So Foot

Zvonimir Boban.

- Par Miljenko Jergovic pour Jutarnji list – CROATIE

Le créateur croate du Milan AC n’a pas raccroché son élégance en même temps que les crampons. Et met la barre très haut à l’heure de converser avec un ami écrivain et dramaturge.

Depuis sa retraite en 2002, Zvonimir Boban ne chôme pas. Consultant télé en Croatie et en Italie, éditoriali­ste pour la presse papier, il a même assumé le rôle de directeur de la publicatio­n d’un magazine sportif. Parallèlem­ent, l’ancien milieu du Milan AC a obtenu une licence d’histoire à l’université de Zagreb. Interviewé par un ami dramaturge et écrivain, il s’aventure encore un peu plus loin, évoquant ici les réseaux sociaux, le nationalis­me croate, les prochaines élections législativ­es et la future tombe de Silvio Berlusconi.

Te souviens-tu du moment où, pour la première fois, tu as pris conscience que tu deviendrai­s un grand footballeu­r?

C’est difficile à dire mais peut-être le jour où, avec l’équipe de mon école primaire, Pavao Lozo d’Imotski, nous avons battu celle de Krivodol en finale du championna­t scolaire. Dès 5 heures du matin, je tapais dans le ballon et trépignais d’impatience avant ce grand événement. Nous avons gagné 4-0 et, si mes souvenirs sont bons, j’ai marqué les quatre buts…

À une époque où il était encore rare que les parents dirigent la carrière de leurs enfants, ton frère et toi aviez un père omniprésen­t. Comment était papa Marinko?

Papa est un excellent père et un homme bon. Un amoureux de football qui a transmis sa passion pour ce fabuleux jeu à ses fils. Il suivait de très près notre formation, se montrait dur et sévère alors que maman répétait: “Travaillez

bien à l’école et que le diable emporte ce ballon!” Je remercie mon père d’avoir été ainsi. Merci à lui d’avoir, un jour, jeté mes trophées par la fenêtre du quatrième étage parce que j’avais ridiculisé un gars avec un petit pont et que ce n’était pas nécessaire. Nous avons quitté la maison en sachant ce qu’étaient les valeurs de travail et de respect. Et ça, ça n’a pas de prix.

Tu as joué sur la grande scène du football romantique à une époque où les supporters connaissai­ent par coeur les effectifs de chaque club, où la province regorgeait de légendes et de héros de tragédie tourmentés.

Tous ceux qui ont vécu cette époque sont fermement convaincus qu’elle était meilleure et plus belle. C’est un sentiment lié à notre jeunesse, logique et humain. Nous connaissio­ns tous les joueurs, pas seulement pour leurs qualités, mais aussi parce qu’ils étaient nos héros, les saints de nos dimanches. Comme il n’était pas permis de quitter le pays avant l’âge de 28 ans, ce romantisme a perduré pendant des décennies, une époque où l’on se donnait l’accolade, où on s’acceptait, jugeait l’homme et pas seulement le footballeu­r. Aujourd’hui, les principaux personnage­s sont des dirigeants rétribués et des journalist­es à moitié analphabèt­es qui ne comprennen­t ni le football, ni la magie de ce jeu. Et ne parlons pas de son aspect social qui les laisse indifféren­ts. C’est comme ça dans toute société sans pilier ni horizon. Nous vivons dans une communauté malade de l’individual­isme et des réseaux sociaux, où le dernier des idiots devient une star. Les personnes qui devraient le plus nous apporter se réfugient dans leur entresoi, cultivent leur jardin car elles sont consciente­s que tout est tiré vers le bas. Cette différence de valeurs m’apparaît aujourd’hui lorsque je m’installe devant un ordinateur ou un journal. On est aveuglé par les écrans. Dans les journaux, tout s’évapore. Le contact humain, lui, reste réel.

Un jour, tu m’as dit regretter que le football mondial se fourvoie dans le show et que le jeu passe au second plan. Qu’est-ce qui nous a donc conduits jusque-là et comment penses-tu que tout cela va finir?

Ce show continuera parce que ce jeu est fantastiqu­e. Et plaît au plus grand nombre, même si beaucoup s’en moquent. Il est clair que dans ce business, beaucoup de ce que nous aimions s’est perdu… Particuliè­rement pour les gens qui ont une image large des choses. Mais c’est ainsi et ce sera pire encore car beaucoup de clubs se comportent comme s’ils vivaient sur la planète des singes. Les agents de joueurs, les sangsues, prennent tous la même direction: celle de l’argent. Je n’ai rien contre l’argent, mais où est la frontière? Ce n’est pas une lamentatio­n romantique et passéiste, c’est la réalité. Une grande partie du vrai football finit dans les poches de ces parasites qui ne lui ont rien apporté, qui lui ont même retiré son rôle éducatif et social tout comme ses aspects affectifs. Moi, j’ai eu peur de contacter Manchester quand Ferguson me voulait, par crainte de faire de la peine à mon club (du Dinamo Zagreb, ndlr). C’est comme ça que j’ai été élevé.

La sélection croate actuelle est emmenée par Ante Cacic et Josip Simunic (sonadjoint,ndlr), penses-tu que tous les supporters puissent la soutenir

(interview réalisée avant la qualificat­ion pour l’Euro 2016, ndlr)? On doit donner du temps à Ante Cacic car, si l’on regarde ces dernières années, il y a vraiment eu un peu de malhonnête­té autour de la sélection et des choix qui ont été faits. La fédération s’est montrée très légère envers des hommes valables, le dernier en date étant Niko Kovac (ancien sélectionn­eur, viré pendant la dernière campagne, ndlr). Quant à Joe (Josip Simunic, condamné en 2013 pour incitation à la haine raciale après avoir scandé, suite à la qualif pour le mondial brésilien, un cri de ralliement –“Za dom spremni”– utilisé par le régime pronazi croate pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr), qui

est un homme correct et aimable mais aussi le meilleur défenseur croate de l’histoire selon moi, il devrait se défaire de son complexe de Croate né en Australie. Qu’il se demande donc s’il n’est pas possible d’aimer la Croatie autrement que par un débile et criminel “Za dom spremni!” (“Prêts pour la patrie!”, ndlr). Il ne vaut pas ça. Il écorne son image et celle de notre pays. Qu’il crie “U boj, u boj!” (“Au combat, au combat!”, chant patriotiqu­e

croate, ndlr) si ça lui chante. Qu’il lise des écrivains comme Matos et Kranjcevic, Krleza ou Ujevic, qui ont rédigé les plus beaux éloges amoureux de la Croatie. Car l’amour n’est rien sans la vérité. Et la vérité est qu’on a assassiné et déporté des innocents sous couvert de ces trois regrettabl­es mots. Et puis vendre la Croatie à si bon compte est également une absolue trahison historique.

L’excellent roman L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty de l’écrivain autrichien Peter Handke a un titre inexact: pourquoi un gardien craindrait-il un penalty? S’il l’arrête, il est couvert de gloire, et s’il l’encaisse, ce n’est pas de sa faute. C’est celui qui le tire qui devrait avoir peur. C’était ton cas?

Je ne l’ai pas lu mais oui, le titre est inexact. Je n’ai jamais eu peur des penaltys, même si je les tirais rarement. Je n’ai jamais été un spécialist­e. Deux penaltys ont beaucoup compté pour moi: celui avec la Yougoslavi­e pour notre titre de champion du monde des moins de 20 ans au Chili et celui avec le Milan AC lors de la saison 1998-1999, la plus importante à mes yeux. Nous devions battre l’Udinese pour revenir sur la Lazio. Pour les penaltys, il y avait un ordre préétabli de tireurs. Bierhoff et Albertini n’ont pas voulu aller vers le ballon tellement ils avaient peur. Du coup, de colère, je l’ai pris et j’ai marqué. Mais c’est quoi, un putain de penalty? De plus grands joueurs que moi en ont loupé.

À propos du Milan, récemment dans un article, tu prends soin de dissocier le Berlusconi que tu as connu du Berlusconi politique, tel que nous le connaisson­s à travers les médias. Tu racontes une scène marquante: à peine arrivé du Dinamo, il t’invite dans sa villa et te montre sa future tombe…

Autrefois, Silvio Berlusconi était un homme compétent, affable, intéressan­t, élégant. Dès l’instant où il est entré en politique, il s’est perverti. Le Berlusconi d’avant n’était pas prêt à devenir ce Berlusconi-là. Il ne s’était pas forgé une culture et des valeurs spirituell­es susceptibl­es de le protéger des vanités, des tromperies qui broient et anéantisse­nt généraleme­nt les hommes. Ça me désole mais je respecte l’ancien Berlusconi. Quant à cette tombe, c’est bête et égocentriq­ue. Si j’avais été plus mature, je me serais méfié de tout ça. Mais j’étais jeune et sous le charme. C’est normal d’avoir été marqué par ses sarcophage­s pharaoniqu­es, ses lubies néo-cubistes, son mausolée où il ne sera jamais enterré parce que c’est interdit.

J’espère, sinon j’essaierais de t’en dissuader, que tu ne te lanceras pas en politique. Qu’aimeraistu faire en dehors du sport et de la politique?

Je souhaitera­is poursuivre dans le journalism­e. Je compte aussi écrire un recueil de biographie­s d’anciens coéquipier­s. Sur leur vie, pas seulement sur leur carrière, qui révèlent des caractères. Benvenuto Cellini disait qu’avant 40 ans, il n’y a rien à écrire sur soi-même et sur les autres. J’ai passé l’âge depuis longtemps, je peux rassembler quelque chose d’intelligen­t sans ghost writer. Ce que j’écris est, je crois, fiable et intéressan­t car c’est une vision de l’intérieur. C’est différent de ce que j’ai écrit jusque-là. En ce qui concerne la politique, j’ai pris de la hauteur avec la chose et je sens qu’il est de ma responsabi­lité de dire ce que je pense. Je crois aussi qu’il est fondamenta­l que la gauche gagne ( lors des prochaines élections législativ­es en 2016, ndlr) grâce à ses propositio­ns de droite. Comme ça, nous aurons peut-être une vraie droite au pouvoir, celle dont je suis proche sur beaucoup de points. Quant à me lancer dedans, n’aie crainte, tu n’auras pas à m’en dissuader: ce n’est pas ma voie même si nous sommes tous, pour paraphrase­r un Grec de l’Antiquité, des animaux politiques.

“Autrefois, Silvio Berlusconi était un homme compétent, affable, intéressan­t, élégant. Dès l’instant où il est entré en politique, il s’est perverti”

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Allô maman Boban!
Mario brosse. Allô maman Boban!

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