L’affaire Ebossé.
Il y a un an, Albert Ebossé, attaquant camerounais de la JS Kabylie, mourait dans le stade de foot de son club, des suites d’un traumatisme crânien. L’arme du crime: une pierre lancée par ses propres supporters. C’est en tout cas la version présentée par les autorités algériennes. Problème: ce n’est pas la seule. Et peut-être la moins proche de la vérité. Enquête sur place, à Tizi-Ouzou.
On a longtemps cru qu’il avait été mortellement frappé par une pierre lancée de la main de ses propres supporters à l’issue d’une défaite. C’est du moins la version officielle qui domine depuis plus d’un an en Algérie. D’autres voix affirment que le Camerounais de la JS Kabylie, Albert Ebossé, aurait plutôt été brutalement assassiné dans le tunnel qui mène aux vestiaires du stade du 1er-Novembre-1954, sous les yeux de dizaines de témoins aphones. Pourquoi? Comment? Enquête sur place, à TiziOuzou.
Cerné par les montagnes du Djurdjura, Tizi-Ouzou s’éveille dans une ronronnante cacophonie en cette matinée d’août. Entre deux coups de klaxons, les chauffeurs de taxis hésitent à remonter leur vitre face aux effluves des pots d’échappement. Dans les artères asséchées et poussiéreuses du centreville, les commerçants s’affairent et se disputent le moindre carré d’ombre. Plus loin, devant la Cité des 145-Logements, la température monte encore d’un cran. Malgré l’heure avancée, le siège social de la Jeunesse sportive de Kabylie est fermé. Devant la lourde porte noire en acier, une centaine de supporters scande des slogans agressifs, au lendemain d’une nouvelle défaite contre Constantine. “Je suis plutôt déçu par l’affluence, on va mettre ça sur le compte des vacances”, s’excuse Mouloud Iboud, le joueur le plus capé de l’histoire de la JSK, en regardant la foule rétrécie derrière lui. Peu importe, l’essentiel est de marquer le coup: “Le club est pris en otage depuis trop longtemps et nous voulons que cela cesse immédiatement. Nous sommes devenus la risée du championnat algérien. Notre seule revendication est le départ du président Hannachi qui est en train de détruire le club. Le pouvoir de décision lui appartient entièrement. Personne ne peut déplacer une chaise du bureau sans le consulter, alors qu’il est de la pire incompétence.” Référence locale, Mouloud Iboud est le président du comité de sauvegarde de la JSK. Pour protester, il organise sans relâche depuis plusieurs mois de nombreux sitin et manifestations pacifiques. Ces dernières années, la JSK n’a en effet pas été épargnée par les soucis extrasportifs, à base de changements d’entraîneurs répétés, de démissions à la chaîne et autres polémiques en tout genre. Avec en point d’orgue cette journée tragique du 23 août 2014, lors de laquelle Albert Ebossé, l’avant-centre du club, a perdu la vie à cause d’un jet de pierre, lancée par ses propres supporters. Officiellement.
Malaisie, CRS et défibrillateurs
À l’époque, l’attaquant camerounais de 24 ans enfile les buts sous le maillot jaune et vert de la JSK. Venu de Malaisie, il s’est rapidement adapté au championnat algérien, au point d’en devenir la coqueluche. “Il était connu et apprécié dans toute l’Algérie, confirme Kamel Yesli, son ancien coéquipier et meilleur ami. Même quand on allait jouer dans le sud du pays, en plein désert, les gens criaient son nom.” C’est l’entraîneur Azzedine Aït Djoudi qui l’a fait venir en Algérie: “Il est arrivé avec beaucoup d’ambitions, même s’il avait quelques appréhensions au départ. Il était très content que je le repère et il m’a promis d’être à la hauteur.” Chose promise, chose due: Albert Ebossé termine meilleur buteur du championnat avec 17 buts et permet à la JSK d’accrocher la seconde place du championnat ainsi qu’une place en finale de la coupe d’Algérie. C’est donc plein d’espoirs que le chouchou du public entame sa seconde année au club, avec notamment ce match à domicile contre l’USM Alger, lors de la deuxième journée de championnat. Un choc très attendu entre les deux clubs les plus titrés du pays. L’ambiance est électrique, les débats équilibrés. Les visiteurs ouvrent le score, mais les locaux répliquent sur penalty. Blessé, Kamel Yesli observe la rencontre en tribunes: “Juste avant le match, Albert m’avait
“C’est la loi de l’omerta. Ce n’est pas difficile à comprendre: si quelqu’un parle, il est mort”
Ferhat Mehenni, leader du mouvement d’autonomie pour la Kabylie
“J’ai vu le docteur entrer dans le bloc et j’ai profité du fait que la porte battante ne soit pas encore fermée pour me faufiler derrière lui. À ce moment précis, j’ai vu Albert, sa tête pendait et ses bras ne répondaient plus”
Kamel Yesli, coéquipier d’Ebossé à la JSK
promis qu’il allait marquer. Alors ce tir au but, évidemment, il s’en est chargé. Je m’en rappelle encore, il est venu au poteau de corner faire sa danse habituelle avec les supporters.” Un bonheur de courte durée puisque Youcef Belaïli donne finalement la victoire à l’USMA, à cinq minutes de la fin. Le début du drame. Au coup de sifflet final, précédé par son capitaine Ali Rial, Ebossé regagne en marchant le tunnel qui mène aux vestiaires. “C’était chaud, les supporters mécontents ont commencé à jeter des pierres grosses comme mon poing, se rappelle Hugo Broos, l’ancien entraîneur belge de la JSK, qui a vécu la tragédie aux premières loges. Je suis arrivé trente secondes après car je venais de l’autre côté du terrain. Quand je suis arrivé près du tunnel, j’ai vu Albert couché sur le sol, à l’entrée. On m’a dit qu’il avait été touché par un projectile.” Protégé par les policiers qui forment un périmètre de sécurité, le joueur semble inconscient. “J’ai essayé d’aller le voir mais les CRS m’ont obligé à me diriger directement au vestiaire. Ils ne voulaient pas qu’on l’approche, ce qui m’a semblé normal sur le coup quand quelqu’un est inanimé. Une demi-heure après environ, on a appris dans les vestiaires qu’Albert avait été transporté d’urgence à l’hôpital.” Dans les tribunes, le bouche-à-oreille fait son oeuvre. Situé à quelques encablures du stade du 1er-Novembre-1954, le CHU de Tizi-Ouzou voit débarquer une foule immense, dans l’anarchie la plus totale. “Comme il n’y avait pas de sécurité à l’entrée, les supporters ont commencé à se ruer dans le hall, tout le monde était paniqué. Les gens pleuraient, priaient pour qu’Albert se remette, se souvient Kamel Yesli, qui a appris la nouvelle en arrivant aux vestiaires, avant de se précipiter au chevet du blessé. J’ai vu le docteur entrer dans le bloc et j’ai profité du fait que la porte battante ne soit pas encore fermée pour me faufiler derrière lui. À ce moment précis, j’ai vu Albert, sa tête pendait et ses bras ne répondaient plus. Le médecin du club m’a vu et m’a tout de suite poussé dehors. Ils m’ont expliqué qu’ils étaient sur le point d’utiliser les défibrillateurs. Je ne pouvais rien faire, Alors j’ai attendu, comme tout le monde.” Quarante-cinq minutes après, à 21 h 30, la porte s’ouvre à nouveau. Épuisé, le docteur sort, s’effondre contre le mur et commence à pleurer. “C’est à ce moment que j’ai compris ce qui était arrivé”, murmure Kamel, les larmes aux yeux. Pendant ce temps, le reste des troupes qui attend dans le vestiaire du stade s’inquiète. Le téléphone sonne, un dirigeant décroche. Silence. “Ebossé est mort.” Plongée dans l’horreur. “J’étais comme hors du monde. Les joueurs, les assistants et les dirigeants ont commencé à crier, se souvient Hugo Broos, encore traumatisé. Plus jamais je ne voudrais vivre un tel moment.”
“Ebossé a été froidement assassiné”
Le lendemain matin, l’Algérie se réveille sous le choc. “On a tué Ebossé” titrent les quotidiens sportifs Le Buteur et Compétition, en publiant une photo de la victime sur fond noir. Entre deux diatribes indignées, les politiques blâment la sauvagerie des supporters et le manque de sécurité des enceintes. “C’est une catastrophe pour le football national”, commente Mahfoud Kerbadj, le président de la ligue. En signe de deuil, la fédération algérienne de football suspend le championnat pendant quinze jours. Cependant, au milieu des débats enflammés, une vidéo fait irruption. Filmée involontairement par un cameraman, puis mise en ligne sur YouTube, la scène grossie à la loupe se passe dans le coin gauche en haut de l’écran. On y voit le joueur entrer sous le tunnel sain et sauf, protégé par un cordon policier. “Les autorités n’avaient vraiment pas prévu ça, explique le journaliste Amnay Ait Ifilkou, de la SIWEL, l’agence kabyle d’information, attablé dans un restaurant du centre-ville. S’il n’y avait pas eu cette vidéo, leur plan aurait parfaitement fonctionné.” Mais la vidéo existe, et fait des milliers de vues sur les réseaux sociaux. Du coup, la thèse du projectile prend du plomb dans l’aile. Sous pression, le président Hannachi commence à cafouiller face aux caméras: “À la vue de ces images, je ne pense pas qu’Albert soit décédé à cause d’une pierre. C’est possible qu’il ait glissé sur une flaque d’eau ou quelque chose comme ça. Nous continuons à chercher ce qui s’est passé.” Avant de privilégier la thèse d’une crise cardiaque, corroborée par le médecin du club et le directeur de l’hôpital: “Pendant le match, Albert a fourni beaucoup d’efforts. Au moment où il allait quitter le terrain, il a eu un malaise.” Mais c’est trop tard. Face à ces déclarations contradictoires, les doutes affluent. “Après la mort d’Ebossé, j’ai entendu quatre ou cinq versions différentes, ironise Hugo Broos. Je comprends que juste après le drame il puisse y avoir des incertitudes quant à la cause du décès, mais là c’était très bizarre, on changeait d’explication à chaque fois.” Finalement, la justice algérienne tranche dans le tas. Le 25 août, suite à l’autopsie pratiquée à l’hôpital militaire d’Alger, on apprend de la bouche du procureur que le joueur est décédé des suites d’un “traumatisme causé par un objet contondant et tranchant, provoquant une hémorragie interne”. Le 7 septembre, le ministre des sports algérien, Mohamed Tahmi, précise dans la presse que le joueur a été tué par “un jet d’ardoise tranchante”,
trouvée sur un chantier avoisinant: “Des travaux étaient en cours près du stade et il y avait beaucoup de gravats, de pierres et d’objets contondants à disposition sur le chantier.” Dans la foulée, la JSK est lourdement sanctionnée: le stade du 1er-Novembre-1954 est fermé jusqu’à nouvel ordre et le club doit se délocaliser, en plus de jouer ses matchs à huis clos. Accusés d’avoir “couvert le pays de honte”, les supporters kabyles sont interdits de déplacement. Tributaire d’une lourde amende, la JSK est en outre exclue de la ligue des champions africaine, pour laquelle elle s’est qualifiée. Les semaines passent, et en dépit des soupçons, l’affaire se tasse. Pourtant, contre toute attente, un homme va relancer le débat. Son nom: André Mouné, médecin en chef de l’hôpital de Douala, au Cameroun. À la demande de la famille du joueur, qui ne croit pas en la version avancée par les autorités algériennes, il a procédé à une seconde autopsie sur le corps rapatrié. Et son verdict, présenté le 13 décembre 2014 devant un parterre de journalistes, est sans appel. S’appuyant sur les clichés insoutenables de la dépouille, qui défilent lentement sur son vidéoprojecteur, le docteur Mouné l’assure: “Ebossé a été froidement assassiné.” Au cours de l’examen, il a constaté “une série de cinq lésions assez patentes qui ne corroborent pas la thèse avancée dans un premier temps”. Disponible sur internet, le compterendu de la contre-expertise tient sur quinze pages et se conclut de la manière suivante: “M. Albert Ebossé Bojongo est décédé des suites d’une agression brutale avec polytraumatisme crânien. Nous rappelons pour cela, sur le crâne, une embarrure de la calotte, la fracture des os de la base, ainsi que la fracture des vertèbres cervicales. Sur l’épaule gauche, une luxation et une fracture marquée de la clavicule.” En outre, en examinant le cadavre, il remarque l’absence d’un bout d’os claviculaire. “Selon moi, c’est le signe qu’on a voulu masquer une blessure au niveau de la cage thoracique. Probablement un coup de couteau.” Tollé général. “Après cela, on a cru que le procureur de Tizi-Ouzou se manifesterait, regrette Jean-Jacques Bertrand, l’avocat de la famille Ebossé, qui se bat maintenant depuis plus d’un an sans recevoir la moindre réponse des autorités judiciaires. Mais il n’en a rien été.”
Clef de bras et services de renseignement
Mais que s’est-t-il donc passé dans le tunnel? “Il y a forcément des témoins, pose Farid Beziouen, un ancien joueur de la JSK. Je connais l’endroit, il y a toujours plein de CRS et de policiers, des délégués du club ou des journalistes qui sont là, c’est impossible qu’ils n’aient rien vu.” Beaucoup de gens connaîtraient la vérité, mais préfèreraient la garder pour eux. “C’est la loi de l’omerta, explique Ferhat Mehenni, le leader du mouvement d’autonomie pour la Kabylie, attablé dans un café de Montreuil, car réfugié politique en France. Ce n’est pas difficile à comprendre: si quelqu’un parle, il est mort.” Ce serait le cas notamment d’Ali Rial, le capitaine du club, “qui a forcément vu quelque chose”. Interrogé à de nombreuses reprises, le joueur est devenu maître dans l’ellipse: “Ebossé était derrière moi. Subitement, à l’entrée du tunnel, je l’ai entendu crier. Je me suis retourné et je l’ai vu tomber par terre. Je crois qu’il est tombé sur la barre de la bâche.” Ok.
“D’après examen des blessures, le scénario vraisemblable est qu’Albert Ebossé a été immobilisé de force. On lui a pris le bras gauche vers l’arrière et, en voulant se dégager, son épaule s’est déboîtée. Il a dû se débattre et a reçu un coup sur la calotte crânienne” Docteur André Mouné, médecin en chef de l’hôpital de Douala
Dans un excès de zèle, le capitaine précise qu’il n’a vu ni pierre ni sang. Le docteur André Mouné n’a rien vu non plus, mais l’autopsie qu’il a pu pratiquer sur le corps de la victime lui permet de tirer d’autres conclusions: “D’après examen des blessures, le scénario vraisemblable est qu’Albert Ebossé a été immobilisé de force. On lui a pris le bras gauche vers l’arrière et, en voulant se dégager, son épaule s’est déboîtée. Il a dû se débattre et a reçu un coup sur la calotte crânienne. Cela a fait vaciller les os de la base du crâne, d’où la présence de liquide céphalo-rachidien.” Pour compléter les dires du docteur, il faut se référer à la vidéo YouTube. “D’après l’étude des gestes et des mouvements, on peut au moins dire qu’on sent des policiers mal intentionnés”, avance Jean-Jacques Bertrand. Concrètement, le drame se joue en dix secondes à peine. Sur la vidéo, on distingue les policiers se prévenir entre eux de l’arrivée d’Ebossé. Au premier plan, trois d’entre eux s’écartent, boucliers levés, pour céder le passage à l’attaquant. Puis ils se regroupent rapidement, encerclant le joueur, bloquant toute opportunité visuelle. C’est à ce moment-là que se jouerait toute la tragédie et que les images, forcément, sont plus incertaines. Dans son dos, un policier semble retenir Ebossé par le bras. Un autre lève sa matraque sans que l’on puisse pour autant le voir asséner un quelconque coup, qui, le cas échéant, aurait été donné hors cadre. Un objet tranchant est ensuite jeté hors du tunnel. Pour finir, on aperçoit une forme jaune s’écrouler sur le sol, au milieu de la cohue. Dans la foulée, plusieurs joueurs s’avancent, penchés, pour regarder une personne à terre. Aucun d’entre eux ne le sait encore mais le drame est déjà joué. Et le joueur déjà condamné . Un an après, la scène du crime est inchangée. Le fameux tunnel, recouvert d’une bâche jaunâtre en plastique, est toujours là. Au-delà de la piste d’athlétisme, les joueurs de la Jeunesse sportive de Kabylie s’entraînent dans la désorganisation la plus totale. La veille, le manager Karim Doudane a démissionné, tout comme l’entraîneur des gardiens. C’est donc l’autoritaire Mourad Karouf (évincé depuis, au lendemain de sa première défaite) qui tente de motiver ses troupes, sous le regard inquisiteur de policiers en faction, matraques à la ceinture. Entre deux exercices, un homme appelle discrètement à l’écart. “Viens, on parle à côté.” Ce dernier fait partie du club. Entré dans le tunnel, il lâche quelques regards anxieux, avant de murmurer: “Fais attention, ici, personne ne dira la vérité. Voilà, c’est ici qu’il a été lynché, sur cette dalle.” Il mime une tête pliée sur le côté: “Les policiers lui ont brisé la nuque.” Oussama est un témoin précieux car il a vécu le drame de l’intérieur du club. Il sait ce qu’il s’est passé dans le tunnel, “quelqu’un qui a tout vu lui a raconté”. Plus tard, alors qu’il conduit sur les routes bosselées de la campagne kabyle, il partage ce qu’il sait: “Le soir du drame, quinze minutes avant que le match ne se termine, un 4x4 noir s’est garé aux abords du stade. Il y avait trois personnes dedans, habillées en civil. Sûrement des agents de la DRS (service de renseignement algérien, ndlr) car ils avaient une allure militaire. Ils étaient mats de peau, grands de tailles, plutôt costauds. Ils sont entrés dans le stade en montrant leurs cartes. Dans le tunnel, ils ont commencé à donner des ordres aux policiers.” S’il n’a de preuve que la bonne foi de son informateur, il peut en revanche témoigner personnellement de
ce qui est arrivé après le drame: “Une personne du club, dont je ne peux pas dire le nom, m’a appelé depuis la morgue pour me dire qu’Ebossé était mort. Il m’a expliqué qu’on ne savait pas si c’était un arrêt cardiaque ou un projectile. Il m’a dit d’attendre, car ils allaient discuter entre eux pour savoir quelle version ils allaient donner aux médias.” Lui, sur le coup, s’interroge, puisqu’il a vu de ses propres yeux le joueur entrer dans le tunnel, pour ne plus jamais réapparaître. La suite des évènements achève de le convaincre. “Quatre jours après, j’étais en train de déjeuner quand la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention, ndlr) est venue me voir chez moi, pour me convoquer à 16 heures au commissariat. Je leur ai demandé si c’était pour l’affaire Ebossé, ils m’ont dit oui. Je suis arrivé dans une salle, il y avait à peu près dix policiers. Ils ont commencé à me poser toutes sortes de questions sur l’affaire. L’interrogatoire a duré une heure et demie. À un moment, je leur ai dit que je ne croyais pas aux cailloux téléguidés, ils ont rigolé. Ils m’ont demandé si j’étais prêt à témoigner que j’avais vu le joueur se faire toucher par un projectile. Ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de mon aide, pour conclure cette affaire. J’ai dit que je ne voulais pas mentir. Ils m’ont regardé, ont dressé le PV et m’ont signifié qu’ils m’appelleraient. Et que si j’avais besoin de quoi que ce soit, ils étaient là.” Une fois dehors, Oussama se précipite chez quelques supporters qu’il connaît et dont la police lui a montré les clichés… sans qu’il ne laisse rien paraître. “Sur les photos, on les voyait en train de lancer des pierres depuis la tribune. Je leur ai dit de changer de coupe de cheveux et de se barrer d’ici.”
“Si je parle, des têtes vont tomber”
Pour Oussama, pas de doute, l’affaire Ebossé dépasse le simple cadre du foot et de ses tribunes. Il estime qu’il y a eu préméditation, ce qu’ont toujours nié les autorités. Une notion importante puisqu’elle distingue le meurtre de l’assassinat. Lounès a 20 ans. Il est membre des Ultras Amazigh, le groupe du virage. Il était là le soir du match. Depuis, une question le taraude. “D’habitude, le tunnel rétractable est toujours déplié jusqu’à la pelouse, pour justement éviter que les joueurs puissent être blessés par des projectiles. Or, ce jour-là, il était replié.” Plus troublant encore, la tribune située juste au-dessus du tunnel, fermée depuis un an pour les mêmes raisons, est cette fois ouverte au public. Exceptionnellement. “Je ne peux pas croire à une telle coïncidence, explique Lounès, d’un regard dépité. Tout a été arrangé pour nous faire porter le chapeau. Les gens lançaient des pierres oui, mais sur les joueurs de l’autre club. De toute façon, jamais nous n’aurions pu viser Albert Ebossé, nous l’aimions tous, c’était notre joueur préféré.” Dans ses nuits sans sommeil, Kamel Yesli a eu le temps de rejouer la scène dans sa tête, encore et encore. Et de noter une incohérence: “D’habitude
“Après la mort d’Ebossé, j’ai entendu quatre ou cinq versions différentes. Je comprends que juste après le drame il puisse y avoir des incertitudes, mais là c’était très bizarre” Hugo Broos, coach de la JSK au moment du drame
à la fin du match, on peut descendre tout de suite de la tribune officielle pour aller sur la pelouse, comme le fait le président à chaque fois. Mais cette fois, la police nous en a empêchés. Ils ont dit qu’on devait attendre que tous les joueurs soient rentrés au vestiaire pour libérer la tribune.” Ce n’est pas tout. Interrogé sur l’affaire Ebossé par le journal Compétition en janvier 2015, le président Mohand Chérif Hannachi a contre toute attente laissé échapper des paroles lourdes de sens: “Je ne voulais pas parler dernièrement, car si je parle, des têtes vont tomber. Ceux qui ont injustement sanctionné la JSK doivent lever la sanction, car notre club a été victime dans ce qui s’est passé.” Quelles têtes? Impossible à savoir. Lorsqu’on lui pose la question, le président raccroche au nez. “On a fait ce qu’on a fait” seront ses seules paroles.
S’il ne répondra probablement jamais, une autre question mérite réponse. Celle du mobile du crime. Pourquoi Albert Ebossé serait-il mort? Pourquoi lui? Depuis un an, les bruits les plus fous ont couru sur son compte à Tizi-Ouzou. Des rumeurs de liaisons avec la femme du président Hannachi, ou des murmures étouffés sur sa condition d’agent secret. Tous les gens qui l’ont connu font en tout cas état d’un jeune homme sans histoires, plein de bonté. “Le genre de gars à demander au taxi de s’arrêter quand il voyait un mendiant dans la rue. Il sortait et lui donnait un billet de 200 dinars”, se souvient Kamel Yesli, qui habitait dans le même immeuble qu’Albert, sur le même palier. Bientôt rejoint par son pote Farid Beziouen, l’ancien membre du trio, qui joue maintenant à Avranches: “On passait beaucoup de temps tous les trois, à dîner chez l’un ou chez l’autre. Souvent, je l’accompagnais à la banque pour qu’il envoie de l’argent à sa famille restée au pays, où il construisait une maison. En Algérie, il travaillait pour les siens, il était en mission.” Dans la vie privée du joueur, père d’une petite fille d’un an, rien ne semble indiquer une quelconque inimitié. Du moins n’en a-t-il fait part à personne, famille et amis compris. Son père, André Bodjongo, confirme d’une voix enrouée: “Albert, personne ne le connaissait comme moi-même. Il me disait tout ce qu’il vivait en Algérie et il ne m’a jamais dit qu’il se sentait mal. Au contraire, il adorait sa nouvelle vie.” Pourtant, les mots de Saïd Ferguène, qui partageait sa chambre la veille du match, semblent nuancer le tableau: “Le soir de vendredi, c’est-à-dire après 21 heures quand nous sommes arrivés à l’hôtel, il me paraissait quelque peu anxieux. Je me suis dit que c’était peut-être à cause de l’importance du match du lendemain. On a parlé un peu et on a vite éteint la lumière pour dormir.” Au milieu des questions, un détail trouble Ferhat Mehenni: le fait que le joueur ait été assassiné en plein stade. Un élément décisif. “Au départ, j’ai soupçonné un crime passionnel en me disant qu’Ebossé serait sorti avec une fille et qu’il y aurait eu quelqu’un de jaloux. Mais dans ce cas, on aurait pu le tuer alors qu’il rentrait chez lui ou qu’il sortait de chez sa maîtresse, comme c’est arrivé à un de mes amis. Or, non seulement la manière dont il a été tué est atroce, mais elle n’est pas sans risques. C’est même fou quand on y pense: cela s’est fait sous les yeux d’une quinzaine de personnes! Pour moi, cela ne colle pas avec une vengeance personnelle quelconque, qui aurait pu se faire discrètement. Non, s’il est mort dans le tunnel, c’est parce qu’il devait mourir dans le stade.” Pas n’importe lequel. Celui de la Jeunesse sportive de Kabylie. Bien plus qu’un simple club de football.
“D’habitude à la fin du match, on peut descendre tout de suite de la tribune officielle pour aller sur la pelouse. Mais cette fois, la police nous en a empêchés”
Ramadan, Barça et Houari Boumédiène
Située dans le nord du pays, à une centaine de kilomètres à l’est d’Alger, la Kabylie est une terre de montagnes densément peuplée, foyer des populations de culture et de tradition berbère. Par opposition au reste du pays, soumis à l’influence arabo-musulmane, les Kabyles ont leur propre langue, l’amazigh, et un esprit frondeur. “Depuis des décennies, l’État tente de nous islamiser à marche forcée en finançant des mosquées à tour de bras. Mais elles ne changent pas notre mode de vie, entame Amnay Ait Ifilkou, en dégustant une bière. Nous sommes une région laïque, plus cultivée, plus instruite, moins facilement manipulable. Nous ne sommes pas des arabes, nous sommes des berbères.” Nostalgique de sa région natale, qu’il a quittée suite à ses engagements autonomistes, Ferhat Mehenni confirme: “Les Kabyles sont très attachés à leurs valeurs ancestrales. C’est un peuple qui a un rapport à la religion très particulier en ce sens que même si on est majoritairement musulmans, nous revendiquons le droit de ne pas faire ramadan, de manger du porc, de boire de
Kamel Yesli, meilleur ami d’Ebossé à la JSK
l’alcool. Nous vivons beaucoup plus comme des occidentaux que comme des orientaux.” Dans une société aussi verrouillée que l’Algérie, la liberté affichée des Kabyles dérange. Pour la protéger, ces derniers, qui s’estiment aujourd’hui victimes d’une “nouvelle forme de colonisation”, n’hésitent jamais à se défendre violemment. Comme lors de la guerre d’indépendance contre la France, où la région a fourni le plus grand nombre de “martyrs”, à en juger par les dizaines de statues qui ornent la ville de Tizi-Ouzou. Depuis, les émeutes et les manifestations n’ont pas cessé. Il y a eu le printemps berbère, en avril 1980, réprimé dans le sang, dont le point de départ est l’annulation d’une conférence sur la poésie ancienne kabyle, et plus récemment, en 2001, les manifestations du Printemps noir, qui ont causé la mort de 123 personnes dans de violents affrontements provoqués par la mort d’un lycéen dans une gendarmerie. “Depuis toujours, l’État nous persécute”, synthétise Amnay Ait Ifilkou, en dénonçant le “sabotage économique, la désinformation et la manipulation médiatique” dont la région serait victime.
Or, aujourd’hui, le symbole ultime de la cause identitaire kabyle, c’est la JSK. Actionnaire minoritaire du club, à hauteur de 3 %, Rachid Kana est bien placé pour en parler: “La JSK est le porte-flambeau de notre région. Puisque le reste de la société est très contrôlé, le stade est un moyen pour nous de revendiquer notre identité berbère. Un peu comme les Catalans avec le Barça. Tous les slogans que nous chantons sont autant de messages politiques que nous envoyons à l’État.” Le plus bel exemple de cette utilisation politique remonte à 1977, lors de la finale de la coupe nationale face au NA Hussein Dey, un club algérois. Présent dans les gradins, le sanglant dictateur Houari Boumédiène entend des milliers de supporters kabyles chanter avec leurs tripes: “Qui sont ceux-là? Ce sont les berbères.” Ancien gardien du club, Ilyès Izri en a “encore la chair de poule”. Depuis ce temps, la JSK est devenue le club le plus titré d’Algérie. Depuis sa montée en première division, en 1969, il n’a jamais connu la relégation, contrairement à toutes les autres équipes du pays. Mais l’ultime pied de nez tient en trois lettres. Les initiales du club. Autour d’un thé, Ilyès explique: “Quand le club a été créé en 1946, nous avons choisi le nom de JSK, qui veut officiellement dire Jeunesse sportive de Kabylie. À l’époque, on ne pouvait pas parler, c’était la dictature. Mais en réalité, ce sigle veut simplement dire ‘je suis kabyle’.” Amnay Ait Ifilkou de résumer: “Abattre la JSK, quelque part, c’est abattre la Kabylie.”
“Justice ne sera jamais rendue”
Pour arriver à leurs fins, les plus hautes sphères de l’État ont placé un des leurs à la tête du club en 1993: Mohand Chérif Hannachi, ancien joueur du club. Et le maintiennent contre vents et marées. Une manifestation de plus de 20 000 personnes dans les rues de Tizi-Ouzou, en mai dernier, n’a pas réussi à le déloger… “Il existe entre Hannachi et Bouteflika des liens d’allégeance reconnus”, décrypte Ferhat Mehenni, avant d’ajouter: “Hannachi oeuvre pour le dépérissement de la JSK, c’est sa mission secrète. Après lui, le déluge. Il est ici pour tuer le club à petit feu et le pouvoir le protège jusqu’à ce qu’il y parvienne.” Suite à la mort d’Ebossé, la saison dernière, le club a failli être rétrogradé, ne se sauvant que lors de la toute dernière journée. “Il y a eu un travail dans les coulisses pour ne pas qu’on soit relégués, sinon la ville aurait explosé”, balance l’actionnaire Rachid Kana, qui confirme en partie les accusations de Ferhat Mehenni: “À voir son bilan, on pourrait soupçonner Hannachi d’incompétence. Mais pour moi, c’est indéniable, il y a une volonté systématique et délibérée de nuire au club.” Parmi ses faits d’armes les plus marquants, l’ancien défenseur devenu milliardaire a fait sponsoriser le maillot de la JSK par Echourrouk, un journal ouvertement antikabyle, en plus de nommer Bouteflika président d’honneur de la JSK. “Une véritable provocation”, grince Ilyès Izri, qui complète un peu désabusé: “Il y a deux ans, on a terminé vice-champion d’Algérie et finaliste de la coupe. On peut parler d’un bilan positif vu le contexte et l’effectif. Néanmoins, Hannachi a limogé tout le staff technique et plus de quinze joueurs. Et alors qu’il est milliardaire, il n’a rien construit pour la JSK. Le club n’a même pas de bureau digne de ce nom ni de centre de formation alors qu’on a des espoirs pétris de qualités. Il n’y a qu’à voir : Zidane, Benzema et Brahimi viennent de Kabylie. Sans raison, Hannachi détruit l’équipe chaque été pour instaurer un état d’instabilité chronique. Avec un succès indéniable.” Si depuis la mort de l’idole camerounaise, la JSK n’est plus qu’un tas de ruines, son degré d’implication dans l’affaire Ebossé reste cependant à prouver. “C’est en tant que président de la JSK qu’Hannachi a fait fortune. Il possède désormais sur le boulevard Stiti un énorme immeuble de bureaux, qui regroupe des entreprises comme Natixis, Peugeot, Ooredoo, alors qu’il n’a aucun talent et n’a jamais travaillé. Tout ce qu’il a aujourd’hui, il le doit à Bouteflika. Alors, si l’État lui demande de coopérer, il coopère”, croit en tout cas savoir Oussama, dans un dernier accès de rage.
Avant de s’éclipser dans le café, Ferhat Mehenni, lui, prévient: “Justice ne sera jamais rendue pour Ebossé en Algérie de manière autonome. Il appartient au gouvernement camerounais et à la CAF de prendre leurs responsabilités et de faire pression pour que l’enquête aboutisse.” De sources concordantes, cette dernière suit actuellement son cours, sous la pression de la chancellerie camerounaise. “Pour éviter l’incident diplomatique, la justice algérienne est donc obligée de mettre un minimum de respectabilité dans son enquête, pour donner quelques gages de sérieux”, explique Amnay Ait Ifilkou. En mai dernier, deux policiers auraient même été entendus dans le plus grand secret par le juge d’instruction de Tizi-Ouzou. L’information, révélée discrètement par une jeune recrue du tribunal, n’a cependant pas pu être confirmée, et aucun journaliste local n’a pour l’instant osé en dire un mot. “Des instructions fermes ont été données à l’ensemble du personnel administratif et aux services de sécurité de garder secret cette arrestation”, atteste le journaliste kabyle, avant de préciser qu’un civil aurait aussi été entendu. De quoi espérer? Peut-être. En attendant, au Cameroun, la petite fille d’Albert Ebossé s’apprête à rentrer à l’école. Un an après la mort du footballeur, sa famille continue d’observer le deuil, comme le veut la tradition africaine. À Paris, Jean-Jacques Bertrand prépare une grande conférence de presse en octobre,avec le médecin légiste et le père du joueur, et compte prochainement déposer plainte à la Fifa. À Tizi-Ouzou, Kamel Yesli vient de rempiler pour deux saisons à la JSK, au milieu des messes basses et des nondits. Quant au mystérieux lanceur de pierres, lui, il court toujours dans la nature.
“C’est même fou quand on y pense: cela s’est fait sous les yeux d’une quinzaine de personnes!” Ferhat Mehenni, leader du mouvement d’autonomie pour la Kabylie