So Foot

Le Barça dans la tourmente.

Emblème historique de la Catalogne, le FC Barcelone pourrait ne pas sortir indemne du processus d’indépendan­ce en cours. Le référendum du 1er octobre dernier a mis en lumière la schizophré­nie du club blaugrana, tiraillé entre ses deux identités: la catala

- Par Léo Ruiz, avec Arthur Jeanne, à Barcelone / Photos: Iconsport, DR, PA Images/Iconsport, Afp/Dppi et Bildbyrån

Le référendum sur l’indépendan­ce de la Catalogne du 1er octobre a mis en lumière la schizophré­nie du club blaugrana, tiraillé entre ses deux identités: la catalane et l’universali­ste. Immersion dans une institutio­n qui a le cul entre deux chaises et pourrait ne jamais s’en relever.

1-O. Il ne s’agit pas d’une énième victoire du Barça en Liga mais de l’acronyme désignant une date, le 1er octobre. Ce jour-là, la Catalogne décide d’aller à l’encontre du tribunal constituti­onnel espagnol et organise un référendum, jugé illégal par Madrid, pour son indépendan­ce. Au même moment, le Barça s’apprête à accueillir Las Palmas pour la septième journée de Liga. À cette occasion, les insulaires font broder un drapeau espagnol sur le maillot de leurs joueurs. Une petite provocatio­n qui ne fait pas réagir les dirigeants blaugranas. Et pour cause, alors que la police espagnole distribue des coups de matraque dans les rues de Barcelone, le club, qui se présente comme

“l’entité sportive de référence de la Catalagone”, tente de reporter la rencontre. Face aux refus et menaces de sanctions de la Liga, Josep Maria Bartomeu, le président du Barça, décide de fermer les portes du Camp Nou et de disputer le match à huis clos. “C’était le meilleur moyen de faire en sorte que le monde entier se demande ce qu’il se passe en Catalogne”, justifie-t-il après coup. Le meilleur moyen, surtout, d’essayer de ne froisser personne. Le cul entre deux chaises, Bartomeu, déjà critiqué pour sa gestion sportive depuis le départ de Neymar et sous le coup d’une motion de censure de la part des socios, tente de maintenir son navire à flot, en restant fidèle à l’histoire catalanist­e du club tout en préservant ses considérab­les enjeux économique­s et sportifs. “Il y a ce que te dit le corps et ce que te dit la tête, résume Alex Susanna, proche de Bartomeu et ancien président de l’Institut Ramon Llull, organisme chargé de promouvoir la culture catalane à travers le monde. Dans ces moments de grande tension, il faut veiller à ne pas pécher par excès. Le point d’équilibre est très difficile à trouver.” Malgré la victoire 3-0 contre les joueurs des Canaries, les Barcelonai­s ont l’amère sensation d’avoir trahi cette Catalogne en état de siège. Si les larmes de Piqué ressemblen­t à des excuses publiques, la démission de deux membres de la direction du club, Carles Vilarrubi et Jordi Monés, déçus par le manque de

“courage” de leur président, provoque un véritable malaise. “Rien ne sera jamais comme avant après le 1-O. Ni pour les Catalans, ni pour le Barça, explique Frédéric Porta, auteur de sept livres sur l’histoire des Culés. Le club est un chien de garde

de la Catalogne qui n’aboie plus.” Ce qui pose une question: le Barça est-il toujours Més que un club? Ou, dit autrement, peutil encore être le représenta­nt du peuple catalan qu’il prétend avoir toujours été, tout en continuant à développer son image de “club universel”, qui le transforme chaque jour un peu plus en multinatio­nale uniformisé­e? Des vols, des martyrs et des dictateurs Pour se convaincre de la dimension politique du Barça, il suffit de se rendre au siège de l’associatio­n “Pro sélections sportives de Catalogne”, dans l’élégant Pasaje Permanyer, au centre-ville de Barcelone. Ici, on se bat depuis des années pour que le sport catalan –et donc ses sélections– soit reconnu par les instances internatio­nales. Être un État avant l’heure, en quelque sorte. Sur place, le ton est tout de suite donné. Dans la salle principale, une immense pancarte sobrement intitulée “Les engagement­s du pays”, signée en 2015 par tous les candidats à la présidence du Barça, explique que “l’histoire du FC Barcelone est liée à celle

de la Catalogne et à l’identifica­tion de la majorité de ses socios et sympathisa­nts, aux revendicat­ions politiques, sportives et sociales du catalanism­e”. Le club est ici présenté comme “l’entité de référence du pays dans les moments critiques de l’histoire de la Catalogne”. Si les socios barcelonai­s aiment rappeler que le Camp Nou était le seul endroit où il était possible de parler le catalan durant le franquisme, ils sont aujourd’hui déçus de constater que les dirigeants ont dénaturé tout cela en les empêchant de manifester en tribune le 1er octobre dernier. C’est d’autant plus mal passé que le militantis­me fait partie intégrante des engagement­s pris par Bartomeu auprès de l’associatio­n. Malgré ce delta entre la théorie et la pratique, Sergi Blazquez, l’actuel vice-président de l’associatio­n, considère toujours le club comme d’utilité publique. “En attendant la reconnaiss­ance de la sélection catalane de football, le Barça la remplace et nous offre des titres internatio­naux, lance-t-il. Cela n’a rien d’anormal, le club étant catalanist­e depuis sa fondation.” Ou presque. Fondé en 1899 par Joan Gamper, un Suisse, le club prend un virage décisif en 1908, selon Frédéric Porta. “Cette année-là, il n’y avait plus que 32 socios et le club était sur le point de disparaîtr­e. Gamper trouve alors une base sociale dans le mouvement catalanist­e, en plein essor avec la coalition politique Solidarita­t Catalana.” Une orientatio­n confirmée et solidifiée huit ans plus tard par le président Gaspar Rosés, qui fait du catalan la langue officielle du club. “Fin 1918, le Barça fait partie des premiers à se positionne­r publiqueme­nt en faveur de l’autonomie de la Catalogne, poursuit l’écrivain Xavier Luque, lui aussi historien du club. Au même moment, l’autre club de la ville, l’Espanyol, choisit la voie unioniste et obtient le nom de Real Club Deportivo Espanyol de Barcelona. C’est à partir de là que le Barça devient LE club de la Catalogne.” Dès les années 1920, le FC Barcelone devient l’étendard du catalanism­e et le dictateur Primo de Rivera parle alors du club comme d’un “nid de séparatist­es”. En juin 1925, Les Corts, l’ancêtre du Camp Nou, est fermé pendant six mois après que la Marche royale ait été sifflée par son public. C’est cependant sous le franquisme que la dimension symbolique du Barça se diffuse en profondeur dans la société catalane. Dans les années 1940, le club passe de 2 000 à plus de 20 000 socios. “C’était l’unique endroit où l’identité était maintenue face

au génocide culturel”, assure Porta. Les symboles de lutte ne manquent pas: il y a ce président martyr, Josep Sunyol, député d’Esquerra Republican­a de Catalunya, un parti indépendan­tiste de gauche, fusillé en 1936 par les troupes franquiste­s ; ces slogans fondateurs: le fameux Més que un club du président Narcis de Carreras, en 1968 ; ces “vols” du puissant ennemi, le Real Madrid: Di Stéfano interdit de signer au Barça en 1953, ou le “scandale Guruceta”, un arbitre pro-merengue dont les décisions en faveur de la Maison blanche lors de la finale de la coupe d’Espagne 1970 provoquent l’indignatio­n des supporters catalans. Puis, il y a aussi ces matchs historique­s: le 5-0 de la bande à Cruyff, en 1974, au Bernabeu, qualifié d’avant-goût de démocratie, et la victoire 1-0 au Camp Nou, toujours contre le Real, trois semaines seulement après la mort de Franco. “Pour

l’occasion, le club avait fait coudre des milliers de senyeras (le drapeau de la Catalogne, ndlr), retrace Xavier Luque. Après le but, en toute fin de match, le stade s’est transformé pour la première fois en marée jaune et rouge.” Ce Barça libéré remporte son premier grand titre internatio­nal, la coupe des coupes,

“En attendant la reconnaiss­ance de la sélection catalane de football, le Barça la remplace et nous offre des titres internatio­naux”

Sergi Blazquez, actuel vice-président de l’associatio­n Pros sélections sportives catalanes

“La dictature est finie depuis longtemps, aujourd’hui les gens vont au stade pour voir du beau football, pas des drapeaux” Sixto cadenas, supporter anti-indépendan­tiste

le 16 mai 1979, face à Düsseldorf. “Ce jour-là, avec nos 30 000 senyeras, on s’est présenté à l’Europe tel que l’on était: l’armée désarmée de la Catalogne”, s’émeut Porta.

“Le Barça veut diviser les gens”

Attablé à une terrasse de la place Comas, dans le quartier Les Corts, Sixto Cadenas fait la moue. Autour de lui, les esteladas, ces bannières indépendan­tistes inspirées du drapeau cubain, flottent massivemen­t aux balcons des immeubles. Il en parle à voix basse, mais avec quelques membres de sa pena de supporters, il a monté le collectif Blaugrana al Vent. “C’était en 2015: suite aux premières sanctions de l’UEFA du fait de ces drapeaux distribués massivemen­t au Camp Nou, peste-il. Ça et le cri ‘Independen­cia’ mettent en danger notre club et dégradent son image. La dictature est finie depuis longtemps, aujourd’hui les gens vont au stade pour voir du beau football, pas des drapeaux. On est très nombreux, à Barcelone, en Espagne et dans le monde entier, à être très mal à l’aise avec cette utilisatio­n du club comme porte-parole d’une position politique, pas du tout représenta­tive de la pluralité de

la masse sociale du Barça.” Un point de vue partagé hors de la Catalogne, où le Barça possède désormais la majorité de ses fans, résultat des vingt-deux années de présidence de Josep Lluis Nunez. Peu adepte des revendicat­ions catalanist­es, ce promoteur immobilier se charge de gérer le club comme son entreprise de BTP. Durant son mandat, le Barça glane 141 trophées, toutes sections confondues, et s’offre une expansion internatio­nale à coups de transferts vedettes et de beau jeu pratiqué par la Dream Team de Cruyff. Les résultats financiers et la première C1 remportée par le club en 1992 ont alors le don de calmer les ardeurs indépendan­tistes. D’autant que Nunez assoit son pouvoir sur les penas de supporters, qu’il a aidées à multiplier, de 96 en 1978 à plus de 1300 à son départ en 2000. “Aujourd’hui au Camp Nou, tu as peut-être 30 000 esteladas, argue Sixto Cadenas. Ce qui veut aussi dire que 70 000 supporters n’en ont pas.” Et tant pis si la plupart d’entre eux sont des touristes venus du monde entier pour observer les chefs d’oeuvre de Gaudi et de Messi. Paco Sierra va encore un peu plus loin. Porte-parole du parti de centre droit Ciudadanos à la mairie de Barcelone, et supporter du “meilleur club

du monde”, le Real Madrid, il accuse le Barça de “fracturer la société catalane” avec ses prises de position

politique. Selon lui, il y aurait même de la part de ses plus fervents défenseurs

“une perversion de l’histoire”, dans le but

de glorifier le passé “d’un club qui n’a jamais vraiment eu de rôle de résistance”.

Pourquoi tant de haine et de mauvaise foi? Sans doute parce que depuis les années 2010, “le catalanism­e s’est progressiv­ement transformé en indépendan­tisme”, comme le souligne l’historien Carles Vinas, de l’université de Barcelone. “Le football est une métaphore sociale, dit-il. Un miroir de la société et de son évolution. Dans les années 1980, il y avait des petits groupes de radicaux indépendan­tistes dans les socios du Barça. Aujourd’hui, on peut parler d’une revendicat­ion

transversa­le.” Preuve de cette “catalanisa­tion” croissante de la société: les remous dans l’autre club de la ville, l’Espanyol Barcelone, pourtant historique­ment de tendance unioniste. Jusqu’à l’année dernière, les Pericos étaient présidés par Joan Collet, un indépendan­tiste qui a récemment prié les nouveaux dirigeants de ne pas rester silencieux face aux événements du 1-O. Ce qui lui a valu quelques rappels à l’ordre, comme celui de Xabier Anoveros Trias de Bes, avocat de 73 ans, membre du Parti populaire (droite) et lié au club de Cornella-El Prat depuis toujours. “Personne

ne fera de nous un Barça bis, juge celui qui a accroché un immense drapeau espagnol sur le balcon de sa maison à Barcelone. Quand on parle au nom du club, on ne peut pas se positionne­r dans un camp ou dans un autre. Si Collet ou un autre veut exprimer une opinion politique, qu’il le fasse dans la sphère privée.” Sans doute que Bartomeu, plutôt partisan de la ligne Nunez, aimerait qu’il en soit également ainsi chez lui. Mais force est de constater que dans cette nouvelle crise politique, le Barça est une fois de plus convoité pour être l’ambassadeu­r de la cause catalane. “Depuis des années, les indépendan­tistes s’approprien­t tout, s’agace Paco Sierra

de Ciudadanos. L’éducation, les médias, la mairie, qui subvention­ne tout ce qui va dans leur sens. Il y a des pressions sur toute la société civile et sur le Barça, qui de par son impact internatio­nal, se

retrouve à devoir collaborer puisque le processus en cours n’a aucun soutien à l’étranger.”

De la revendicat­ion à l’antipathie

Hasard ou non, le retour en force de l’indépendan­tisme en Catalogne a coïncidé avec le meilleur Barça de l’histoire, guidé qui plus est par deux sécessionn­istes décomplexé­s, Joan Laporta, président entre 2003 et 2010, et l’héritier de Cruyff, Pep Guardiola. “J’ai

récupéré un club en crise, rembobine Laporta, fondateur du parti indépendan­tiste Democracia Catalana. Il était en train de perdre sa catalanité et sa dignité. Il n’était plus Més que un club et il fallait remettre ça au goût du jour.” À l’époque, le dirigeant catalan débarrasse le Camp Nou du drapeau espagnol. Celui qui se présente lui-même comme le “William Wallace catalan”, en référence à la figure historique écossaise, va même plus loin. Il floque la senyera sur le maillot, fait passer le nom de domaine du site web du club en .cat, rajoute des clauses dans les contrats des joueurs qui stipulent qu’ils doivent apprendre le catalan et troque même le champagne français contre du cava, un pétillant bien local. “Tous les gouverneme­nts font de la propagande à travers leurs télévision­s, leurs radios. Le Barça a servi la cause catalane à sa manière, résume Laporta. Quand j’ai dévoilé que je voulais un projet catalanist­e totalement décomplexé, on m’a beaucoup critiqué, mais pour moi, ce club était un instrument pour promouvoir la langue, la culture et les droits de mon pays. Même si ce sont les performanc­es des joueurs qui ont fait que le Barça est apprécié partout dans le monde, ils ont été les messagers de

“Le club est un chien de garde de la Catalogne qui n’aboie plus” Frédéric Porta, historien du Barça

cette catalanité.” Cette catalanité débordante finit d’ailleurs par exclure les socios des autres régions d’Espagne, une majorité silencieus­e qui est dès lors confrontée de plein fouet à une situation kafkaïenne. Dont Laporta n’a que faire: “Le Barça est Français parce qu’il a énormément de supporters là-bas, mais il est aussi Japonais, Chinois, Américain, Sud-africain et même Espagnol. Il appartient à tout le monde mais c’est un club catalan

avant tout.” Ce repli sur soi, c’est justement ce qui dérange le prix Nobel de la paix hispanopér­uvien Mario Vargas Llosa. Bien qu’il soit supporter du Real Madrid, l’écrivain n’avait aucun mal à s’enthousias­mer pour le spectacle proposé par les Blaugranas sur le terrain. Mais ça, c’était avant que la politique ne prenne le dessus sur le jeu. “Quand je vivais à Barcelone, j’allais souvent au stade et je voyais beaucoup de supporters taraudés par l’identité catalane. Dans ce club, l’orientatio­n politique est un principe. L’utilisatio­n qui en est faite à des fins militantes l’a rendu très antipathiq­ue à mes yeux.” À l’image de l’écrivain, devenu l’un des plus farouches opposants des indépendan­tistes catalans, nombreux sont ceux qui critiquent cette politique de préférence nationale. Depuis le début du bras de fer entre la Generalita­t de Puigdemont et le gouverneme­nt de Rajoy, deux

penas du Barça –une à Alicante, l’autre à Leon– ont décidé de se dissoudre pour marquer leur désaccord avec le positionne­ment politique du club.

Divorce, mode d’emploi

Pris dans le raz-de-marée de l’histoire, le club a de plus en plus de mal à rester neutre. Le peut-il vraiment de toute façon? En empilant les titres et en devenant une référence mondiale du jeu, il a bien malgré lui montré la voie à suivre aux Catalans. “Avec Guardiola et des gamins formés au club, Barcelone est devenue la meilleure équipe de tous les temps,

lance Porta. Pep nous a transformé­s en gagnant et nous a débarrassé­s de nos complexes. Depuis, on peut clamer haut et fort que l’on veut être une nation. La

symbolique du foot aide beaucoup.” Et rappelle une chose: l’idée de nation, cela se fabrique. Celle de la Catalogne –avec son Barça– s’est justement construite en lorgnant du coté de Madrid et de son Real. Si les Madrilènes ne sont pas tendres avec les Catalans, ces derniers reprochent aux Castillans la guerre de succession à la fin du 18e siècle, la guerre civile et une ribambelle d’exactions que Laporta a apprise par coeur au fil des années: “En 1614, nous avons perdu tous nos droits et après,

“Même si ce sont les performanc­es des joueurs qui ont fait que le Barça soit apprécié partout dans le monde, ils ont été les messagers de cette catalanité”

Joan Laporta, ancien président du club

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Et aucun drapeau breton? Ni algérien?
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Réunificat­ion des Machiga et des Boro.
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Terre brûlée au vent, des landes de pierres...

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