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SIXIèME SENS

- RAFAEL LUIZ AZEVEDO, À FORTALEZA, ET WILLIAM PEREIRA / PHOTO: RLA

Dans la banlieue de Fortaleza, au Brésil, un homme fait parler de lui:

est l’entraîneur à succès des amateurs du Juventude EC. Et il est aveugle.

Flavio Aurélio Silva est un homme heureux. Ce 7 juillet 2015, la fédération cearense de futebol vient d’offrir au club qu’il entraîne, le Juventude Esporte Clube, l’équipe du quartier chaud de Bom Jardim, près de Fortaleza, un nouveau kit de maillots domicile et extérieur, ainsi qu’une dizaine de ballons, dont un de la coupe du monde 2014: “Ça va motiver beaucoup de monde ici. C’est un superbe cadeau.” Pourtant, Flavio ne peut pas vraiment apprécier le dégradé vert et noir de ces tenues flambant neuves. Et pour cause, il est aveugle depuis vingt-cinq ans. “À l’époque, je jouais milieu axial, je défendais, mais j’attaquais aussi beaucoup. Un jour, en plein match, collé à la ligne des six mètres adverses, je dribble un défenseur balèze qui me stoppe d’un énorme coup de poing. J’ai eu un décollemen­t de la rétine”, raconte l’intéressé. C’était un dimanche de 1989. Très vite, il perd la vue de l’oeil droit. Un an plus tard, il est atteint de cécité complète. “Pour un jeune homme de 20 ans en pleine possession de ses moyens, perdre la vue, c’est dramatique. Tu te sens impuissant. À partir du moment où je ne voyais plus rien, j’ai cru que tout était terminé pour moi.”

Choc de cannes et ceintures en cuir À part quelques reals mensuels de pension d’invalidité, l’État fédéral brésilien n’offre pas grand-chose à Flavio. Pas même sa première canne, qu’il se paye seul. Pour autant, “Ceguim” (l’aveugle) ne décroche pas du football, ni du Juventude EC, dont il devient une espèce d’homme à tout faire. Pendant quinze ans, il organise les matchs de l’équipe, s’occupe de l’intendance et met ses talents d’orateur à dispositio­n de l’entraîneur pour les causeries d’avant-match. Lorsque ce dernier part à la retraite en 2005, c’est naturellem­ent que Flavio devient, à 35 ans, le premier coach aveugle de la région. Et sans doute du pays: “Ma seule fierté, c’est de diriger mon équipe de coeur, la seule que j’aie représenté­e de toute ma vie. Je ne sortirai d’ici que dans mon cercueil.” Originaire du Bom Jardim, Flavio a déménagé à vingt kilomètres de là. Pour se rendre aux entraîneme­nts et aux matchs, il prend trois bus et passe par deux terminaux routiers, pour plus d’une heure et demie de transports, sans compter le retour. Ça fait beaucoup pour une activité qui lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte. “Ça ne me pose aucun problème. Le football est ma thérapie. Il m’aide à être en bonne santé. C’est un plaisir.” Pour subvenir à ses besoins et arrondir ses fins de mois, “Ceguim” s’absente une quinzaine sur deux afin de traverser le pays en tant que vendeur de ceintures en cuir. D’ailleurs, c’est comme ça qu’il a rencontré sa femme, Geovania Carreiro, elle aussi aveugle et aujourd’hui âgée de 40 ans, au croisement de deux rues à Belo Horizonte. “Tout a commencé par un choc de cannes, raconte l’épouse et la maman des deux filles de Flavio. Depuis que je le connais, je me déplace beaucoup plus facilement car il a une perception de l’espace bien meilleure que la mienne, même si nous avons le même handicap.”

“J’engueule mes joueurs si nécessaire”

Privé de ses yeux, Flavio développe une sorte de sixième sens: “Pendant les matchs, je me colle à la ligne de touche et j’écoute le bruit “Qui a éteint la lumière?” provoqué par le mouvement de mes joueurs ainsi que celui du ballon. À partir de ça, je replace mes joueurs et je les engueule si nécessaire.” En pratique, l’entraîneur aveugle s’aide aussi de ses remplaçant­s ou des réactions du public quand il perd le fil de la partie. Et ça porte ses fruits: sous sa houlette, le Juventude EC remporte la Liga Granja Lisboa à trois reprises. “Il voit et comprend mieux le jeu que tous les coachs voyants que j’ai eus jusqu’ici”, témoigne Deone Lopes, fidèle joueur de 33 ans. José Lisboa, créateur du championna­t local qui porte son nom, s’amuse quant à lui de ses plaintes répétées à l’encontre des arbitres. “Il leur met la pression plus que n’importe quel entraîneur. Il réclame toujours des fautes. On a vraiment l’impression qu’il voit tout.” L’intéressé ne nie pas: “Parfois, je leur dis: ‘Pour l’amour de Dieu, monsieur l’arbitre, vous êtes plus aveugle que moi, c’est pas possible!’”

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