Le testament de Heiligenstadt
Ce document, retrouvé dans les papiers de Beethoven après sa mort, témoigne de son désarroi face à la surdité. Quelle légitimité pourra-t-il avoir en tant que musicien alors que ses oreilles lui font défaut ? Il va pourtant composer un chef-d’oeuvre, la T
Alors que ses premiers signes de surdité sont apparus quelques années auparavant, Ludwig van Beethoven l’avoue dans une première lettre à son cher ami Franz Wegeler le 29 juin 1801 : « […] Depuis trois ans, mon ouïe n’a cessé de s’affaiblir […]. Je dois dire que je mène une vie misérable, depuis presque deux ans j’évite toutes les relations, parce qu’il ne m’est plus possible de dire aux gens que je suis sourd ; si j’exerçais dans quelque autre domaine, cela irait encore, mais dans le domaine qui est le mien, cet état est effroyable, en outre, mes ennemis, dont le nombre n’est pas des moindres, que diraient-ils de cela ? […] Je te prie de ne rien dire à personne de mon état […], ce que je te confie doit rester un secret. » Cet aveu lui coûte : « Lorsqu’il écrit à Wegeler, qui est médecin, Beethoven vient lui demander conseil en tant que patient, souligne l’historienne Élisabeth Brisson. Et il lui demande le plus grand secret. En novembre, il évoque à nouveau son handicap dans une lettre. Il a le sentiment que la surdité fait de lui un imposteur. Il confie aussi son secret à un autre de ses amis, le pasteur Karl Amenda, qui vit désormais à Riga, et avec qui il partage une très grande complicité affective et intellectuelle. »
Ne pas céder au désespoir
L’année suivante, il rédige le testament de Heiligenstadt, adressé à ses frères, mais aussi à l’humanité. « Ô, vous, hommes qui me pensez ou me déclarez hostile, borné ou misanthrope, quelle injustice vous me faites, vous ne connaissez pas la
cause secrète de ce qui vous semble tel. […] » Il y confie son lourd secret, sa honte et le désespoir qui l’a presque poussé au suicide. « Il écrit que l’art l’a sauvé, remarque Élisabeth Brisson, et la conviction qu’une mission plus grande l’attendait. Il note ainsi dans ses papiers en 1806 : “Ne garde plus le secret de ta surdité, même dans ta musique.” C’est Plutarque qui le sauve et le décide à “saisir le destin à la gueule” : profondément humaniste, il est imprégné d’une vocation et se vit comme un nouveau Moïse, un Grand Homme comme on l’entend dans l’histoire antique, qui a quelque chose à apporter à l’Humanité, souligne encore l’historienne. Cela se traduit dans son processus créateur : il veut secouer les hommes pour les amener au bonheur et leur apporter la joie. Il traduit la pensée de Schiller et transpose la macération des idées du nouveau monde qui a fait la Révolution française, dans sa musique, avec les outils de composition de Mozart et de Haydn. Ce n’est pas un théoricien, mais il met ses idées en actes : c’est sa musique. »
Paris, Lumières et désillusions
À l’époque de Bonn, en 1789, Beethoven s’inscrit à l’université où il suit les cours d’Eulogius Schneider. Il y découvre Tacite, Plutarque, Shakespeare, Schiller, Goethe, mais surtout les idées révolutionnaires. Il contribue à publier une ode à la prise de la Bastille et se montre favorable à la Révolution française: au-delà de ses idéaux humanistes hérités de son admiration pour la République romaine, il salue la reconnaissance de l’importance politique de la musique avec notamment la création d’un Conservatoire et d’un « Magasin de musique à l’usage des fêtes et cérémonies de la Révolution ». La musique permet de relayer les idées nouvelles et d’émanciper les hommes. Beethoven brûle de
rejoindre Paris. Il s’enthousiasme pour Bonaparte, Premier Consul et décide de lui dédier sa Troisième Symphonie, qui doit voir triompher la liberté, l’égalité et la fraternité au sein d’une société d’hommes libres, aptes à la joie et la compassion. Cette Symphonie a pour premier titre Bonaparte ! Mais lorsque ce dernier devient l’ennemi de l’Autriche, Beethoven doit renoncer à son projet de rejoindre Paris et ne peut garder le titre de sa symphonie. « Il est en outre déçu par ce qui se passe en France, ajoute Élisabeth Brisson. En apprenant que Napoléon s’est fait couronner empereur, Beethoven aurait été furieux et aurait déchiré la page de titre de sa symphonie où figurait le nom de Bonaparte. Il garde néanmoins pour lui une forme d’admiration. Lorsque Napoléon épouse l’archiduchesse Marie-Louise, il veut lui dédier une messe, et soupire à l’annonce de sa mort: “Dommage qu’il n’ait pas réussi”. L’historien John Clubbe voit dans cette admiration une forme d’émulation, de destins parallèles, comme si Beethoven avait le sentiment d’être un grand homme comme Napoléon, dans une forme d’aristocratie de l’être héritée de l’Antiquité. Comme si aux victoires de Bonaparte répondait la réussite musicale de Beethoven. »
Une créativité intense et un mécénat
Fidèle à ses habitudes de travail, Beethoven compose en parallèle plusieurs oeuvres, et donc Fidelio, le seul opéra qu’il écrira, sur le livret Léonore ou l’Amour conjugal, de Jean-Nicolas Bouilly. L’histoire d’une femme qui vient sauver son mari injustement incarcéré en se faisant passer pour un homme, sorte de mythe d’Orphée inversé, propice à servir les idéaux humanistes et républicains de Beethoven. Comme le souligne l’historienne Élisabeth Brisson, le compositeur vit alors un amour heureux qui lui fait peut-être espérer connaître cet amour conjugal. La Sonate pour piano et violon n° 9, op. 47, les Trois Quatuors Rasumowsky témoignent également de la recherche constante, de l’innovation permanente de l’art de la composition de Beethoven. Il produit rapidement sa Quatrième Symphonie et s’attelle à la Cinquième. Après avoir postulé pour se mettre au service de la direction des théâtres impériaux et avoir été refusé, Beethoven reprend son éternelle quête d’un poste officiel. Un temps approché par un des frères de Napoléon, le prince Jérôme, roi de Westphalie, afin de devenir maître de chapelle à sa cour, il tente de faire monter les enchères et organise un grand concert à Vienne. Il y fait jouer
la Symphonie pastorale, la Cinquième Symphonie, le Quatrième Concerto pour piano, trois Hymnes de la Messe op. 86, la Fantaisie pour piano, choeur et orchestre op. 80 et la Fantaisie pour piano seul op. 77. Beethoven fait mouche. « Trois aristocrates mélomanes, raconte Élisabeth Brisson, le prince Kinsky, le prince Lobkowitz et l’archiduc Rodolphe acceptent de s’associer pour lui verser une rente, sans aucune contrainte. » Assuré de rentrées d’argent régulières, Beethoven peut composer à sa guise.
Goethe ou la déception
En 1810, Beethoven fait la connaissance de Bettina et Antonie Brentano, deux jeunes femmes cultivées, auxquelles il se lie sans que la moindre relation amoureuse n’ait d’avenir. Antonie est déjà mariée, et Bettina va bientôt l’être, malgré l’amitié amoureuse qu’éprouve pour elle Beethoven. Des sentiments sublimés encore par l’amitié de Bettina avec Goethe, que Beethoven admire. La jeune femme va les mettre en relation et favoriser leur rencontre. Cette dernière, précédée d’échanges empreints d’un respect et d’une admiration mutuels, a lieu en juillet 1812, à Teplitz. Goethe est alors le plus grand écrivain allemand, et Beethoven le plus célèbre compositeur européen. Les deux hommes se voient plusieurs jours de suite. Mais Goethe trouve le personnage et la musique de Beethoven trop emportés, et il prend rapidement ses distances, ne répondant même pas, par la suite, aux courriers de Beethoven, y compris pour lui demander son avis sur des adaptations musicales de ses oeuvres ! Il n’y a qu’en entendant jouer le premier mouvement de la Cinquième Symphonie par Mendelssohn en 1830, décrit Élisabeth Brisson, que Goethe se serait montré bouleversé par la musique de Beethoven. Quant à ce dernier, il écrit dans une lettre en novembre 1812: « Goethe goûte bien trop l’atmosphère des cours, plus qu’il ne sied à un poète. On ne peut plus dire grand-chose sur le ridicule des virtuoses si les poètes, qui devraient être regardés comme les premiers instructeurs de la nation, sont capables d’oublier tout ce qui peut passer au-dessus de ce clinquant. » S’il le trouve trop courtisan, Beethoven n’en conservera pas moins son admiration pour l’écrivain, se procurant encore toutes ses oeuvres.
Le congrès de Vienne, l’apothéose
Deux grands concerts donnés les 8 et 12 décembre 1813 en faveur des blessés de la bataille de Hanau (30 et 31 octobre 1813) sont un triomphe. La Bataille de Vittoria op. 91 et la Septième Symphonie créent l’enthousiasme. Beethoven, au faîte de sa gloire, est donc sollicité pour faire jouer les deux oeuvres ainsi que la Cantate pour solistes, choeur et orchestre, au moment du congrès de Vienne qui débute en septembre 1814. Quel paradoxe de voir ainsi interpréter les morceaux d’un compositeur dont les convictions républicaines sont de notoriété publique, devant un parterre de têtes couronnées qui sont en train de rétablir l’Ancien Régime et défaire l’héritage de la Révolution! Hors du champ politique, Beethoven va affirmer sa liberté dans une musique émancipatrice et vectrice de progrès. « S’il est favorable à un changement de régime, Beethoven ne s’inscrit pas dans un plan politique, mais sur le terrain de l’art, indique Élisabeth Brisson. Il veut le progrès de l’humanité et oeuvre, à travers sa musique, à l’amener vers la joie. »