins au tempéramen­t passionné qu’il devine derrière ses yeux noirs. Le noir n’est-il pas sa couleur préférée, qu’on trouve abondammen­t dans ses tableaux? Alors une semaine plus tard, il lui demande de bien vouloir poser pour lui. Elle accepte de venir dans son atelier, chaperonné­e par sa mère. À l’époque, impossible pour une jeune femme célibatair­e et de bonne famille d’être reçue seule chez un homme! La mère assistera à toutes les séances de pose, de ce tableau, Le Balcon, et des suivants

(Le Soulier rose, Le Repos, À l’éventail, Au bouquet de violettes). Manet ne se lasse pas de son modèle, et du feu qui brille dans ses yeux. Berthe a la beauté du diable. Entre eux, c’est le coup de foudre, celui, dévastateu­r d’un amour impossible. Manet est en effet marié à Suzanne, son ancienne professeur­e de piano, maîtresse enfin épousée, et mère d’un petit garçon, Léon, qu’elle fait passer pour son petit frère. Manet est son parrain et l’a élevé comme son fils, qu’il est probableme­nt. Ils vivent tous chez la mère de Manet, qui entretient tout ce petit monde.

Dans la tourmente de la Commune

Une situation familiale compliquée, donc, à laquelle il faut ajouter des maîtresses – c’est l’époque – dont une plus importante, car devenue son modèle favori, Victorine Meurent, qui a entre autres posé pour Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia. L'amour de Berthe et Édouard, impossible et platonique, ne cesse de grandir jusqu’à la guerre de 1870 et la Commune. Pendant ces temps troublés, plus de séances de pose ni de dîner dans la famille de l’un ou l’autre. Républicai­n convaincu, Manet s’est engagé dans la Garde nationale. Séparés, ils sont très malheureux, jusqu’à cette nuit d’hiver pendant le siège de Paris où ils se retrouvent à l’insu de tous. La guerre puis les insurrecti­ons les séparent à nouveau, chacun réfugié avec les siens. Que va-t-il rester de cette nuit ? Des souvenirs incandesce­nts. La certitude d’avoir vécu en quelques heures ce que d’autres explorent en une vie. Peut-être un enfant ? Il est possible que Berthe soit tombée enceinte. L’un et l’autre ont décidé que c’était impossible. Berthe gardera donc son secret, mais pas l’enfant.

Manet est en effet marié à Suzanne, son ancienne professeur­e de piano, maîtresse enfin épousée, et mère d’un petit garçon, Léon, qu’elle fait passer pour son petit frère.

 ??  ?? Portrait d'Édouard Manet (1832-1883), d'Henri FantinLato­ur (18361904), peintre de son cercle d'amis artistes, avec Degas, Baudelaire et Zola, et qui lui présenta Berthe Morisot.
Portrait d'Édouard Manet (1832-1883), d'Henri FantinLato­ur (18361904), peintre de son cercle d'amis artistes, avec Degas, Baudelaire et Zola, et qui lui présenta Berthe Morisot.
 ??  ?? Le Repos, ou Portrait de Berthe Morisot (1870), et, ci-dessous, La Musique aux Tuileries (1862), de Manet.
Le Repos, ou Portrait de Berthe Morisot (1870), et, ci-dessous, La Musique aux Tuileries (1862), de Manet.
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L'artiste a peint Suzanne, son épouse pianiste (1830-1906), vers 1867.
Madame Manet au piano. L'artiste a peint Suzanne, son épouse pianiste (1830-1906), vers 1867.
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Ci-contre, à gauche, La Barricade ou L'Attente, d'André Devambez (1867-1943), représente les événements parisiens de 1870-1871, et la préparatio­n au combat du peuple armé. Victorine Meurent, de Manet, dont elle fut le modèle préféré de 1862 à 1873.

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