So Foot

Tristan Garcia.

Écrivain polymorphe et philosophe électrique, Tristan Garcia s’aventure souvent dans les contrées les plus reculées de la culture pop. Il s’épanche ici sur Ronaldinho, personnage de cartoon, joueur d’envie plus que de désir ou de volonté, symbole de la bi

- Propos recueillis par Rico Rizzitelli / Photos: Catherine Hélie et DR

L’écrivain décortique Ronaldinho. Et c’est puissant.

PPourquoi n’as-tu que peu de goût pour Ronaldinho? J’ai le souvenir d’un joueur pour enfants apparu au moment où j’étais encore adolescent et où je devenais adulte. Pour apprécier l’enfance, il faut vieillir un peu. Quand on en sort tout juste, on s’en moque: on la trouve niaise et on recherche une forme de vie plus mûre, plus consciente, peut-être même, dans le monde machiste du foot, plus virile. À l’époque où Ronaldinho éclot, je préfère Veron, Riquelme, Gerrard, voire la fragilité plus gracieuse d’Aimar… Je faisais partie de ceux que la fétichisat­ion commercial­e et puérile du Joga bonito a passableme­nt énervés, avec le sentiment qu’on m’imposait une boisson laitière sucrée alors que j’avais envie d’alcool fort. Si j’avais eu 8 ans en 2002, j’aurais probableme­nt adoré Ronaldinho. Si j’en avais eu 30, j’aurais peutêtre eu de l’affection pour ce joueur, comme on en ressent pour un gamin un peu simple et fou.

Quand tu parles de personnage commercial, on pense plutôt à son compatriot­e Ronaldo, non? Me revient en tête une bande dessinée pour enfants juste avant la coupe du monde 2006: Ronaldinho et ses dents en avant, jouant avec des gamins… Il était devenu un personnage de cartoon résumé à la coiffure, les dents, le signe avec les doigts, deux passements de jambe et un sombrero. C’était une aubaine publicitai­re: il ressemblai­t tellement à un logo vivant. Ronaldo faisait vendre des produits, Ronaldinho en était devenu un. Une peluche, un jouet… Même son souvenir semble sponsorisé. J’essaie de retrouver en moi des images de lui sans être parasité par Nike et Pepsi. Je tente de visualiser une barre transversa­le sans que me revienne en tête ce fichu spot…

Pourquoi la carrière de Ronaldinho s’accompagne-t-elle d’un vaste sentiment

de gâchis? C’est un gâchis relatif. Le football oblige sans cesse à se poser la question du rapport entre ce que peut faire quelqu’un et ce qu’il fait vraiment. On aime imaginer que certains sont grands par ce qu’ils auraient pu accomplir, et qu’ils n’ont jamais accompli, en discutant sans fin de la responsabi­lité respective des circonstan­ces et des choix. Et puis, le temps passant, on se dit que celui à qui on prêtait le talent de faire de grandes choses, s’il n’y est pas parvenu, c’est parce qu’il ne le pouvait pas vraiment, parce que ça ne convenait pas à son caractère. Difficile de se retourner et d’imaginer, avec le recul, un Ronaldinho “cristianes­que”, tenant le coup au sommet durant plus de dix ans, accumulant obsessionn­ellement les ligues des champions et les Ballons d’or, raffermiss­ant sa musculatur­e, rationalis­ant son entraîneme­nt, changeant de poste et de style au fil des saisons, prenant en charge son équipe nationale… Non, bien sûr qu’il n’était pas fait pour cela, bien sûr aussi qu’on n’attendait pas ça de lui. Il a semblé gâcher son génie, mais ce génie, c’était comme une réserve d’énergie, qu’il a cramée dans un joli feu d’artifice de quelques années. Il n’y avait rien d’autre dans le réservoir, et s’il avait joué à l’économie, pour faire durer la réserve plus longtemps, il n’aurait pas été le même, il aurait ressemblé à mille autres, et on ne serait pas en train de discuter de lui aujourd’hui.

Qu’entends-tu quand tu dis qu’il n’avait rien d’autre dans le réservoir? Il y a des joueurs de désir et des joueurs de volonté. Ceux qui désirent être les meilleurs, et ceux qui le veulent. Cristiano l’a voulu. Maradona le désirait. Le désir –qui est plus puissant– survit rarement à son accompliss­ement. On connaît ces joueurs capables de tout sacrifier pour obtenir un statut, mais incapables de le maintenir, et qui s’effondrent au moment même où ils réalisent leur rêve. Les joueurs de volonté sont admirables, mais plus difficiles à aimer: ils ont un plan, c’est réfléchi, c’est conçu. Ronaldinho n’était pas un joueur de volonté, on s’en doute… C’était à peine un joueur de désir. C’était presque pire: un joueur d’envie. Et l’envie, ça va, ça vient. Il la perd au PSG, la retrouve à Barcelone, la laisse filer à la coupe du monde, la retrouve lors de sa deuxième année

“Je l’ai préféré une fois qu’il s’était débarrassé comme d’une peau morte du Ronaldinho qu’il avait dû être!”

milanaise, l’oublie de nouveau, elle revient pour l’équipe du Brésil, pas très longtemps à l’Atlético Mineiro, et puis disparaît pour de bon. Je suppose qu’à certains moments de sa carrière, il a eu envie d’être le meilleur, sans le désirer ni le vouloir vraiment. Parvenir à être, même très fugitiveme­nt, le plus fort simplement parce qu’on en a envie, c’est déjà incroyable.

Tu soutiens qu’il était meilleur à Milan ou lors de son retour au Brésil. Est-ce à dire qu’il avait atteint une certaine forme de sérénité, voire de rédemption? Sans snobisme, je crois que je l’ai préféré une fois qu’il n’avait plus rien à prouver, une fois qu’il s’était débarrassé comme d’une peau morte du Ronaldinho qu’il avait dû être. C’était devenu un joueur intermitte­nt, mais lors de la deuxième saison au Milan, un petit peu à Flamengo et l’année où il remporte la Libertador­es avec l’Atlético Mineiro, j’ai eu l’impression d’un joueur heureux, détendu, s’amusant à bien faire jouer les autres, décrochant de sa position d’ailier virevoltan­t pour se recentrer, et apprenant à jouer au milieu des autres plutôt qu’à part. C’est en tant que passeur que je l’ai préféré, pour Pato par exemple.

A-t-il été un joueur foncièreme­nt vain? Ou au

contraire un “joueur-artiste”? Vain je ne sais pas, mais gratuit oui. C’est le débat qu’il créait à l’époque chez les amateurs, autour de l’amour du geste inutile et beau. On peut toujours considérer, en football, puisque ce n’est pas tout à fait un art mais un jeu et un sport –en art, il n’y a pas de score ni de vainqueur, sinon métaphoriq­ues–, que ce qui n’est pas au moins un peu utile n’est pas beau du tout. Lui se situait à la limite: il rajoutait des ornements, comme un musicien qui multiplie les notes. Qu’il ait pu le faire en Europe, à une époque où le jeu se rationalis­ait, est un vrai sujet d’étonnement. Qu’on se souvienne des affronteme­nts avec le Chelsea de Mourinho, grosse machine typique du tour que prenait ce football athlétique, dense, de pressing et d’impact physique. Il s’est quand même faufilé quelques années dans les anfractuos­ités de ce football-là. Il était anachroniq­ue, et j’ai le sentiment qu’il n’a pas eu de descendant direct. C’était une très jolie anomalie, et aussi un souvenir agréable pour ceux qui voulaient encore rêver de Rivelino.

Quand on évoque les meilleurs footballeu­rs brésiliens en Europe, on pense à ceux issus des milieux favorisés, comme Leonardo, polyglotte, brillant, bien adapté mais académique, et ceux venus des quartiers populaires, très techniques mais qui reproduise­nt ici leur mode de vie brésilien porté sur la fête et une certaine forme d’autodestru­ction. Ronaldinho était-il voué à une certaine forme de

perdition? Je ne me l’étais jamais formulé ainsi, mais ça me semble très juste. Forgé par la colonisati­on, le Brésil produit deux stéréotype­s d’hommes: le stéréotype de l’homme qui s’adapte, et le stéréotype de l’inadapté. On est censés apprécier le style colonial de l’ancien footballeu­r brésilien qui porte bien le costume, donne le change dans la conversati­on avec les officiels et les hommes d’affaires, mais on est censés aimer la spontanéit­é, la souplesse, la sauvagerie indomptée des joueurs des quartiers populaires. C’est une vieille histoire, l’esthétisat­ion des descendant­s d’esclaves et des population­s indigènes, de leur sens du rythme, de leur souplesse féline, de leur aura érotique. Mais Ronaldinho me rappelle plutôt ce que les anciens grands boxeurs noirs rapportent, dans le livre génial de Joyce Carol Oates sur le noble art: ils étaient assez malins pour passer auprès des spectateur­s blancs pour des sauvages, pour jouer le jeu qu’on attendait d’eux. Je pense que Ronaldinho agissait au premier degré, sans calcul ni stratégie, mais qu’il a eu l’intelligen­ce instinctiv­e de répondre au désir, au moment même où le football mondial s’uniformisa­it et se densifiait, de voir encore vivre un football libre et léger. Il nous a donné le contraire du football qui venait, comme pour nous en procurer par avance le remords et la nostalgie.

vie.• Et puis il est reparti profiter de la

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Tous nos bijoux sont livrés avec un antivol.

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