VALLS
“Chaque match est une vie entière”
n.f. Danse à trois temps, où chaque couple tourne sur lui-même tout en se déplaçant.
Redevenu simple député, l’ancien premier ministre a plus de temps pour s’adonner à son autre passion: le football, qui ne le lâche plus depuis le début des années 70 et une sortie familiale au Camp Nou…
Quand avez-vous commencé à aimer le football? À l’été 1973, quand mes cousins de Barcelone m’ont amené au Camp Nou pour la première fois. Nous sommes allés voir le trophée Joan Gamper, le tournoi estival amical du FC Barcelone. Je découvre le football comme ça, au stade. Ce soir-là, ce qui me marque le plus, c’est l’enceinte, qui n’est pas tout à fait celle d’aujourd’hui, et la puissance qu’elle dégage. Beaucoup de choses se mélangeaient à cette époque. Le régime franquiste était en train de s’éteindre et Johan Cruyff venait d’arriver. Il était magnifique. On manquait beaucoup de recul par rapport à ce qu’il était et ce qu’il représentait.
Lors de vos sorties au Camp Nou, vous êtes accompagné par ce fameux
cousin qui a composé l’hymne du Barça? Non, lui, c’est un cousin germain de mon père, mon homonyme, Manuel Valls. Il a composé l’hymne du Barça plus tard, à la fin des années 1970. Plus qu’un spécialiste de foot, c’était un spécialiste de musique classique, un musicologue extrêmement connu, grand ami du philosophe français Jankélévitch. Un jour, il arrive amusé et déclare: “On m’a demandé de composer
la musique de l’hymne du Barça.” Il a gagné plus d’argent avec cette composition qu’avec ses autres oeuvres, ça le faisait sourire. J’allais au stade avec d’autres cousins. Jusqu’à mes 18 ans, je ne loupe pas un tournoi du Gamper. Le reste de l’année, je joue au bois de Vincennes avec une bande de copains d’origine italienne, espagnole, portugaise. Avec eux, je vais au Parc des Princes voir des matchs du PSG et, le soir, j’écoute l’émission de radio de Jacques Vendroux. En 1978, j’ai 16 ans et une télévision arrive à la maison. Avant, on n’en avait pas car mon père, un intellectuel, estimait que ce n’était pas nécessaire à notre éducation.
Comment vit-on la coupe du monde 1978 organisée par la dictature argentine lorsqu’on est à la fois un jeune homme politisé et un amoureux
de football? C’était un déchirement. J’hésitais entre la dénonciation et la célébration. J’étais partagé entre le souhait, d’un côté, de vivre à fond cette coupe du monde, et de l’autre, de boycotter un événement qui faisait la promotion du régime argentin. Dans ce tournoi, il y avait tout: la revanche des Pays-Bas, une belle équipe de France et l’équipe d’Argentine, avec Kempes, que j’aimais beaucoup. Finalement, je ne suis pas allé manifester. Avec mes copains du lycée, on en discutait, mais on ne savait pas quoi faire. On était jeunes.
Vous n’avez jamais soutenu l’équipe d’Espagne? Pendant des années, l’équipe n’est pas très barcelonaise, elle ne me parle pas. Je soutiens donc l’équipe de France. À Paris, je me sens parisien, avec la nationalité espagnole. À Barcelone, je me sens barcelonais avec un sentiment exacerbé très antimadrilène, anti-Real. La victoire contre Madrid 5-0, en février 1974 au stade Santiago Bernabéu, me marque beaucoup, d’autant que c’est une période pendant laquelle je me construis politiquement. En 1976, je suis dans la rue pour la grande manifestation en faveur de l’autonomie catalane. Tout cela me structure. Le stade est un endroit où on peut exprimer une identité qui a été niée, ou du moins empêchée. Je suis quelqu’un de réservé mais je chante, je crie comme les autres. Même après la mort de Franco, ce qu’on y vit revêt un côté transgressif. Entre le départ de Cruyff et son retour en 1988 comme entraîneur, on vit en revanche des années de disette, de déceptions. Au début de l’adolescence, le football enseigne la défaite. Sans rien exagérer, il y a une vraie part de souffrance le lendemain d’une défaite de votre équipe, quand les copains se moquent de vous. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque: j’étais seul à supporter le FC Barcelone dans ma bande de copains. Nous étions dans un monde où on ne supportait que l’équipe de sa ville. Personne ne supportait une équipe étrangère.
Bien plus tard, à la fin des années 2000, comment vivez-vous la domination
intellectuelle du Barça sur le football? C’est une période exaltante, fascinante. C’est rare qu’un club domine autant une époque avec un modèle de jeu. Aujourd’hui, les meilleures équipes dominent avec de l’argent, des grands joueurs et/ou des grands coachs. Là, le Barça a dominé le football pendant une petite décennie avec un schéma de jeu qui remonte à l’Ajax des années 70 et Cruyff! Être joueur, entraîneur et inventer un modèle, c’est incroyable. Cruyff remplit toutes ces cases, avec en plus la légende, le visage, la personnalité… J’adore le football et les matchs qu’on a vus ces années-là. En tant que simple amateur, regarder Xavi et Iniesta combiner entre eux, c’est du bonheur à l’état pur. Tout le monde a essayé de s’en inspirer ensuite, avec la possession, le pressing… Cette domination intellectuelle a touché l’équipe d’Espagne par ricochet. Étonnamment, j’ai moins vibré lors de la coupe du monde. Les matchs étaient étriqués. Mais les Euros 2008 et 2012, c’était fort. Et ce 4-0 en finale contre l’Italie…
Quel est le match qui vous a le plus marqué? J’ai assisté à Barcelone-PSG il y a quelques mois. Le lendemain, à Madrid, il y avait une exposition en hommage à mon père, donc j’en avais profité pour emmener un de mes gamins au stade. Lors des dernières minutes, on se demande s’ils vont y arriver. Ce n’est plus un match, c’est une équipe seule face à sa performance et face à l’histoire. L’ambiance était étrange, le temps s’est arrêté. J’étais dans la tribune officielle. On ne pouvait pas donner corps à nos émotions. À côté, les dirigeants parisiens étaient accablés. Chacun avait compris qu’il se passait quelque chose. Pourtant, le Barça n’était pas franchement exceptionnel. En fait, le football dit quelque chose du monde dans lequel on vit bien sûr, mais il dit surtout quelque chose de la vie, et c’est en cela qu’il est si fort. Chaque match est une vie entière qui recommence tous les week-ends. Ce match l’a rappelé.
Le déplacement à Berlin pour voir la finale de la ligue des champions Barcelone-Juventus en juin 2015 pendant le congrès du Parti socialiste,
c’était une erreur, un coup de folie? C’était une envie de se faire plaisir, de faire plaisir à ses enfants et l’oubli de quelques règles. J’ai regretté. Je me suis rendu compte qu’il fallait dire aux Français qu’il y avait quelque chose qui n’aurait pas dû être fait.
Quel regard portez-vous sur le football actuel? Il y a trop d’argent, les joueurs sont aseptisés, les agents ont trop de pouvoir, certes. Néanmoins, on voit que l’argent ne fait pas tout. Chelsea n’a gagné qu’une ligue des champions, Manchester City n’en a encore aucune… Je considère que le football continue de s’améliorer. Alors, on ne verra plus des Stoitchkov, des Romario ou des Cantona, qui étaient des voyous, des personnalités fortes, des personnages violents. Mais les talents vont continuer à émerger. L’équipe de France est sans doute face à une très grande génération. Mbappé est lumineux. Le football va beaucoup plus vite mais il regorge d’histoires. Les rivalités Boca-River, Real-Atlético, RomaLazio, ou des clubs stambouliotes… toutes ces histoires me passionnent. Le foot dit aussi ce que peut être la politique.
Pep Guardiola qui prend fait et cause pour l’indépendance de la
Catalogne, ça vous inspire quoi? C’est une question qui m’inquiète beaucoup parce que je vois à travers ça le risque de démembrement de l’Espagne et, derrière, de l’Europe. Les dirigeants ou anciens dirigeants du FC Barcelone sont eux-mêmes partagés… J’adore le club, l’antifranquisme était une belle cause, mais je me méfie énormément du nationalisme et je sais les risques quand le foot sert la politique. Dans la société catalane, où il y a de la corruption, un rejet de la politique, du scepticisme, il faut faire attention. Le combat a dévié depuis les années 70.
Quand la politique s’intéresse au football, en France, c’est rarement une
réussite… Parfois, les politiques et la presse cherchent à faire dire des choses au sport, mais il faut rester prudent. Ça peut vite se retourner contre les politiques, qui tombent dans la caricature. Ce sport fait vibrer, il entraîne, il provoque des guerres, il est une photographie à un moment donné, mais pas plus. La France black-blanc-beur en est une, mais deux ans après, La Marseillaise est sifflée lors d’un France-Algérie, et quatre ans, après Le Pen est au second tour.