Gazon maudit.
Pas facile de jouer au football dans un pays où certains considèrent l’homosexualité comme un problème voire, pire, comme une maladie mentale. C’est pourtant le défi relevé par le Sportif Lezbon, équipe montée par des membres de la communauté lesbienne, gay, bi et transsexuelle de Turquie…
Au pays du kebab comme ailleurs, le football est –malheureusement– une histoire d’hommes. Depuis un an, le Sportif Lezbon, l’équipe de la communauté LGBT née à l’ombre des événements de la place Taksim, tente pourtant de casser les nombreux préjugés. Sur et en dehors du gazon maudit.
La nuit est sur le point de tomber et la lumière blafarde des projecteurs remplace progressivement celle du jour sur le city stade de Dikmen Hali Saha, en banlieue d’Ankara. Derrière les grilles qui séparent les tribunes du terrain synthétique, des types oublient, dans la sueur et les frappes hasardeuses, leur journée de boulot. Après une heure de football balbutiant, la barre transversale finit par servir de défouloir à ceux qui s’attardent sur le playground. Leurs camarades sortis plus tôt du terrain préfèrent entrechoquer leurs bières et enchaîner les cigarettes pour une troisième mi-temps improvisée, entrecoupée d’éclats de rire caverneux. L’ambiance est à la testostérone joyeuse. Selin et Melahat, membres et dirigeantes de l’équipe LGBT – lesbiennes, gays, bisexuels et trans’– du Sportif Lezbon, n’y prêtent aucune attention. Elles préfèrent se préparer consciencieusement à affronter leurs adversaires du jour, Yil Bostan Korkuluklari (“l’épouvantail du jardin partagé”, en français), en même temps que les préjugés et le regard des autres avec des maillots floqués du message “I love woman orgasm”. De quoi faire grincer quelques dents dans une Turquie où l’homosexualité est encore pointée du doigt à défaut d’être véritablement tolérée.
Place Taksim, Syriza et Erdogan
Malgré le fait qu’aucun texte de loi ne protège les membres LGBT turcs, le Sportif Lezbon a décidé d’investir le champ du football avec une majorité de joueuses homosexuelles dans ses rangs. Le rasta moustachu Sevgi et sa compagne Gülçen, un couple hétéro à la ville, complètent un effectif dans lequel on retrouve également Asli, la petite amie blonde de Selin, et Demhat, l’amie transsexuelle de Melahat. Membre de Pink Life, la principale association transsexuelle du pays, Demhat partage sa vie entre l’université et quelques passes qui lui permettent de la payer. Un
Demhat, transsexuelle
double jeu dans le civil qu’elle transpose également sur le synthétique: “Sur le terrain, je profite de qui je suis, de mon apparence et de ma féminité pour jouer un jeu psychologique et perturber l’adversaire. C’est grisant.” C’est avec ce bagage technico-tactique particulier que le Sportif Lezbon intègre la saison dernière la Özgür Lig, “ligue des libertés” en VF, une nouvelle compétition amateur qui regroupe une douzaine d’escouades composées d’associations de tous bords et de groupes politiques militant pour les droits des homosexuels. Outre leur militantisme en crampons, Selin et ses camarades ne cachent pas non plus leur sympathie pour le Halklarin Demokratik Partisi, le Parti démocratique des peuples, dirigé par Selahattin Demirtas, un opposant d’Erdogan. Affilié aux Grecs de Syriza, le HDP a su séduire les minorités et prendre ses distances avec le PKK, la branche armée kurde, afin de se présenter aux dernières élections comme le parti de toutes les Turquie. Et notamment, bien sûr, celle de la communauté LGBT. “Il y a des meurtres et beaucoup de violence verbale envers nous. En France, l’homophobie est interdite par la loi, vous pouvez porter plainte… Pas en Turquie.
“Sur le terrain, je profite de qui je suis, de mon apparence et de ma féminité pour jouer un jeu psychologique et perturber l’adversaire. C’est grisant”
Avec le HDP, ça peut changer”, espère Selin. À l’instar de Podemos en Espagne ou de Syriza en Grèce, la montée en puissance du HDP sur l’échiquier politique turc a commencé en 2013, avec la révolte de Gezi, le remake turc des Indignés. À l’époque, les groupes de supporters des principales équipes du pays – Galatasaray, Besiktas et Fenerbahçe– jouent un rôle primordial dans la reconquête symbolique de la place Taksim, où les manifestants se massent pour protester contre la politique du gouvernement et sa police. Selon Melahat, ce printemps arabe à la sauce byzantine a également permis aux minorités de tous bords de s’allier contre le conservatisme d’Erdogan. “Cela faisait vingt ans que les LGBT étaient actives en Turquie, mais depuis le mouvement de Gezi, nous avons été capables de toucher les autres minorités puisque nous nous sommes battus ensemble contre l’autorité”, explique la gardienne du Sportif Lezbon. Du désir de changement et de ce lien nouveau et inespéré avec les groupes de supporters sont nées des ligues de football transversales ouvertes à tous, sans distinction de sexe, de religion, d’appartenance ethnique ou politique. La Karsi Lig (“ligue opposée”), a ainsi été la première à voir le jour à Istanbul et à réunir les acteurs de Gezi autour du football. L’année suivante, cette nouvelle société civile créait la Özgür Lig. Autrement dit une bénédiction pour tous les membres du Sportif Lezbon.
“Lesbiennes, allez de l’avant: léchez le paillasson”
Ancienne footballeuse professionnelle dans la Genç Bayanlar Ligi, le championnat féminin local, Selin a tout plaqué lorsque l’entraîneur de son ex-club a chassé une joueuse qu’il soupçonnait d’être lesbienne. “Le coach n’arrêtait pas de nous surveiller. On était constamment contrôlées”, révèle, dégoûtée, celle qui a désormais troqué son amertume pour le plaisir de jouer sous les couleurs du Sportif Lezbon. “Marquer des buts sous les encouragements des supporters qui crient
“À l’école et à l’université, on ne parle pas de sexualité, et encore moins d’homosexualité. Un de mes professeurs a un jour déclaré que c’était une maladie mentale”
Melahat, joueuse du Sportif Lezbon
‘Lesbian, forward, lick the carpet’ (‘Lesbiennes, allez de l’avant: léchez le paillasson’, ndlr), c’est réellement montrer qui je suis, c’est-àdire une footballeuse et une lesbienne. Je me sens libre quand je joue au foot: je porte un maillot qui me libère de l’image de la femme qu’on veut que je sois. Désormais, je vis et j’affiche mon homosexualité sur le terrain, c’est une vraie prise de pouvoir.” Pour elle comme pour ses camarades, le terrain de foot apparaît désormais comme un lieu de contestation, de visibilité mais aussi –et paradoxalement– comme un espace de liberté, dans un pays où le football se conjugue pourtant au masculin et où l’homosexualité est encore parfois assimilée à une maladie mentale. Melahat en a fait l’amère expérience. “À l’école et à l’université, on ne parle pas de sexualité, et encore moins d’homosexualité. Un de mes professeurs a un jour déclaré que c’était une maladie mentale. Comment, alors que personne ne parle de sexualité, voulezvous construire la vôtre et mettre des mots sur les changements qui s’opèrent en vous?” s’interroge l’une des rares du Sportif Lezbon à avoir fait son coming out auprès de sa famille.
Drapeau arc-en-ciel, danses kurdes et pitbulls
Le lendemain du match, les membres de la Özgür Lig se sont donné rendez-vous au parc Segmenler, pour fêter la fin de la saison mais aussi l’ouverture d’un troisième championnat à Izmir. Pour l’occasion, Selin a sorti sa baglama, instrument à cordes grec semblable à une guitare. Très vite, les chants des supporters se mêlent aux chansons militantes alors que des halay, danses kurdes, sont lancées sous un drapeau LGBT accroché à la branche d’un arbre. Problème: la fête est rapidement gâchée par des hommes venus s’indigner de l’occupation de l’espace public par des homosexuel(le)s. La situation dégénère. L’un des agresseurs ordonne même à son pitbull d’attaquer “ces pédés”. Heureusement, le chien ne réagit pas. Malheureusement, la police non plus. Résultat, pour beaucoup, la fête se termine à l’hôpital. Selin a juste eu le temps de ranger son instrument. Mais compte bien, malgré les intimidations, ressortir les crampons très vite, pour la saison prochaine.