Danse avec la star.
Certains disent qu’il avait un jeu dyslexique, frénétique. Et si tout simplement Ronaldinho était un danseur sur un terrain de foot? Jeu en triangle avec trois chorégraphes, forcément sensibles au génie.
Les chorégraphes Angelin Preljocaj, Pierre Rigal et Nadine Bommer sont tous d’accord: Ronaldinho aurait fait un très bon danseur.
Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous avez vu Ronaldinho sur un terrain? Pierre Rigal: Avant qu’il arrive au PSG, on en entendait déjà parler, je me rappelle d’un ou deux reportages sur lui au Brésil. Alors forcément, il y avait une forme d’impatience à le découvrir. Angelin Preljocaj: Et là, personnellement, j’ai été directement frappé. C’est quelque chose que l’on ne peut pas oublier. En tant que chorégraphe, je travaille avant tout pour les danseurs mais aussi pour l’espace entre les danseurs. Il faut faire danser l’espace pour avoir un tableau vivant. PR: On a directement découvert avec Ronaldinho quelque chose de différent: un homme aérien, un joueur léger. On avait l’impression qu’il volait. Un Messi, par exemple, est davantage dans la terre. Les footballeurs sont des sportifs très ancrés dans le sol. Ils ont des capacités de course en virage, en décalage, qui sont très développées. AP: C’est aussi pour ça que je retiens surtout un ensemble chez lui. Avec Ronaldinho, rapidement, on a compris qu’il y avait deux choses: un match en plein, où on voit une forme de matérialité des corps ; et un match en creux, où il excelle. C’est quelqu’un qui jouissait dans l’espace, qui dansait dans cet espace en utilisant les interstices pour jouer de trajectoires qu’il était, bien souvent, le seul à voir.
En quoi la conscience de l’espace est-elle si rare? AP: Pour moi, c’est quelque chose qui relève du génie. Ronaldinho, c’était comparable à ce que faisait Vaslav Nijinski (célèbre danseur et chorégraphe russe, d’origine polonaise, de la première moitié du XXe siècle, ndlr). Il y a des danseurs, et donc par dénivelé des footballeurs, qui ont une telle intuition et une telle vivacité que ça procède presque de l’irréel. Nadine Bommer: La conscience de l’espace est rare parce que, normalement, ça n’appartient qu’aux danseurs. Il y a une forme, comme Angelin le dit, d’esprit supérieur lorsqu’un individu parvient à contrôler et à maîtriser l’espace. Lui, il y arrivait mais, au-delà de ça, il arrivait en plus à le faire en ralentissant le temps. PR: C’est une notion qui se développe souvent grâce aux sports collectifs. Au football, on le voit particulièrement sur une situation: quand le joueur est dos au but. Là, il sait exactement tout ce qu’il y a derrière lui et peut ensuite se retourner en un quart de seconde. Ronaldinho, lui, comprend l’espace un tout petit peu mieux que le joueur moyen. Résultat, il est dans l’illusion, il trompe l’adversaire par le geste mais aussi le jeu de corps grâce à ses appuis. AP: C’est quelque chose qui nous ramène forcément à sa vitesse, qui était aussi impressionnante. Quand on le voyait, on avait l’impression de voir quelqu’un en décalage, dans un autre temps, ce qui lui permettait d’imposer son tempo et, mieux, de le dicter.
Être dans une autre dimension est souvent quelque chose que l’on ramène à la danse. NB: Complètement, et cette dimension est difficile à comprendre pour une personne extérieure. Ce n’est pas de l’autisme mais plutôt un instant où l’individu, ici le danseur, est dans une bulle où il voit tout, absolument tout. AP: C’est un lien qu’on peut tracer car là aussi, le joueur est en avance intellectuellement sur le spectateur qui le regarde. PR: Le foot est une danse dans le sens où c’est un rituel qui est extrêmement répétitif. Un match durera toujours au minimum quatrevingt-dix minutes, avec deux mi-temps, et tout est orchestré. Quelqu’un d’extérieur se demande toujours pourquoi on s’inflige un match en entier. Justement, pour un Ronaldinho qui,
“Là où Ronaldinho impressionnait, c’est qu’il était en avance sur ses adversaires, forcément, mais aussi sur ses propres partenaires parfois” Angelin Preljocaj
comme d’autres génies du jeu, amène l’aléatoire, la dramaturgie, ce que la danse ne pourra jamais amener. La différence est là: ni le public ni les joueurs ne savent exactement ce qu’il va se passer.
AP: Là où Ronaldinho impressionnait, c’est qu’il était encore un cran au-dessus. Il était en avance sur ses adversaires, forcément, mais aussi sur ses propres partenaires parfois. C’est une histoire de timing, d’anticipation, d’appréciation innée en lui, qui fait que quand il recevait le ballon, au moment où son adversaire direct souhaitait intervenir, il était déjà reparti.
Pour ça, il faut auparavant cartographier l’espace dans sa tête, non?
AP: En réalité, dans le cas de Ronaldinho, il le maîtrise les yeux fermés et ce, encore aujourd’hui. C’est comme un joueur d’échecs, il connaît sa surface de jeu par coeur et contrôle tout. Je suis persuadé que, par intermittence, il pourrait jouer les yeux fermés et ça a dû lui arriver. C’est comme un schéma corporel de la rencontre. Dans sa tête, il y a une connaissance précise de l’espace mais aussi de celui rempli par les autres joueurs.
Ces éléments permettent-ils de qualifier Ronaldinho de danseur?
PR: Bien sûr, et même de bon danseur, il ne faut pas en douter. Déjà, on le sait, c’est quelqu’un qui a toujours eu un goût prononcé pour la fête. Et, une fois sur le terrain, on peut penser que c’était le même. Quand il marquait, il dansait, quand il jouait, il dansait... Et savoir danser, ça peut paraître superflu, mais c’est extrêmement utile pour un sportif. Un bon danseur, c’est quelqu’un qui a une bonne temporalité, donc ce sens du timing qu’on évoquait tout à l’heure.
NB: La seule différence, c’est que sur un terrain, Ronaldinho ne dansait avec personne mais utilisait plutôt les autres pour exprimer son génie.
AP: Surtout il avait une créativité qu’on peut retrouver chez un danseur moderne. On résume souvent ça sous la notion de jaillissement. La créativité, c’est avant tout ça: laisser des intuitions physiques jaillir.
PR: En effet, son jeu peut avoir des points communs avec la danse contemporaine et la danse africaine, où le jeu de corps est assez central dans la représentation. Culturellement, entre le foot et la danse, on parle de deux mondes séparés par un fossé, mais qui ne le sont pas totalement techniquement.
En quoi sa culture brésilienne a eu une influence dans ce “génie”?
NB: Parler de la danse brésilienne, c’est avant tout évoquer une danse de l’intérieur, du ressenti. C’est quelque chose qui colle parfaitement à leur mode de vie, comme un reflet. On le retrouve dans le football de Ronaldinho car il a quelque chose de très intense, notamment au niveau de l’énergie.
PR: Il y a un peu de tout dans les joueurs brésiliens: des dribbleurs, des danseurs mais aussi des défenseurs qui sont quand même très rigoureux quand on regarde l’histoire de leur football. Il ne faut pas tomber dans le cliché. La clé se trouve en réalité dans l’approche. C’est un historique culturel. Le foot n’est pas un travail, c’est un jeu, quelque chose vu comme un amusement. C’est festif, c’est chorégraphique et c’est pour ça que les Brésiliens ont inventé de nombreux mouvements. Aujourd’hui, ils ont été rattrapés par d’autres influences, mais si le football est devenu un spectacle, c’est avant tout grâce au Brésil. C’est là-bas que le beau geste est devenu une priorité par rapport au bon geste, donc forcément, Ronaldinho pouvait parfois préférer la belle virgule à la belle passe, même si il arrivait souvent à mêler deux choses essentielles: l’efficacité et le spectacle. On retrouve ça par exemple dans le hip-hop, où il y a une vraie école brésilienne, plus acrobatique et plus technique qu’ailleurs.
AP: Il y a aussi la sensualité qui entre en jeu. Au Brésil, on sait tous que le corps est un élément central du quotidien. On le voit directement quand on va sur les plages du pays: les gens se préparent, ils font de la muscu, jouent au foot, au volley... Forcément, il y a des excès et le corps peut devenir caricatural, mais le plus souvent, cela se traduit par des fulgurances sportives et chorégraphiques assez étonnantes. On peut parler d’un culte.
Le public semblait avoir une relation assez fusionnelle avec lui, que ce soit à Paris, à Barcelone ou au Milan. Comment peut-on expliquer que chacun de ces gestes provoquent automatiquement un sourire?
PR: Bon, déjà, Ronaldinho jouait en permanence avec le sourire. Son visage est comme ça et on va dire qu’il a une dentition généreuse (rires). Plus que les autres, il arrivait à nous ramener au foot qu’on aime tous: celui du dimanche, entre potes. Il nous fait revenir à nos plus jeunes années, à l’enfance plus précisément, et moins à la compétition, qu’il arrivait à atténuer. Ronaldinho, ce n’est pas la rentabilité, c’est le plaisir. Il veut faire la fête sur un terrain, donc il danse. Il ne peut pas être une machine de guerre comme peut être un Cristiano Ronaldo.
AP: Je rejoins la notion de plaisir car Ronaldinho tranchait avec les autres joueurs sur un point: s’il était souvent utilisé comme outil de communication, lui n’était pas en permanence dans cette démarche de communication. Il redonnait un côté ludique au football et faisait revenir la spontanéité au centre de l’approche du jeu. C’est comme Picasso qui aimait dire: “Quand j’étais enfant, je dessinais comme Raphaël mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à redessiner comme un enfant.” Jouer au
foot lui permettait alors de retrouver sa fraîcheur, une forme de créativité enfantine, sans forcément prêter attention aux enjeux qu’il y avait autour de lui.
PR: D’ailleurs, la notion d’espace et de conscience de l’espace intervient rapidement chez les enfants.
NB: C’est pour ça que Ronaldinho, pour moi, c’est avant tout le mec que l’on aimait regarder en famille. Comme si l’on s’arrêtait sur la vision d’un artiste en train de réciter son oeuvre. Quand j’ai monté ma pièce InvisiBALL, dont le principe était de faire entrer des danseuses dans la peau de footballeurs pour recréer les mouvements vus sur un terrain, je me suis avant tout inspirée de ce type de joueurs.
Vous auriez pu le mettre en scène?
PR: S’il veut tenter l’expérience, je l’accueille très largement sur un plateau de danse! Je ferai un travail de recherche et d’improvisation avec lui. Ronaldinho est quelqu’un qui a l’air assez autonome, libre, mais qui n’est pas forcément hyper discipliné comme on le sait. S’il n’a pas eu le palmarès qu’il aurait dû avoir, c’est peut-être avant tout à cause de ça. Au-delà de sa gaieté et de sa créativité, il y a une forme d’autodestruction en lui, comme pouvait l’avoir à l’époque un Paul Gascoigne. C’est quelque chose qui le rendrait forcément bon dans l’improvisation. J’ai envie de lui apprendre d’abord à ne rien faire. Je le ferai rester immobile en lui faisant répéter des gestes simples qu’il trouverait certainement un peu ridicules. Une fois intégrés, on pourrait
ensuite partir sur des choses plus élaborées qu’il réussirait facilement vu ce qu’il était capable de faire avec son corps sur un terrain.
NB: La majorité des chorégraphes qui aiment le foot rêveraient de travailler sur une pièce autour du foot avec de vrais joueurs de foot. L’enjeu est massif mais avec un joueur comme lui, la tâche se simplifie forcément.
Estimez-vous que le foot se danse encore aujourd’hui?
AP: On a progressivement l’impression qu’on ne joue plus au football.
PR: Tout s’est rationnalisé, les jeunes arrivent de plus en plus tôt. Mais j’ai encore du mal à dire si tout ça est négatif, car on arrive encore à trouver du plaisir.
AP: Des années 50 jusqu’au début des années 2000, le jeu et le foot étaient deux mots qui allaient forcément ensemble. Le foot se dansait, avec une forme de virtuosité des corps, une musicalité, une rythmique. Désormais, le jeu est plus machinal. Avec la fin de carrière progressive d’un joueur comme Ronaldinho oui, tout ça commence progressivement à se perdre.
“On le sait, c’est quelqu’un qui a toujours eu un goût prononcé pour la fête. Et savoir danser, ça peut paraître superflu, mais c’est extrêmement utile pour un sportif. Un bon danseur, c’est quelqu’un qui a une bonne temporalité” Pierre Rigal