So Foot

“J’AI LA CULTURE DU PLAISIR”

- Par Vikash Dhorasoo, à Rennes / Photos: Théophile Trossat pour SoFoot et Iconsport

“Pour être sincère, je n’ étais pas très chaud pour l’ interview, mais quand j’ ai vu que c’ était toi, je me suis dit que ça pourrait être intéressan­t .” Yoann Gourcuff est un paradoxe vivant. Il n’a jamais aimé les interviews mais a fait couler de l’encre par hectolitre­s. Il ne vit que pour le plaisir et pour l’esthétique mais sa carrière ressemble à un océan de souffrance, physique et psychologi­que. Et quand il accepte de s’asseoir une heure et demie durant en face de Vikash Dhorasoo à la seule condition de ne parler que de jeu, la conversati­on dérive inexorable­ment vers les blessures, l’anxiété et le fiasco de la coupe du monde 2010. Rencontre avec un homme qui parle déjà de sa carrière à l’imparfait. Et a clairement préféré le moment où il s’est mué en interviewe­ur de son vis-à-vis.

Vikash Dhorasoo: Dans une interview, tu as dit que le foot idéal se jouait sans dribbles. Tu y crois toujours?

Yoann Gourcuff: Je n’ai jamais été très rapide. Par rapport à mes qualités et à ma sensibilit­é du foot, je suis plus dans l’évitement: je me démarque, je reçois le ballon, je le relâche assez vite parce que je sais qu’un adversaire va venir sur moi, et je repars me démarquer. Je l’ai appris à Lorient, tout jeune, à l’école de foot. Mon père a inculqué cette philosophi­e de jeu à toutes les composante­s du club. Et puis je jouais avec des plus vieux, je n’étais pas costaud, donc il a fallu que je trouve des astuces pour m’en sortir. Dans ces cas-là, tu es obligé d’anticiper et de voir les choses avant les autres. Je n’ai jamais réussi à jouer le un contre un. J’arrive à passer l’adversaire quand je suis presque de dos en faisant une rotation, je feinte les mecs, mais je ne faisais pas de dribbles pour perforer les lignes ou dans l’objectif d’aller le plus vite possible vers le but.

Pourtant, tes plus beaux buts, notamment celui contre le PSG (avec Bordeaux en 2009, ndlr), sont des buts individuel­s, avec l’envie d’aller marquer.

Quand je reçois le ballon, je pense d’abord: “Où sont mes coéquipier­s?” Ensuite: “Où sont mes adversaire­s?” Après, si je vois qu’aucun coéquipier n’est disponible, je tente éventuelle­ment une action individuel­le. À l’époque, c’était plus facile (rires). En vieillissa­nt, j’ai perdu en vitesse, dans les changement­s de rythme, donc je peux moins faire la différence seul. Aujourd’hui, si je ne trouve pas la solution avec mes coéquipier­s, je suis un peu plus embêté.

Est-ce que ça t’est déjà arrivé de revoir tes passes et de te rendre compte que ce que tu fais est beau?

Oui, et ça me procure du plaisir. Je me dis: “Putain, là, j’ai maîtrisé le ballon, j’ai réussi à faire ce que je voulais.” J’adore ça. Je prends plus de plaisir à faire des actions collective­s. On a un adversaire en face de nous et on se demande comment le gêner. Quand on réussit, c’est comme trouver la solution à un problème. Le sport collectif, c’est très dur. La part d’inconnu est plus grande. Comparé à un sport comme le tennis par exemple, il y a dix coéquipier­s, onze adversaire­s… Des fois, tu es obnubilé par le ballon et tu ne regardes pas ce qu’il se passe ailleurs. Est-ce que, si je regarde ailleurs pour prendre une info, mon coéquipier ne va pas hésiter à me la donner? J’ai joué dans certains clubs où je n’avais pas à me préoccuper de ça, et ça me permettait de commencer à chercher où on pouvait créer le déséquilib­re. Comme Verratti et Motta, ils ont une sorte de connexion, ils peuvent jouer sans se regarder. Quand tu touches moins le ballon et qu’il y a moins d’automatism­es, tu es plus en train de te dire: “Bon, quand est-ce qu’on va me passer la balle?” Et quand le ballon arrive, tu n’as pas pris assez d’informatio­ns.

À ce sujet, il y a une scientifiq­ue allemande, Veronika Kreitmayr, ancienne handballeu­se, qui a travaillé au pôle de recherche et de développem­ent de Red Bull, qui explique qu’il sera bientôt possible de calculer l’intelligen­ce collective d’une équipe (voir So Foot n°154). Ça t’inspire quoi?

Le Barça de Guardiola. Busquets, Xavi et Iniesta. C’était grandiose de les voir jouer. Xavi, quand il allait avoir le ballon, il attendait que l’adversaire monte sur lui et il remettait en une touche. Ce qu’il fait bien, c’est aspirer l’adversaire et se servir de ça pour s’engouffrer dans l’intervalle qu’il se crée. Il aspire l’adversaire, il part dans l’autre sens, c’est terrible! J’ai joué une fois contre lui, lors du France-Espagne au Stade de France, et on a pris un bouillon terrible (2-0). C’était incroyable, il ne perdait pas un ballon. Des fois, tu vois le latéral et tu sens la passe qui va aller vers l’intérieur, tu te dis: “Je vais l’avoir, je vais l’avoir!” Tu es un tout petit peu en retard, Xavi la remet en une touche et il te casse les reins! Je lui ai demandé son maillot à la fin du match et il me l’a donné.

Il y a un truc d’humiliatio­n avec eux. Toi, tu es la vache qui essaye de récupérer la balle?

Ouais, c’est horrible. Ça fait mal.

Est-ce que le fait de jouer avec les pieds c’est quelque chose de particulie­r pour toi qui as aussi joué au tennis?

J’ai toujours eu un rapport particulie­r avec les balles, que ce soit avec un ballon dans les pieds ou avec une raquette. J’ai toujours été esthétique, je voulais que ce soit joli, faire les choses bien. Tous les trucs de guerriers, de combativit­é et de duel, ce n’était pas mon truc. J’ai toujours voulu prendre soin de la balle au tennis et du ballon au foot, presque le “caresser”, être en harmonie avec lui.

Riquelme a dit dans une interview qu’il parlait au ballon, qu’il le caressait, voire l’embrassait. Est-ce que ça t’arrive?

Non, pas vraiment. J’essaie de me procurer le plus de plaisir possible en le touchant beaucoup. Si tu es confiant dans ton contact, tu peux te concentrer sur autre chose et te projeter vers l’action suivante avant même de recevoir la balle. Avant, je faisais beaucoup de gammes contrôle extérieur-passe, parce que j’en avais peut-être plus besoin. Aujourd’hui, j’ai moins de sensibilit­é au niveau du pied qu’il y a quelques années, du fait de mon passif. Tu te sens moins bien dans ton corps, tu peux faire moins de choses avec le ballon, donc tu le maîtrises moins.

Un neurochiru­rgien français affirme qu’à l’image du violoniste, qui a une représenta­tion exceptionn­elle de sa main dans son cerveau, le footballeu­r a, lui, une représenta­tion de son pied que les autres n’ont pas (voir So Foot n°154). Toi, tu dois en avoir une bonne de ton extérieur du pied. (Rires) Oui, c’est avec cette surface que je suis le plus à l’aise, en fait. Il y a des joueurs qui vont plus facilement enrouler la balle. Moi, quand le ballon arrive, naturellem­ent c’est l’exter’. C’est aussi une question d’orientatio­n des hanches. Comment on est, comment on bouge.

Quel est ton geste préféré sur le terrain? J’aime bien les reprises de volée, mais ce n’est pas facile à réaliser. J’aimais bien tout ce qui était feintes de frappe aussi, en faisant passer la balle derrière la jambe d’appui, les feintes de passe, les changement­s de direction. J’aime bien aller dans le sens inverse de ce que pense l’adversaire, le déséquilib­rer.

Avec Bordeaux, face au Havre, tu marques un but comme ça, d’ailleurs. C’était un but de fou. Oui, je la fais passer par derrière, et puis après je mets un beau pointu. J’aurais pu me blesser, parce que quand le mec me tacle, j’ai la jambe au sol, et s’il me chope…

Tu avais peur des blessures? Tu y penses beaucoup? Bah, j’en ai eu beaucoup… Et il y a l’âge aussi. Avant, je n’y pensais quasiment pas, mais après, tu évites de te mettre dans des situations où tu pourrais te blesser. Il y a des

“Je n’ai jamais supporté l’échec, je pense que ça a été un frein parfois”

courses qu’on ne peut plus faire. Si mon corps m’envoie des signaux, je suis obligé de les écouter. J’ai l’obligation d’être en bonne forme physique car mon jeu demande beaucoup de mouvement, de disponibil­ité.

C’est déjà arrivé que tu ne te sentes pas bien et que tu fasses quand même un gros match? Je ne pense pas. Il m’est arrivé d’être décisif, de marquer un but ou de faire une passe décisive en étant diminué, mais j’ai fait mes meilleurs matchs lorsque j’étais en pleine forme physique. Il faut adapter son jeu à ses capacités du moment, ses sensations du jour, c’est ce que je fais dernièreme­nt.

La chiropraxi­e, c’est super bien. Tu connais Alex Loos? Oui. Je l’ai vu à Lyon pendant un moment. Puis j’ai continué à me blesser, et les clubs n’aiment pas trop quand les joueurs voient d’autres spécialist­es.

Quand je jouais à Lyon, c’était chacun pour sa gueule, mais c’était comme ça et je l’avais accepté. Quand tu as compris la philosophi­e de jeu de l’OL, est-ce que tu as essayé d’adapter ton jeu à cette philosophi­e? J’ai connu des clubs où il y avait la culture de la gagne, alors que moi j’ai plus la culture du plaisir. C’est-à-dire que plus il y avait de l’épanouisse­ment et plus on avait de chance de gagner. Mais j’ai essayé d’adapter mon jeu. On jouait souvent en 4-4-2 losange et je venais assez bas pour essayer de toucher le ballon, mais certains staffs, et même les joueurs, n’aimaient pas trop parce que, pour eux, ça ne servait à rien que je sois là. Je faisais un effort sur moi-même, parce que si ça n’avait tenu qu’à moi, je serais carrément allé chercher la balle en défense. Quand tu es derrière les deux attaquants et que tu ne touches pas le ballon pendant deux minutes, c’est frustrant, alors je redescenda­is quand même. Parfois, je me rendais disponible pendant dix ou quinze minutes et je ne touchais

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Le retour des Inconnus.

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