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“C’EST RONNIE QUI ME DEMANDAIT À SORTIR”

À jamais, dans l’imaginaire collectif parisien, Luis Fernandez restera l’entraîneur qui a placé Ronaldinho sur le banc, pour mettre des “jouors” comme Selim Benachour, Stéphane Pédron ou Hugo Leal à sa place. Sauf que l’imaginaire collectif ne sait pas pl

- Propos recueillis par Flavien Bories et Victor Le Grand / Photos: Afp/Dppi et Dppi

Vous vous souvenez du premier jour où vous avez vu jouer Ronaldinho à l’entraîneme­nt, au printemps 2001?

Très bien, et je peux vous dire que j’étais bouche bée. Pourtant, j’en ai côtoyé des bons dans ma carrière. Mais cette fulgurance des pieds, quand il dribblait notamment, c’était fou. Même les Argentins, qui savent ce que c’est les bons joueurs, Gabriel Heinze en tête, n’en revenaient pas. C’est Jérôme Valcke (ex-secrétaire général de la Fifa, et alors directeur des opérations de l’agence de droits sportifs Sportfive, ndlr) qui l’a recruté. Il m’avait prévenu que c’était un transfert compliqué au niveau du montage financier, et avait insisté sur ce “dossier lourd” que je devais manier avec “précaution”. Ronaldinho n’avait pas encore reçu l’autorisati­on officielle de jouer, son contrat n’était donc pas homologué. Ce qui nous a laissé du temps pour bosser.

Vous avez bossé comment?

Ce n’est pas qu’il était zéro tactiqueme­nt, mais c’est un artiste, quoi… Il était jeune, très jeune. Il devait apprendre à jouer et à courir autrement. Il éliminait mais ne savait pas très bien quoi faire du ballon après. Pour qu’il s’exprime, il lui fallait une condition physique. J’ai donc demandé à Feliciano Di Blasi, notre préparateu­r physique, de bien s’occuper de lui. L’idée était de le placer dans les meilleures conditions pour qu’il soit fin prêt pour le début de la saison suivante. Avec Jean-Louis Gasset, on l’a situé à un poste, à gauche dans un 4-3-3, et on lui a concocté une préparatio­n individual­isée, on s’est occupés de sa diététique, on l’a bichonné, mis dans un cocon. Quand il est arrivé, c’était un bébé. On le regardait avec les yeux de l’amour. Le regret, c’est de ne pas avoir eu l’autorisati­on pour son transfert plus tôt. S’il avait pu jouer tout de suite (en janvier 2001, quand il finit de purger sa suspension, ndlr), nous aurions peut-être pu gagner le championna­t… Et la saison d’après, sa première, on termine quatrièmes, à un seul point de la place qualificat­ive pour la Champions League. Ronnie marque neuf buts et délivre huit passes décisives.

C’est vrai que Luiz Felipe Scolari, alors sélectionn­eur du Brésil, est venu vous féliciter pour votre travail avec lui?

Un jour, ouais, il s’est déplacé à Paris pour le voir à l’oeuvre. En résumé, voilà ce qu’il m’a dit: “Ce que vous faites avec Ronaldinho est fantastiqu­e. Vous l’avez placé dans les meilleures conditions possibles pour qu’il puisse s’exprimer. Il me paraît très bien, je le trouve transformé. Merci

à vous.” Le compliment m’a beaucoup touché. Surtout qu’à l’été 2002, Ronaldinho remporte le mondial au Japon, et je pense qu’on y est pour quelque chose. D’ailleurs, quand il a été champion du monde, j’avais les larmes aux yeux.

Et à Paris, dans le groupe, ça se passait bien aussi?

Il était heureux, tout le monde l’acceptait. C’était un garçon à l’écoute, bosseur au quotidien. Quand il rentrait chez lui, il était bien, heureux, épanoui. Que du plaisir, vraiment. Les choses ont commencé à se gâter quand sa famille est retournée au Brésil. Il était venu avec sa mère, sa soeur, son frère et, du jour au lendemain, il ne restait plus que son chauffeur, à sa dispositio­n vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je pense qu’ils sont retournés au pays parce qu’ils se sont dit qu’ils n’avaient plus besoin d’être à ses côtés. Ronnie était champion du monde, sa carrière était lancée. Il a changé de statut, il est passé dans un autre monde. Du coup, il a eu envie de goûter aux tentations de ce nouveau monde et il a commencé à sortir. Chaque matin, les stadiers du Camp des Loges, qui avaient leurs entrées un peu partout à Paris, venaient me voir: “Hier

soir, Ronnie était en boîte.” Et le problème, c’est que Ronnie me chopait à la mi-temps pour me demander de le sortir à la soixantièm­e minute. Il choisissai­t ses matchs, face à l’Olympique de Marseille par exemple. On dit tout le temps qu’avec moi, Ronaldinho était remplaçant, mais c’est n’importe quoi! C’est lui qui me demandait

à sortir parce qu’il était tout simplement cramé, alors que son jeu explosif lui imposait d’être dans une forme optimale. On a aussi dit que j’étais jaloux de son talent, que c’était une bataille d’ego entre nous. Mais attendez, vous pensez vraiment que je faisais jouer des mecs moins bons que Ronaldinho pour le seul plaisir d’affirmer mon autorité?

On ne sait pas, mais c’est vrai qu’on a souvent dit que le passage en dents de scie de Ronaldinho à Paris, c’est de votre faute…

À l’époque, les choses étaient simples: vous aviez deux médias,

L’Équipe et Le Parisien, et deux journalist­es, Jérôme Touboul et David Opoczynski, qui sont devenus très proches de Ronnie et se sont dit qu’ils avaient avec lui un produit exceptionn­el. Ils ont donc pris fait et cause pour le joueur contre l’entraîneur. Ils ont pris en otage les supporters en leur disant qu’il n’y avait qu’un seul responsabl­e: moi.

En janvier 2003, après la trêve hivernale, il revient à l’entraîneme­nt avec dix jours de retard parce qu’il dit qu’il a un problème de dents…

(Il coupe) Je ne l’ai pas cru. Il s’est pourtant excusé: “J’ai dû me faire opérer d’urgence des dents de sagesse.”

Je suis allé voir le doc’, qui l’a examiné. Il n’avait rien. La déception. On lui avait tout donné, et lui, il nous la faisait à l’envers.

Quelques semaines plus tôt, la veille du match de coupe de l’UEFA à Paris contre Boavista, vous l’avez également “surpris” avec des nanas dans sa chambre d’hôtel.

Pas exactement. Avec le staff, on était en bas de l’hôtel et on voit des filles monter. On se demandait où elles allaient. On a demandé à un ami brésilien de

Ronaldinho qui était là: “Ouais, les filles sont pour lui, c’était une promesse, un cadeau que je lui

devais.” On n’en revenait pas. Il ne se gênait plus, il n’avait plus aucune limite. On a demandé une réunion avec le président (Laurent Perpère, ndlr) pour en parler, mais le week-end suivant, à Lens, il est entré dans les vestiaires quelques minutes avant le match et s’est directemen­t dirigé vers Ronnie. Il lui a tapé dans la main et l’a embrassé. Comme si de rien n’était.

Pourquoi il a fait ça, selon vous?

Parce que pour lui, comme dans beaucoup de clubs français de cette époque, Ronaldinho n’était qu’une valeur marchande qu’il ne fallait pas sanctionne­r. La valeur, tu dois la vendre, donc on n’y touche pas, on a peur, on laisse faire. Alors qu’en agissant ainsi, tu mets en péril le reste de l’entreprise. Pas que les joueurs, les salariés, les supporters qui payent leur place, leur abonnement. Dans chaque club, il y a une histoire. Et dans les grands clubs, on ne s’assoit pas sur cette histoire. Mais à l’époque, le PSG n’était pas un grand club comme aujourd’hui, et vous savez pourquoi? Car, pour la plupart des joueurs, Paris n’était qu’un tremplin. Quand Ronnie ou d’autres arrivaient, ils savaient qu’ils étaient là pour un an ou deux. Ronnie a fait le travail pendant un an. Il l’a bien fait, au top. La deuxième année, il a plongé.

Laurent Perpère avait de toute façon fait son choix, en déclarant à cette même période au Monde que “se passer des services de Fernandez serait moins préjudicia­ble que de laisser partir Ronaldinho”. Vous êtes devenu fou?

Je me suis précipité dans son bureau pour réclamer des explicatio­ns:

“Dites-moi, ça veut dire quoi, cet article? –Vous ne comprenez pas? –Comment ça? –Vous ne savez pas lire? –Ah bon, c’est la vérité alors? Vous l’avez bien dit comme ça? Entre Ronaldinho et moi, vous choisissez, donc!” C’était comme si cet énarque me regardait de haut, moi le mec de banlieue. Je n’avais pas la chemise, la cravate, peut-être que je ne sortais pas des grandes écoles. Bref, et j’ai enchaîné: “Vous savez, c’est le peuple de Paris qui décidera. Vous ne savez pas ce qu’est le peuple, mais c’est lui qui, samedi, aura le dernier mot.”

Et qu’a décidé le “peuple de Paris”?

En championna­t contre Lyon, on a gagné 1-0 et les supportes ont crié dans toutes les tribunes:

“Luis, Luis, Luis…” Intérieure­ment, j’étais en feu. Dans le couloir du vestiaire, je l’ai pris à témoin et lui ai dit que “le peuple de Paris avait

décidé”. Il m’a répondu qu’en agissant ainsi, j’étais passible d’un renvoi pur et simple. J’ai demandé un rendez-vous dans le bureau de Pierre Lescure (cofondateu­r et P-DG de Canal+, actionnair­e majoritair­e du PSG, ndlr) pour que chacun défende ses positions: moi, j’avais peut-être lâché une connerie, mais lui avait laissé entrer dans un hôtel des filles au risque de perturber la préparatio­n d’un match. Il avait selon moi commis une faute profession­nelle en le “couvrant”. Finalement, cette réunion n’a pas eu lieu. Perpère n’a pas voulu y aller. Il savait qu’il avait tort.

Un jour, vous avez dit que les “gars” comme Laurent Perpère, “quand ils vont en banlieue pour parler aux jeunes, ils se carapatent vite car ils ne savent pas comment s’y prendre”. C’était presque une lutte de classes, ce conflit interne, non?

Je vais vous dire: comme Ronnie, j’ai vu mon père mourir. Il était dans son lit, j’avais 6 ans. Ça m’est resté là (il met sa main devant sa gorge). J’ai grandi aux Minguettes, dans la banlieue lyonnaise, où il y avait de la diversité. J’ai un bon souvenir de mon enfance, on était heureux. Mais aujourd’hui, quand les jeunes ont un papa ou une maman au chômage, ou vivant dans de mauvaises conditions, on s’en fout! Quel problème rencontre-t-on depuis quinze ans avec les jeunes dans le football français? La plupart viennent de quartiers défavorisé­s. Ils ont des traumatism­es, mais on ne cherche pas à savoir lesquels. Alors, quand ils grandissen­t, ils ont un esprit revanchard. L’agressivit­é est présente dans leur tête. Il faut essayer de connaître leur environnem­ent familial, leur scolarité, les comprendre, parler avec ces gosses… Les présidents de football, les politiques, les énarques ne vont pas là-bas parce qu’ils ne savent pas leur parler. Avec Ronnie, on est tous dans l’admiration, l’adoration, mais à force de trop lui donner, il est parti en sucette. Et on n’a pas su le lui dire.

Vous n’avez jamais essayé de lui parler?

plein de fois. Un jour, je lui ai dit:

Si,

“Moi aussi, j’ai grandi sans père, je suis passé par là. J’essaie, à mon niveau, de t’apporter tout ce

qu’il ne peut plus te donner.” Les Brésiliens sont très humains, très attachés à la famille. Franchemen­t, Ronnie, c’était comme mon fils.

Ou une autre fois: “Tu as contribué à faire du Brésil un champion du monde, aide-nous au moins à devenir champions de France! Fais-nous gagner quelque chose!” Il disait “oui, oui coach”, mais le lendemain, il recommença­it à sortir. Quand certains joueurs me recommanda­ient de ne pas me braquer avec lui, je leur répondais: “Je n’y arrive plus les enfants, mais c’est pour vous que j’interviens. Il triche par rapport à vous.”

Ça vous a vraiment miné, cette histoire?

Beaucoup plus qu’on l’imagine. Moi et ma famille. Je l’ai su plus tard par ma femme, mais à l’école, mes enfants prenaient des réflexions de camarades dont les parents devaient dire que tout était de ma faute. Je n’ai pas bien vécu cette période, j’y ai laissé beaucoup d’énergie. C’est pour ça que je me suis sauvé à la fin de la saison, j’en avais assez d’en prendre plein la gueule et de voir qu’on mettait en doute mon honnêteté.

Vous avez déjà recroisé Ronaldinho par la suite?

Ouais, à Barcelone lors des derbys (Luis Fernandez a entraîné l’Espanyol Barcelone en 2003-2004), ou à Paris il n’y a pas longtemps.

Qu’est-ce que vous vous êtes dit?

Pas grandchose, “bonjour-bonsoir”, et on s’est embrassés. C’est chaque fois très cordial. Il n’a jamais prononcé un mot de travers envers moi, alors que pourtant, un grand nombre de journalist­es ont essayé de lui tirer les vers du nez pour susciter la polémique.

Vous ne trouvez pas que sa fin de carrière est un peu triste?

C’est triste mais c’est lui qui l’a voulu. Regardez, il n’est toujours pas marié, Ronnie! Mais je ne pense pas qu’il ait de regrets, il est heureux comme ça. C’est dommage, car s’il avait eu la tête au travail, les Messi et Cristiano Ronaldo, il les aurait croqués. Ronnie, ce n’est pas un Ballon d’or, c’est cinq normalemen­t.

 ??  ?? Toujours les garder au frais.
Toujours les garder au frais.

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