/ SAGA : DPS
LE JOUR OÙ LE ROCKER M'EST APPARU
ROCKER EVANGELIST : LE JOUR OÙ LE ROCKER M’EST APPARU…
IL ÉTAIT UNE FOIS…
C'ÉTAIT LE NOUVEL AN CHINOIS, MAIS STEPHAN DRAKE N'ÉTAIT PAS D'HUMEUR À LE CÉLÉBRER. AVEC L'UN DE SES COLLABORATEURS, QUI AVAIT ACCEPTÉ D'ÊTRE À SES CÔTÉS ET DE MANQUER LES QUINZE JOURS DE RÉJOUISSANCES TRADITIONNELLES, IL FRISSONNAIT DANS LE FROID D’UNE USINE EN BÉTON DE SHANGHAI EN ESSAYANT DE RÉALISER LE SKI ULTIME. ILS AVAIENT PLACÉ DU PLASTIQUE, DU BOIS ET DE LA FIBRE DE CARBONE DANS LE MOULE EN FORME DE SKI, AVANT DE LE PLACER SOUS UNE PRESSE QUI ALLAIT CHAUFFER LE TOUT COMME UN LONG ET MINCE PANINI. UNE HEURE PLUS TARD, LORSQUE LA RÉSINE FUT CUITE, ILS OUVRIRENT LA PRESSE AVEC LA MÊME EXCITATION QU'UN ENFANT DÉBALLANT UN CADEAU. Mais chacun des six skis réalisés chaque jour avait un défaut. Quand il n’y avait pas des bulles sur la couche supérieure ou inférieure, le ski se brisait comme du verre, ou présentait une torsion inquiétante. Malgré la réduction du budget R&D de son entreprise naissante, Drake avait rempli une salle entière de skis en carbone totalement inutilisables. Il avait commencé à s'interroger sur la faisabilité de son projet… Était-ce lui-même ou son projet qui était un peu fou ? Ayant grandi à Manhattan, Stephan Drake n'avait pas eu souvent l'occasion de faire du ski. Mais les vacances chez son grand-père à Aspen (Colorado) lui avaient donné l'envie, qui tournait parfois à l'obsession, de skier dans la poudreuse. Après le lycée, il avait choisi le Collège Colorado en grande partie pour faire du ski. Dès ses études terminées, il écrivait des articles pour des magazines de ski, participait à des compétitions de freeride, enseignait le ski et travaillait comme « ambassadeur » pour Patagonia. Il faisait surtout tout son possible pour voyager et accumuler autant de jours de ski en poudreuse qu'il était humainement possible de le faire. Lors d'un voyage d'été à Las Leñas en Argentine, Drake se rendit à l’évidence que même les meilleurs skis avaient bien des lacunes en poudreuse. Ils étaient en particulier beaucoup plus lourds et difficiles à gérer que les snowboards utilisés par ses amis. En juillet 1999, il a presque été converti au snowboard : en une nuit, un mètre de magnifique poudreuse était tombé sur Las Leñas. Selon Drake, les conditions étaient « exceptionnelles » : soleil, ciel bleu, neige parfaite. Après avoir dévalé les 1000 mètres de dénivelé d’Eduardo, son run favori, il s’était effondré dans la neige, incapable de bouger. Drake trouvait ça amusant, mais enchaîner plus d’une centaine de virages dans la pente avec des skis traditionnels était littéralement épuisant. En entendant les cris de ses amis snowboardeurs qui surfaient la poudreuse à 80 km/h en envoyant des « ollies » devant lui, il s’était dit : « C'est ridicule. Je veux pouvoir faire ça ! » Stephan Drake n'avait toutefois pas complètement renoncé à ses planches et il commençait à réfléchir à des skis plus
performants dans la profonde, à l’instar d’une planche de snowboard. Avec ses études d’anglais, il n'avait aucune formation en ingénierie ou en physique, mais il avait découvert par hasard ce qui se révélera être l’une des plus grandes évolutions dans la conception des skis. Alors qu'il skiait à Aspen, Drake avait sauté une barre rocheuse et avait plié en spatule la structure métallique de ses skis. En colère au début, il remarqua très vite que le cambre inversé qui en résultait avait nettement amélioré leur comportement dans la poudreuse. Les skis traditionnels ont toujours formé un arc de la spatule au talon afin d’apporter du ressort sur neige dure: le cambre. Malheureusement, ce cambre est contre-productif dans la poudreuse car il a tendance à faire enfourner le ski, ce qui conduit à moins de vitesse, mais surtout a un manque d'équilibre et de contrôle. Au contraire, la spatule pliée des skis de Stephan constituait ce que les ingénieurs appellent le « rocker ». Au lieu d'entraîner l'avant du ski vers le bas, le rocker permet à la spatule de remonter à la surface et de glisser. « Comme dans n'importe quel autre sport nautique, disait-il, les planches de surf et planches à voile ont également du rocker. » Il est étonnant qu'il ait fallu si longtemps pour que les concepteurs de ski découvrent cela. Motivé comme jamais, Drake s’est senti l’âme d’un évangéliste. Il décide alors en 2002 de s’associer avec un ami suisse qui a une expérience dans le développement de produits. Les 2 compères créent leur propre entreprise avec un objectif très ambitieux : créer des skis dessinés pour la poudreuse. Ils proposent une ligne de skis plus larges que les modèles traditionnels mais légers grâce à une construction carbone, avec du rocker.
À LA RECHERCHE DE LA BONNE IDÉE
À l’époque, tous les skis classiques que Drake a essayés étaient bien moins performants dans la poudreuse que les snowboards de ses amis. Les skis étaient généralement construits en composite à base de fibre de verre et de résine, donc relativement lourds et fragiles. En parallèle, les fabricants de raquettes de tennis, de vélos, de bateaux et d'avions de chasse avaient tous commencé à utiliser la fibre de carbone qui est plus rigide, plus solide, et plus légère en même temps. Dans le monde du ski, certaines grosses sociétés avaient aussi essayé d’utiliser le carbone mais l’idée avait pourtant été abandonnée, entre autres à cause des problèmes de mise en oeuvre dans une structure longue comme un ski. Drake et son partenaire avaient finalement trouvé un fabricant qui disait pouvoir produire des skis en fibre de carbone, de sorte qu'ils avaient ouvert la vente au public sur Internet. La demande a été surprenante et, en quelques semaines, des centaines de clients avaient payé 900 $ la paire de skis sur internet. Malheureusement, le sous-traitant de Drake n’a jamais réussi à mettre en oeuvre correctement la fibre de carbone… Le temps passant, beaucoup trop de skis cassaient et l'entreprise a dû fermer. Néanmoins, Stephan Drake avait noté quelque chose de positif dans cette aventure malheureuse : la demande existait pour ses skis innovants. Il avait juste à résoudre le problème de la mise en oeuvre de la fibre de carbone… En 2005, Drake et l’ingénieur Peter Turner créent une nouvelle société : DPS, pour Drake Powder Works. En dépit du premier échec, ils conçoivent deux nouveaux skis : les Lotus 120 et 138, cherchant alors naïvement à « construire le ski ultime, celui qui hante nos propres rêves. Il ne s'agit pas de conquérir des parts de marché ou un type de clients en particulier, il s'agit juste de développer le ski le plus performant et le plus innovant de la planète ». Cette fois, Drake avait choisi d'utiliser une fibre de carbone pré-imprégnée de résine appelée “prépreg”, sachant que cela donnerait une meilleure répartition de la résine dans le ski, avec un poids moindre que les constructions traditionnelles. Le prepreg étant très sensible à la chaleur et à l’humidité, les livraisons et le stockage devaient se faire en conteneur frigorifique grâce auxquels la construction des skis en carbone prepreg promettait d’être simple. En pratique, cela ne fut pas du tout le cas…
« Il y avait une centaine de variables différentes, explique Drake. À chaque fois que nous résolvions un problème, un autre survenait. Nous mettions en oeuvre au sein du même moule des matériaux disparates ayant des propriétés physiques, des temps de réaction, et des comportements liés à la température complètement différents ». Même après avoir écumé toute la littérature sur le sujet, ils ne parvenaient pas à faire ce qu’ils voulaient avec cette technologie prepreg carbone.
SURTOUT, NE PAS VRILLER…
La nécessité d'économiser de l'argent avait entraîné la délocalisation de Drake et de sa société en Chine. La norme était alors de travailler quatorze heures par jour dans l'usine et de grosses quantités de carbone prepreg avaient été gaspillées. Pendant trois mois, Drake avait continué à se débattre avec un problème particulier : le vrillage. Chaque jour, il produisait six skis avec de légères variantes, parfois basées sur une théorie scientifique ou une inspiration… À chaque fois, lorsque le ski sortait du moule, qu’on retirait les excédants de moulage et ponçait la semelle, il atterrissait sur le marbre, la table plane de l’atelier, Drake voulant que les quatre coins du ski soient parfaitement plans. Si en tapotant sur un coin le ski vibrait, c’est qu’il était vrillé donc non valable. Il voulait entendre le même bruit net, quatre fois. Avec ironie, par une journée d'été 2007 et sous une chaleur tropicale, Drake avait tenté une disposition complètement différente des fibres de carbone après que les quatre premiers skis de la journée sont encore sortis vrillés. Après le dîner et quelques ajustements, le moule avait donné naissance à un nouveau ski qui, pour la première fois, avait émis un bruit net à chaque coin : il avait enfin produit un ski sans aucun vrillage. Cependant, la réussite n’était pas totale : «Nous avions déjà tant de fois cru réussir…, se souvient Drake. Nous avions obtenu un bon ski et pensions que nous avions résolu le problème mais pourrions-nous le reproduire ? L'enjeu était quand même de pouvoir le faire plusieurs fois de suite. » En suivant les mêmes méthodes, une nouvelle fournée avait pris place dans le moule. La presse avait été refermée, chauffée, puis refroidie. À l’ouverture, les ouvriers avaient récupéré un ski qui, une fois poncé, atterrit sur la fameuse table de travail. Selon le protocole, le premier point de contact avait produit un bruit bien net, tout comme le second et le troisième. Accroupi, les yeux au niveau du ski, Drake s’apprêtait à tapoter sur le quatrième coin : serait-ce une petite vibration ou un bruit net ? Le son fut clair et net ! Drake se remit debout, regarda les autres puis quitta la pièce. Il traversa l'usine, descendit trois étages par des escaliers, sortit à l'arrière du bâtiment, franchit le parking puis escalada une petite colline verdoyante. Au sommet, il poussa un cri. « Le reste de la nuit fut génial », raconte-t-il aujourd’hui mais il ne dira jamais exactement comment il avait enfin réalisé le ski (confidentiel), sauf que tout était dans la façon d’empiler les couches de fibres de carbone entre les autres matériaux. Désormais, il était capable de produire techniquement des skis 30% plus légers qu’avec une construction traditionnelle, 30% plus rigides et plus résistants dans le temps grâce à la technologie prepreg carbone. Ces nouveaux shapes apportaient exactement ce que Stephan voulait, permettant au ski de surfer comme un snowboard et au skieur de découvrir une sensation nouvelle combinant carving et dérive dans la poudreuse, sous une appellation qui a eu moins de succès que les skis produits : le slarving…
C’était il y a déjà longtemps. Depuis, DPS poursuit sa route.