Maylis de Kerangal
explique magistralement pourquoi on est tous, quelque part, des Sergio Ramos en puissance.
“Ils m’ont dit que j’étais Sergio Ramos.” Un dimanche, 19 h, il vient de rentrer de la Chapelle, et se tient debout devant le frigo ouvert. “Alors?”, je demande. Il me tourne le dos, ses mains s’occupent de la canette. “3-1.” Balancé comme ça, tout droit, tranquille. Je souris: “Cool.” Il s’assied, approuve lentement en hochant la tête, les coudes plantés dans les cuisses, le regard dans le vide, et la peau comme éclairée de l’intérieur –un masque. Puis, entre deux gorgées, les yeux clos, je l’entends murmurer très près du couvercle: “Le match du siècle, t’imagines pas.” Après quoi, il se lève, pudique et lessivé, la pommette cognée, et déclare ceci en regardant au loin: “Ils m’ont dit que j’étais Sergio Ramos.” Ils m’ont dit: “Toi, t’es Sergio Ramos.” C’est cette scène –pourtant anodine, triviale, rien de bien dingue– qui me vient à l’esprit quand je me demande pourquoi j’aime le foot. Qui me vient à l’esprit avant la ferveur, l’émotion collective, la joie et les larmes, la baraque en furie, les corps qui exultent, la rage ; avant la beauté du jeu, la géométrie des lignes, les stratégies guerrières, les combinaisons tactiques en forme de chef-d’oeuvre, toute cette créativité, et mon coeur qui se soulève quand ça accélère, quand ça se rapproche des buts ; avant les hommes, la fougue de Rocheteau, la grâce de Pirlo, le génie de Ronaldinho. C’est cette scène qui s’impose. Je crois qu’elle situe l’endroit exact où j’aime le foot: cet endroit où la vie se joue au premier degré. Où elle est frontale, sans arrière-pensée, sans double fond. Où les petits malins sont hors jeu, les cyniques à la ramasse et l’ironie à blanc. Non pas la vie naïve, la candeur bécasse des ados attardés –chacun sait la violence, les magouilles, la dramaturgie, la mauvaise foi, les coups de pute et tous les storytellings des bonimenteurs de foules–, mais pour quatre-vingt-dix minutes c’est la vie reconnectée à l’enfance, au sérieux de l’enfance, à sa puissance, à ce qu’elle peut receler d’innocence pure quand il s’agit de se donner rendez-vous à la Chapelle, le dimanche, pour faire un foot sous l’oeil de coach Ali, de Titi, Denis, du Hadj et des autres, et que l’on est Sergio Ramos.