So Foot

Dario Dubois.

- Par Ugo Bocchi, à Buenos Aires (Argentine) / Photos: Carlos Bairo pour Olé et DR

Dur sur l’homme, antisystèm­e, forte tête, provocateu­r, indigné par la corruption et accro au black metal, Dario n’a jamais joué dans l’élite, ce qui ne l’a pas empêché de devenir une légende du football amateur argentin. Comment pouvait-il en être autrement pour celui qui disputait ses matchs en se maquillant la tronche comme les membres du groupe Kiss?

Grande gueule, dur sur l’homme, antisystèm­e, forte tête, provocateu­r, indigné par la corruption, accro au blackmetal, maquillé comme un membre du groupe Kiss, Dario Dubois est devenu une légende du football amateur argentin. Neuf ans après sa mort, on romance encore son histoire et ses exploits.

Le cadre n’a rien d’idyllique. De gros nuages noirs, du vent, des tribunes clairsemée­s et un cimetière à côté du stade. Début 1999, en plein hiver sud-américain, il faut vraiment avoir envie de jouer au foot ou de se déplacer pour voir le spectacle bas de gamme offert par Midland face à son rival historique, Merlo, dans ce qui s’apparente à un derby des banlieues ouest de Buenos Aires. À vrai dire, personne ne se souvient vraiment du score de ce match. En revanche, ceux qui étaient là restent marqués par une image: l’entrée en jeu d’un taré. Maquillé, le visage peint en blanc, les yeux et la bouche recouverts de noir, les cheveux sombres lâchés sur les épaules, un certain Dario Dubois dispute la fin du match. Après le coup de sifflet final, lui qui déteste les journalist­es donne pourtant une interview à un jeune journalist­e de Olé, Marcelo Maximo. Un échange hors du temps, en préambule duquel Dario s’épanche sur ses penchants sataniques et son envie de mourir. Voilà pour les préliminai­res. L’entretien, qui ne durera que quelques minutes, peut commencer:

– Depuis quand et pourquoi te maquilles-tu?

– J’ai commencé il y a dix ans. Ça m’est venu en écoutant de la musique satanique, le genre de musique qui te fait bien mal à la tête. Du black metal bien dégueulass­e. Et je me suis dit que le clasico contre Merlo serait un bon moment pour me peindre la gueule. – Et qu’est-ce que tu ressens quand tu te maquilles?

– Ça me donne la pêche. Je me maquille et je me sens tout de suite prêt pour la guerre, prêt à tuer l’adversaire…

Dario mise tout sur l’attitude, en partie parce qu’il n’est pas plus doué que ça balle au pied. Bordélique, peu mobile, “il ne sentait pas le

foot”, assure Marcelo. Tout au mieux compense-t-il par une grinta à toute épreuve, un leadership naturel et un bon jeu de tête. Au long de sa carrière de défenseur central, de 1994 à 2005 grosso modo, entre Yupanqui, l’Atlético Lugano, Midland, le Deportivo Riestra, Laferrere, Canuelas et Victoriano Arenas, entre quatrième et troisième divisions, Dario ne réalise ainsi aucune saison mémorable et ne soulève aucun trophée. S’il joue au foot depuis tout petit, c’est surtout parce qu’à Villegas, un quartier de Buenos Aires réputé pour ses faits divers où il a passé toute sa vie, le foot est souvent la meilleure option. Une passion par défaut, alors que l’adolescent né en 1971 préfère en réalité aller en cours, traîner avec ses potes, draguer, écouter et jouer de la musique. Avec l’âge, il se cherche puis se trouve un style. Les cheveux poussent, la barbe suit. Il porte le cuir noir.

“Il n’était juste pas vraiment adapté au monde du foot, c’est pour ça que les gens le prenaient pour un fou” Alejandra, la soeur de Dario

Il écoute du rock, Led Zeppelin, avant de se laisser séduire par différents genres de metal: satanique, black, heavy et “autres musiques

bien trash”. C’est à cette époque qu’il découvre le groupe Kiss, dont il reprend les codes quand il se peint le visage sur les pelouses amateurs. Autant pour faire marrer que pour provoquer. Mais en aucun cas pour se marginalis­er. D’ailleurs, il déteste qu’on l’appelle le “Loco” (“le fou”): “J’ai une vie complèteme­nt saine, à peu près équilibrée, plus que n’importe qui en tout cas… Pourquoi les gens me prennent pour un fou?” Sa soeur, Alejandra, tente de

répondre: “Il n’était juste pas vraiment adapté au monde du foot, c’est pour ça que les gens le prenaient pour un fou.” Toujours intrigué par ce maquillage, Marcelo reprend son interview.

– Et qu’en pensent tes coéquipier­s?

– Ils le prennent avec humour. En revanche, c’est différent avec les adversaire­s. Certains se foutent de moi, et d’autres ont peur.

– Et ta famille?

– Ils n’en disent rien. Ils se disent que je suis fou depuis longtemps.

Dario, divorcé, dresse vite des barrières quand il s’agit de parler de sa famille. Que ce soit de son fils, qu’il voit par intermitte­nce et avec qui il partage des parties de Playstatio­n, ou de son père. “Il doit avoir un traumatism­e à

ce niveau-là”, lâche Miguel Falco, un ancien coéquipier. Ou alors il se protège des médias, tout simplement. Des médias dont il se méfie à la ville, lui qui sort énormément, mais dont il sait aussi se servir. En 1999 par exemple, alors qu’il joue un match pour Laferrere, en troisième division, il n’est pas titularisé par son entraîneur. Vexé, il décide de le faire savoir publiqueme­nt. Il passe le match affalé sur le banc, avec des lunettes de soleil, à se marrer et à raconter des conneries à ses coéquipier­s. Les caméras locales, forcément, passent plus de temps à faire des gros plans sur lui qu’à suivre la rencontre. En fin de match, avec son bouc de métalleux et face caméra, il évacue la polémique: “Le soleil, ça me fait mal aux yeux.” Résultat: il est exclu de l’équipe première.

– Et jusqu’à quand tu vas continuer à te maquiller?

– Le règlement ne l’interdit pas, mais si ça doit porter préjudice au club, alors j’arrêterai. Parce que je n’aime pas vraiment le foot. Mais par contre, je suis un gros fan de Midland.

En 1999, il arbore ce maquillage à la Kiss pendant cinq matchs. Dans le règlement, en effet, rien ne lui interdit de jouer grimé. Mais son cas fait débat au sein de la commission d’arbitrage. À la fin de la saison, juste avant la finale d’accession à la troisième division, elle trouve même un moyen de lui interdire

ses extravagan­ces. Face à autant de mauvaise publicité, son président, Rodolfo Marchioni, ulcéré, le licencie: “Désormais, c’est officiel. Il n’est plus un joueur de Midland parce que ça fait un mois et demi qu’il fait le clown,

et ça suffit!” Une décision qui finit de remonter Dario Dubois contre le monde du football, lui qui avait déjà l’habitude, à l’aide d’un morceau d’adhésif noir, de cacher les sponsors de ses maillots ou de ses chaussures pour faire part de son mécontente­ment face à la marchandis­ation du foot et ces entreprise­s dont il fait la pub alors qu’elles ne le payent pas. Selon Miguel, il va jusqu’à refuser de boire du Coca “parce qu’ils ne lui ont jamais rien versé, et aussi parce qu’il préfère boire de l’eau, c’est plus sain”. Une tendance à se révolter somme toute assez naturelle chez lui. Dans toutes les équipes où il passe au fil de sa carrière, Dario fait office de syndicalis­te du groupe, toujours partant pour gueuler sur le patron si quelque chose ne lui convient pas et prêt à aider ses amis. La légende de Dario est jalonnée d’anecdotes, sans doute largement romancées et embellies, révélatric­es de sa générosité comme de sa grande gueule. À Lugano au milieu des années 90, alors qu’il est remplaçant, en conflit avec son entraîneur, et que son équipe perd 5-0, il est appelé pour rentrer en jeu… à la 89e minute. Dario pète un câble contre son coach: “Mais à quoi ça sert que tu me fasses jouer, putain? Tu vas faire rentrer un défenseur alors qu’on a déjà perdu?” Il jette son maillot sur son entraîneur et se tire. Une autre fois, alors qu’il a rendezvous avec son ami Walter pour aller voir un match, le “Loco” prévient qu’il aura du retard. Walter s’assoit en tribune, seul, et attend son ami. À la 20e minute, il voit débarquer Dario,

en sueur, un inconnu sur son dos: “Désolé, on a galéré parce que le certificat de Pirus, mon ami handicapé, n’est plus valable et que les chauffeurs de bus ne voulaient pas nous

prendre.” Autre histoire: en 2001, alors qu’il est revenu à Midland, l’arbitre lui montre un deuxième jaune pour une faute peu évidente. En cherchant son carton rouge, ce dernier fait tomber un billet de cinq cents pesos sur la pelouse. Dario se baisse, attrape l’argent et s’en va en courant. Les trois arbitres et quelques joueurs adverses se lancent à sa poursuite. Ils finissent par le rattraper et l’encercler. Le “Loco” rend le butin, non sans avoir le dernier mot: “Ce billet, il devrait être à moi parce qu’on t’a dit de me sortir, fils de pute!” Autant de récits que les joueurs argentins se racontent encore aujourd’hui sur tous les terrains amateurs. “Ce mec incarnait vraiment les valeurs du football, c’est une légende”, explique Sergio Pepe, un commentate­ur sportif. Pour lui, il est hors de question d’oublier le souvenir de “cet homme digne, intègre et franc”. Ainsi, il en parle régulièrem­ent à l’antenne ou à des

“Je vis au jour le jour, je suis musicien et footballeu­r. Mais si demain je dois travailler comme pédé dans un bordel, je le ferai” Dario Dubois

“Je suis un clown qui se peint la figure, mais qui se tue pour le maillot” Dario Dubois

jeunes intéressés. Tant pis si feu son ami Dario lui répétait souvent que le foot était le dernier de ses soucis.

– Tu n’aimes pas le foot?

– Non, je n’aime pas jouer. Je joue parce que ça me permet de m’entraîner et de rester en forme. Je ne mange pas de viande rouge, je ne bois pas d’alcool et je ne me drogue pas non plus. Je ne l’ai jamais fait et je ne le ferai jamais.

Pas de viande, pas d’alcool, pas de drogue, certes. Mais Dario a d’autres vices: les femmes et la musique. “Il aimait les femmes. Toutes

les femmes, tout simplement”, explique sobrement Walter, qui parle de son pote comme d’un gentleman au coeur d’artichaut. Puis la musique, donc. Selon la légende, il s’endort parfois en écoutant du metal. Durant sa carrière de footballeu­r et après, il fait même quelques piges en tant que régisseur son dans un bar. Avec Miguel Falco, il est également à l’origine du premier groupe de rock argentin uniquement composé de footballeu­rs. Lui à la basse, Miguel à la batterie, et trois autres coéquipier­s au chant, à la guitare et au synthé. Tout démarre dans les vestiaires, au début des années 2000, où ils chantent et tapent sur les bancs. Ils finissent par s’y mettre vraiment dans le garage de la mère de Miguel: ils reprennent des tubes de Vox Dei, un groupe de rock argentin auquel ils vouent un culte, avant de se lancer dans des compositio­ns personnell­es où ils critiquent l’envers du foot. Parfois, ils assurent même des premières parties, lors desquelles Dario joue en maillot, short et crampons parce qu’il n’a pas le temps, ou pas envie, de se changer après les matchs. Rien de mémorable, rien de très lucratif non plus. Tributo Rock, le nom de leur groupe, est avant tout un moyen de se faire plaisir entre potes. – Et quand tu arrêteras de jouer, qu’est-ce que tu feras? – J’aime bien le golf. Mais je n’ai pas d’argent. Je vis au jour le jour, je suis musicien et footballeu­r. Mais si demain je dois travailler comme pédé dans un bordel, je le ferai.

– Tu es homosexuel?

– Chacun pense ce qu’il veut de moi. Je suis ouvert sur ce sujet. Moi, je sais très bien ce que je fais avec mon corps. Tellement à l’aise avec son corps qu’il finit certains entraîneme­nts à poil. “Parce qu’il estime qu’il a été conçu ainsi et qu’il ne doit pas

avoir honte de son corps”, précise Walter. Et

quand il raconte qu’il pourrait devenir “pédé

dans un bordel”, c’est avant tout une manière de souligner qu’il est prêt à faire n’importe quoi pour survivre et continuer à vivre ses passions. Connu pour vendre de l’encens et des fringues hippies dans le train, il a toujours enchaîné les petits boulots, sans rechigner, mais sans jamais réussir ou vouloir se caser non plus. En 1999, malgré une carrière sportive assez pauvre, une opportunit­é de jouer en seconde division, et donc de profiter enfin du

foot et de son business, s’ouvre à lui: “Tu te rends compte? Je vais peut-être recevoir des aides sociales et une assurance”, raconte-t-il

à Walter. “Il était heureux parce qu’il savait que le foot pouvait lui permettre de gagner sa vie. Le reste, savoir si l’équipe était bonne ou pas ou jouait le haut de tableau, il s’en foutait.” Le plan tombe à l’eau. Il restera à jamais un joueur amateur. Sa fin de carrière est émaillée de mésaventur­es. En 2002, lors d’un match de troisième division contre Liniers, il se prend le gardien adverse en pleine face et sort du terrain avec une commotion cérébrale. À cette occasion, l’absence de réaction de la fédération à son égard est un choc: “Ce sont des rats. Heureuseme­nt que tout va bien pour moi aujourd’hui. Mais j’aurais pu mourir sur le terrain et je n’ai reçu aucun soutien. Merci à eux de ne pas être là quand j’en ai besoin.” À la même époque, il dénonce une tentative de corruption de la part d’un dirigeant de Juventud Unida: “Il nous a offert de l’argent pour que son équipe gagne et que ça l’aide

à être réélu en tant que maire de sa ville. Un

rat immonde.” Finalement, lui qui a toujours voulu se démarquer prend sa retraite sportive à 34 ans, en 2005, sur la plus commune des blessures: les ligaments croisés. Personne ne veut lui payer son opération. Ni la fédération. Ni son club, Victoriano Arenas. Cette fois, c’en est trop: Dario est dégoûté du monde du foot. Six ans avant tout cela, Marcelo termine son interview en beauté.

– Comment te définirais-tu?

– Un clown qui se peint la figure, mais qui se tue pour le maillot.

Depuis longtemps, il raconte à ses amis qu’il aimerait bien se suicider à 40 ans parce qu’il estime avoir déjà bien profité de ce que la vie pouvait lui offrir. Le destin aura un peu d’avance sur les plans de Dario. En mars 2008, il se fait agresser par deux inconnus, en sortant d’un bar de San Justo, dans la province de Buenos Aires. Une balle dans le ventre, une autre dans la jambe. Un vol qui a mal tourné, selon la version officielle. Il est hospitalis­é au Paroissien, un établissem­ent “vraiment sommaire, pas le meilleur du coin, où les couverture­s sont encore tachées de sang”,

selon Walter. Il y passe dix jours. Sa famille, ses amis et quelques journalist­es lui rendent visite. Il a perdu beaucoup de sang, il a besoin de perfusions, et tous ceux présents à son chevet relaient l’informatio­n. Le 17 mars 2008, il succombe à une hémorragie interne. Lui qui racontait souvent à ses proches qu’il aurait aimé “partir sur de la musique” n’a pas totalement raté sa sortie: ce soir-là, il était juste allé écouter du metal bien dégueulass­e.

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Tu sais que tu joues en foot amateur quand...
 ??  ?? Queue...de cheval.
Queue...de cheval.
 ??  ?? Kiss en concert.
Kiss en concert.
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 ??  ?? Zizou contre Leverkusen, 2002.
Zizou contre Leverkusen, 2002.

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