Histoire vraie.
C’est l’histoire d’un match, entre Grecs et Turcs, commencé en 1930, poursuivi en 2014, et toujours pas terminé…
En 1930, un match amical organisé entre les Grecs de Lailapas et les Turcs de Karsiyaka est interrompu au bout de quelques minutes. Il ne reprendra qu’en 2014.
Un bateau blanc, bleu et gris s’approche des côtes de l’île de Chios, à l’est de la mer Égée. Il pleut, mais à bord, tout le monde est heureux. Cirés sur les épaules, les joueurs de Karsiyaka SK, l’équipe de la ville d’Izmir en Turquie, demeurent enthousiastes. Pour cause, ils viennent disputer un “match de l’amitié” face aux amateurs grecs du FC Lailapas. Dans leur sillon, 1500 supporters, tous armés de maillots et d’écharpes rouges et vertes, les couleurs du club, et de drapeaux turcs et grecs, ont fait le déplacement. En ce mois de mai 2014, tout ce petit monde est venu assister à un moment historique: la fin d’un match dont le coup d’envoi avait été donné… quatre-vingt-quatre ans auparavant.
Atatürk, le Fener et le Pana
L’histoire de la Grèce et de la Turquie est, depuis des siècles, intimement liée. Suite à la prise de Constantinople en 1453 par les troupes ottomanes, la Grèce passe sous domination turque, et ce jusqu’à la guerre d’indépendance grecque au début des années 1830. L’île de Chios, située à 8 kilomètres des côtes turques, est d’ailleurs le théâtre d’un massacre, en avril 1822, au cours duquel l’empire Ottoman extermine près de 25 000 Grecs et en capture 45 000 autres. Au cours du XXe siècle, de nombreuses guerres débouchent en 1913 à la signature du traité de Sèvres, qui oblige l’empire Ottoman à céder à la Grèce de nombreux territoires, dont l’Anatolie et les îles de la mer Égée (dont Chios). Mais les nationalistes turcs, peu enclins à ce traité, reprennent les armes, et déclenchent la guerre gréco-turque (1919-22, 45 000 morts). “Cette guerre a été ponctuée par la ‘Grande Catastrophe’, qui provoquera d’importants bouleversements politiques en Grèce, explique Yannis Makridakis, historien et écrivain grec. Cela aboutira finalement à la chute de la monarchie et l’instauration de la république en 1924.” Ainsi qu’à la signature du traité de Lausanne, en juillet 1923, qui restitue à la Turquie ses territoires perdus trois ans plus tôt… à l’exception des îles de la mer Égée, qui restent grecques.
C’est dans ce contexte géopolitique tendu que le premier ministre grec fraîchement élu, Elefthérios Venizélos, tente un premier rapprochement. En août 1928, il fait part au président du Conseil turc, Ismet Pasha, de son “vif désir de contribuer à un règlement de rapports entre les deux pays”. Deux ans plus tard, Venizélos se rend à Ankara pour rencontrer le président de la République de Turquie, Kemal Atatürk, et signer la convention d’Ankara, pierre fondatrice des nouvelles relations amicales entre les deux nations. Et comme le football est rassembleur, il est décidé d’organiser des matchs amicaux entre des équipes turques et grecques: Fenerbahçe/Aris, Altay/Panathinaïkos et un certain Lailapas/ Karsiyaka, le 7 décembre 1930. Un match symbolique qui oppose le club de l’île de Chios à une équipe bâtie en 1912 par des Jeunes-Turcs d’Izmir, alors que, jusque-là, tous les clubs de la ville avaient été fondés par les minorités grecques, arméniennes et britanniques. “Selon les journaux de l’époque, la ville de Chios était remplie pour l’occasion de drapeaux grecs et turcs, raconte Makridakis. Un dîner officiel a même été offert aux hôtes turcs.” Une rencontre pour célébrer la paix qui ne va durer que trois minutes.
Une nouvelle interruption
Lailapas mène déjà 1-0, quand un orage s’abat sur Chios. L’arbitre interrompt la rencontre après seulement trois minutes de jeu, et renvoie tout le monde à la maison. Makridakis, encore: “Les deux équipes étaient d’accord pour reprendre le match quelques jours plus tard, mais pour des raisons inconnues, ce n’est jamais arrivé, et cet événement a été oublié avec les années.” Plus personne n’entend parler de ce match amical jusqu’en 2005, lorsque Yannis Makridakis en découvre l’existence lors de ses recherches dans le cadre de son livre
“Les deux équipes étaient d’accord pour reprendre le match quelques jours plus tard, mais pour des raisons inconnues, ce n’est jamais arrivé, et cet événement a été oublié avec les années” Y. Makridakis
10 516 jours, histoire de Chios moderne, 19121940. Il souhaite en informer le club de Lailapas. Problème: celui-ci a disparu en 1980 à cause de problèmes financiers. “Pendant vingt-neuf ans, le club a cessé d’exister, jusqu’à ce que cinq potes décident de le refonder en 2009, atteste Michalis Kottakis, actuel président d’honneur du club. Monsieur Makridakis est venu les voir pour leur raconter l’histoire de ce match interrompu en 1930. Cela a rendu tout le monde très fier, mais ça n’est pas allé plus loin. Quand je suis arrivé au club en 2012 en tant qu’entraîneur, j’ai été mis au courant de cette histoire. Des gens m’ont dit: ‘Imagine ce que ce serait de terminer ce match.’ Je leur ai répondu: ‘Pourquoi vous imaginez seulement? Ce match peut avoir lieu. Il doit avoir lieu.’”
Kottakis contacte le club de Karsiyaka, et se rend à Izmir en février 2014: “Leur président a dit oui tout de suite, ce qui nous a surpris parce que Karsiyaka est un club professionnel de D2, alors que nous sommes une équipe amateur de cinquième division.” La date est fixée: le match reprendra le 10 mai 2014, à Chios, 30 470 jours après son interruption. Kottakis renchérit: “Le club de Karsiyaka a informé tous les médias turcs. Cela a été un vrai moment d’histoire pour les relations entre la Grèce et la Turquie.” Le jour du match, l’île de Chios est en fête. Malgré le crachin, ils sont des centaines à accueillir le bateau transportant les joueurs de Karsiyaka. “Sur la côté ouest de la Turquie, beaucoup de gens ont des racines grecques: ce sont les enfants ou les petits-enfants des populations échangées entre les deux pays, qui ont grandi en écoutant les histoires de leurs ancêtres provenant des Balkans et des îles grecques. C’est aussi pour cela que le match a provoqué autant d’émotions” , atteste Ilkay Yildiz, réalisateur du documentaire 87 Minutes, qui retrace l’histoire du match. Dans un stade Fafalio de Kos bondé, la rencontre reprend. À la 4e minute, donc. Le premier but est inscrit par Yusuf Simsek, actuel entraîneur d’Antalyaspor. Lailapas égalise par Hüseyin Mutlu Akpinar, maire du district de Karsikaya à Izmir, qui porte alors le maillot des adversaires pour la bonne cause. À la 65e minute, le score est de 5-5, lorsque les supporters grecs et turcs envahissent le terrain. Pacifiquement. “Nous interrompons à nouveau le match car nous aimerions inviter Lailapas à Izmir pour le terminer”, explique Okan Kimaci, président de l’association des supporters de Karsiyaka KS. “L’histoire ne se termine jamais. Même si la suite du match a lieu dans quatrevingt-quatre ans, ce sera toujours aussi beau”, lâche Makridakis. A priori, il ne faudra pas attendre 2098: la fin du match est prévue pour 2016, à Izmir.