So Foot

Le dernier roi d’Angleterre

- THOMAS ANDREI, À WADEBRIDGE (ANGLETERRE) / PHOTOS THEO MCINNES

Il n’est pas plus grand que Harry Kane, tient moins bien l’alcool que Jamie Vardy, mais a plus marqué qu’ils ne le feront jamais. Lui, c’est Mark “Rappo” Rapsey. À 49 ans, l’attaquant de Wadebridge a assis un peu plus son statut de légende du foot amateur anglais en dépassant la barre des deux mille buts inscrits en match officiel.

Le terrain est légèrement pentu, les cages étonnammen­t tordues. À Wadebridge, bourgade de 8 000 habitants à l’entrée des Cornouaill­es, dans la péninsule du sud-ouest du Royaume-Uni, la pelouse du stade BodievePar­k est détrempée. Alors, ce dimanche 19 février, le match de Cornwall Veterans League, la première et seule division régionale réservée aux joueurs de plus de 35 ans, se joue juste à côté, sur le terrain d’entraîneme­nt. 28e minute, penalty pour les locaux. Sur sa ligne, le gardien de Lanreath fait mine d’indiquer que l’avant-centre de Wadebridge va tirer à droite. Concentré, sous un ciel gris lumineux, son maillot caressé par des bourrasque­s de vent, Mark Rapsey s’élance. Petit filet droit. Le gardien avait raison mais… a plongé à gauche. Tant pis pour lui. L’attaquant pousse un cri aigu, tombe les genoux dans la boue. Ses coéquipier­s lui sautent dessus. Le moment est historique. “C’est juste un but”, tente-t-il de minimiser trois semaines après son exploit, alors que, de toute évidence, ses yeux pétillent encore. En réalité, ce penalty face à Lanreath est un peu plus qu’un simple but: c’est le 2 000e de sa carrière. C’est tout simplement le premier homme à atteindre ce chiffre. Pelé, Romario et leurs mille et quelques buts peuvent aller se coucher. D’ailleurs, c’est presque anecdotiqu­e, mais dans la même rencontre, après être sorti en première mi-temps puis re-rentré à la 64e, comme le permettent les règles en vétérans, il inscrit le 2 001e, d’un joli lob aux vingt mètres. “Rachel, ma femme, m’a dit après le match: ‘Ça aurait été bien que ta mère puisse voir ça’, confesse Mark. Elle est décédée il y a deux ans, mais elle croyait en moi.” Elle avait raison. Mark Rapsey est aujourd’hui la star incontesté­e du nonleague football, nom donné au foot amateur outre-Manche. Posée dans le canapé club d’un pub du coin, l’épouse de Mark rayonne de fierté à l’heure de parler de son mari. Même si, parfois, la notoriété lui tape sur le système. “On le reconnaît partout, lâche-t-elle, mi-amusée, mi-agacée. Chaque période de vacances, on se dit: ‘Cette année, on va trouver un endroit où personne ne te reconnaîtr­a.’ On ne peut aller nulle part!” Un peu gêné, Mark développe: “On était à Las Vegas, devant l’hôtel Bellagio, à regarder les fameuses fontaines. Un moment assez romantique. De nulle part, on entend un mec gueuler ‘Rappoooo’… Rachel était furieuse!” Idem lorsque le couple voyage en Égypte ou en Malaisie. La saison dernière, en Allemagne, avant le match Wolfsburg-Real Madrid en ligue des champions, un fan lui demande même une photo. Plus loin dans l’hystérie, des gens ont carrément appelé leur chien, leur cacatoès, leur perroquet ou leur poisson rouge “Rappo”, son surnom. Faut dire qu’en 36 ans de carrière, dix clubs, dont huit dans les Cornouaill­es, de Malabar à Truro en passant par Newquay ou Falmouth, et près de 1400 matchs disputés, Mark Rapsey a eu le temps de se faire un nom et de marquer les esprits. Lors de la saison 1991-1992, il joue simultaném­ent dans deux clubs –avec Falmouth Town, en onzième division, et Probus, un club du championna­t du dimanche matin– et marque 162 buts. Sans pression. “Nous avons tous une habilité naturelle pour quelque chose. Lui, c’est mettre des buts”, explique son coach actuel, John Peters. Crâne rasé, hoody gris et mollets tatoués, Dave Sweeter, ancien adversaire puis coéquipier de Mark, affine l’analyse: “La première fois que j’ai joué contre lui, on parlait tranquille­ment. Je tourne la tête et il n’était plus là. Le temps que je réalise, il avait déjà marqué. C’est comme ça qu’il bat les défenseurs. Il est tellement sympa qu’ils ont tendance à être trop tendres.” Un renard, un vrai.

Une vis dans le pied

De mémoire, Mark Rapsey a passé sa vie à marquer. “Du gauche la plupart du temps, même si mon pied droit est meilleur”, préciset-il. À 21 ans, fin des années 80, alors qu’il évolue sous les couleurs d’Exeter, en troisième division, “Rappo” inscrit neuf buts en cinq matchs… avant de se faire les croisés. Trois ans plus tard, une nouvelle chance de percer se présente. Mark est pris à l’essai pour cinq matchs à Halifax, dans le Nord-Ouest, en 4th Division (désormais appelée League Two), le dernier échelon profession­nel. Il ne joue finalement qu’une fois, face à Wigan, et marque, forcément. Pour autant, il n’est pas retenu. De toute façon, les conditions, la pluie, la neige, ne lui conviennen­t pas. Ses Cornouaill­es lui manquent trop. Ses rêves de football pro et de plus haut niveau s’envolent par la même occasion, le condamnant aux divisions inférieure­s. “Mais je reste fier de ce que j’ai accompli”, assure-t-il. Pourtant, en 2004, son père lui conseille d’arrêter: “Il me disait: ‘Tu as 36 ans, tu as eu une belle carrière, ne va pas te ridiculise­r.’” Treize ans plus tard, à 49 piges et malgré un genou fichu, une vis dans le pied ainsi que deux dizaines de kilos en trop, Mark a atteint, avec ce deux millième but en match officiel, ce qu’il appelle son “sacré Graal”. L’avenir? Certes, il ne court plus aussi vite qu’avant, mais son sens du placement et son jeu de tête toujours au top lui permettent de continuer à briller. Il s’est même fixé l’objectif d’atteindre les 2 017 buts en 2017. Sachant qu’il n’a jamais passé plus de trois matchs sans marquer…

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