Le départ pour Vienne ou les années de formation
Le 2 novembre 1792, le jeune Beethoven quitte sa Bonn natale pour Vienne. À 22 ans, son talent est déjà reconnu et Vienne, capitale du Saint Empire germanique et haut lieu de la musique, est pour lui une étape incontournable afin de progresser dans son ar
Avant son départ, les amis de Beethoven lui ont offert un album où chacun lui a laissé messages d’encouragement, poèmes et dessins. Parmi ces témoignages d’affection et d’estime, une adresse prend des airs de prophétie, comme le souligne l’historienne Élisabeth Brisson (Beethoven, éd. Ellipses) : celle du comte Waldstein, chambellan du princeélecteur de Cologne, Maximilien Franz, qui a sollicité une bourse d’études pour Beethoven afin qu’il prenne des leçons auprès de Haydn à Vienne. « Cher Beethoven, vous allez à Vienne pour réaliser un souhait depuis longtemps exprimé : le génie de Mozart est encore en deuil et pleure la mort de son disciple. En l’inépuisable Haydn, il trouve un refuge, mais non une occupation; par lui, il désire encore s’unir à quelqu’un. Par une application incessante, recevez des mains de Haydn l’esprit de Mozart. » de tous ceux qui le saluent ainsi, Beethoven, dont le génie précoce est indéniable, semble promis à marcher dans les pas des plus grands.
Une naissance loin des légendes
Si des rumeurs fantaisistes ont fait du jeune Ludwig le fils caché du roi de Prusse ou la victime tragique d’une enfance malheureuse sous le joug d’un père alcoolique et maltraitant, il voit en réalité le jour au sein d’une famille de musiciens. Nous ne connaissons pas la date exacte de sa naissance, mais il est en tout cas baptisé le 17 décembre 1770 à Bonn. Ses parents, Johann et Maria Magdalena, lui donnent le prénom de son grand-père paternel… et de leur premier fils, mort au bout de quelques jours l’année précédente. Un prénom en forme d’héritage doublement lourd à porter. Parmi ses frères et soeurs cadets, seuls deux survivront: Kaspar et Nikolaus.
Si les Beethoven (le van n’est pas une particule de noblesse) ne roulent pas sur l’or, le grand-père de Ludwig et son père ont cependant occupé des charges officielles qui leur permettent de subvenir aux besoins de leur famille. Son aïeul Ludwig était ainsi maître de chapelle à la cour électorale – et marchand de vin pour arrondir les fins de mois! –, et son père, chanteur et maître de chant et de piano à la Cour: ses élèves sont recrutés au sein de l’aristocratie. Ce père, acteur reconnu de la scène culturelle locale, repère très tôt les dons du jeune Ludwig.
Un nouveau Mozart en quête de soutiens
Alors qu’il est encore enfant, son père fait participer Ludwig à des concerts, rêvant d’en faire un nouveau Mozart (et d’être lui-même un nouveau Leopold). S’il commence par le former, « il comprend rapidement qu’il faut le confier à d’autres maîtres, certains de ses amis d’abord, puis Christian Gottlob Neefe, directeur musical du Théâtre national de Bonn », souligne sa biographe, Élisabeth Brisson. Son père n’encourage pas le jeune Ludwig à faire des études universitaires, il veut qu’il devienne, comme lui, musicien de cour. « Neefe, qui a luimême remarqué les dispositions exceptionnelles de son élève, lui enseigne les techniques du clavier et les principes de la composition à partir des oeuvres de Bach notamment. Il lui transmet également son goût pour les écrivains et poètes contemporains, comme Goethe, Lessing, Herder, Schiller, et par là même une conception “moderne” de la musique, qui privilégie la sensibilité et la dimension spirituelle de l’art. » Figure incontournable de la société cultivée de Bonn, Neefe y introduit Beethoven et lui décroche un poste rémunéré d’organiste puis d’altiste dans l’orchestre de la Cour. Il fait aussi répéter les chanteurs en les accompagnant au piano. Neefe l’encourage à composer ses premières oeuvres et à les dédier à des personnalités influentes qui pourront ensuite le soutenir financièrement. C’est à cette époque que Beethoven rencontre Franz Wegeler, futur médecin, un peu plus âgé que lui. Leur amitié, profonde et sincère, durera toute leur vie. Wegeler présente le musicien à la famille von Breuning, des mélomanes très cultivés. Ludwig donne ainsi des cours à deux des enfants de la maison, Eleonore, qui a à peu près son âge, et Lorenz. S’il y eut peut-être une amourette entre eux, Eleonore épouse finalement Wegeler. Adoubé par les von Breuning, le jeune Beethoven continue son chemin dans le monde, compose et « contri
bue à la diffusion des idées nouvelles, notamment au moment de la disparition de Joseph II, modèle des despotes éclairés », souligne Élisabeth Brisson. La Cantate composée en son hommage ne sera finalement pas jouée, car jugée trop complexe à interpréter par les musiciens. Un reproche qui poursuivra Beethoven…
L’arrivée à Vienne
C’est alors que Haydn, qu’il a peut-être rencontré dès 1790 mais de façon certaine à l’été 1792, lui propose de lui donner des leçons à Vienne et de l’accompagner à Londres lors de son prochain voyage. À son arrivée à Vienne, Ludwig s’empresse de s’équiper afin de paraître dans le monde et les salons et d’en maîtriser les codes pour composer des airs à la mode. Il rencontre Nikolaus Zmeskall von Domanovecz, qui restera un ami fidèle et lui présente le prince Lichnowsky qui va devenir son mécène et l’accueille dans sa maison. Beethoven poursuit sa formation auprès de Haydn qui, convaincu de son talent exceptionnel, aimerait que la bourse dont bénéficie le jeune homme soit prolongée et voudrait l’emmener à Londres. Il demande l’autorisation au prince-électeur puisque le jeune musicien appartient à sa cour. Maximilien Franz n’exige pas le retour de Ludwig à Bonn, mais ne lui permet pas de partir à Londres et lui coupe même les vivres. Beethoven qui brigue un poste de maître de chapelle à sa cour est déçu. D’autant qu’avec la mort du prince-électeur et la disparition de la cour de Cologne lors de la guerre avec les troupes révolutionnaires françaises, ses espoirs s’envolent. Un retour à Bonn est de surcroît exclu, la ville étant tombée aux mains des Français.
Beethoven et son projet musical
Ludwig ne manque pas de ressources. Soucieux de se ménager de nouveaux soutiens, il continue la stratégie transmise par son père et ses premiers maîtres : dédicacer ses oeuvres à de potentiels protecteurs influents et fortunés. Son prince étant décédé, il choisit ainsi pour dédicataire de sa première Symphonie op. 21 le baron van Swieten, figure importante de la société cultivée viennoise. Son soutien, celui de Zmeskall et la rente que lui verse le prince Lichnowsky lui permettent de se concentrer sur son objectif : progresser sans cesse. Haydn, qui part pour Londres en 1794, le confie à Johann Georg Albrechtsberger, un compositeur réputé. Ludwig, privé de bourse, paie lui-même ses leçons. « Plus que Haydn, qui ne lui donne pas vraiment de leçons mais discute plutôt de ses créations, Albrechtsberger est celui qui va vraiment former Beethoven à la composition, souligne Élisabeth Brisson. C’est lui qui lui enseigne l’écriture musicale. Il compose alors Trois trios pour piano, qu’il fait éditer sous le nom d’ “OEuvre Ire”, car bien qu’il ne s’agisse pas de ses premières réalisations, il les considère comme une sorte de “manifeste”, un programme esthétique inaugurant une nouvelle façon de composer. » Il conçoit une musique qui ne distingue plus le divertissement du « sérieux », et sa technique sert l’expression des émotions. « Sa musique est tellement
complexe, difficile à exécuter pour les instrumentistes que ces derniers ne veulent pas s’y risquer, observe Élisabeth Brisson. Cela va longtemps nuire au succès de Beethoven, dont le génie est reconnu par les mélomanes et les critiques, mais dont les oeuvres peinent à conquérir le public. Pensez à la Grande Fugue qu’il compose entre 1824 et 1825, ces quatre instruments, et à ce quart d’heure sans mélodie! C’est déroutant pour l’époque. » Ludwig sait cependant composer selon les goûts du temps, pour s’assurer subsides et soutiens, comme la Grande Sonate pathétique, qui remporte un vif succès.
Le temps des amours
Si des amis comme Wegeler, Lenz, Christoph et Stephan von Breuning, ses frères Nikolaus et Kaspar ont rejoint Ludwig à Vienne, ce dernier n’en néglige pas pour autant la gent féminine ! La légende de Beethoven en éternel amoureux éconduit et vieux garçon est dépourvue de tout fondement : « C’était un homme très vigoureux, enthousiaste et plein de feu, souligne Élisabeth Brisson. Son ami Wegeler disait de lui qu’il était un Adonis et qu’il collectionnait les conquêtes. Il a eu des amourettes, il aimait les jeunes femmes musiciennes, les pianistes, des femmes de haut rang, intellectuelles. Cette complicité musicale faisait souvent naître l’amour. Il a probablement aimé Barbara Koch et Eleonore von Breuning, connues dans sa jeunesse, Jeannette d’Honrath ou Magdalena Willmann; il était également très épris de Thérèse et Joséphine de Brunsvick pour qui il compose des petits morceaux et dont il restera proche même après le mariage de Joséphine. » Il vivra avec cette dernière une relation passionnée lorsqu’elle devint veuve, mais Joséphine finit par rompre car elle trouve Ludwig trop sensuel. Plus tard, bien installé, doté de revenus réguliers, Beethoven songe à se marier, notamment à Therese Malfatti, sa cadette de vingt-deux ans, mais la famille de la jeune femme repousse sa demande. « C’était un homme plein de vitalité, et je me demande si cela n’explique pas en partie le fait qu’il ne se soit jamais marié, avance Élisabeth Brisson. Beethoven avait épousé la musique, mais on pensait également à l’époque qu’une vie sexuelle débordante était incompatible avec la vie maritale. Or Beethoven était physique, éruptif. »
Beethoven en tournée
À l’invitation du prince Lichnowsky, Beethoven, dont la virtuosité au piano est devenue célèbre, entame une tournée de concerts, à Prague, Dresde, Leipzig, Berlin... C’est une période d’intense création, et l'artiste articule alors une « politique musicale » (Élisabeth Brisson) autour de piliers fondamentaux: réserver la surprise de ses oeuvres en ne les publiant pas avant de les faire jouer en public; faire monter les enchères entre éditeurs et choisir les dédicataires les plus profitables pour assurer à ses morceaux le plus grand écho possible; faire taire les critiques sur l’originalité de son oeuvre. Beethoven cherche sans cesse à progresser dans son art, il recherche l’inouï, explore et épuise toutes les composantes existantes de l’écriture musicale. Sa renommée devient internationale et il compte dessus pour décrocher quelque poste officiel qui puisse lui assurer des revenus réguliers. Beethoven s’enfonce dans un silence de plus en plus épais. À la fin des années 1790, il devient sourd peu à peu sans que l’on ne connaisse l’origine exacte de son infirmité. Lui-même écrit qu’il possédait ce sens extrêmement développé plus jeune, se demandant s’il ne l’a pas fragilisé à force de le solliciter. Cette infirmité croissante que les médecins qu’il consulte en grand secret ne parviennent pas à enrayer, le met au désespoir. Sa carrière de musicien est-elle finie?