Les 24 heures des Champs
Point de ralliement de la liesse française, les Champs-Élysées ont été à la fête lors de cette coupe du monde. Et vécu des scènes inédites. Deux témoins privilégiés, un CRS et un membre du staff des Bleus, racontent.
À Troyes, Patrick Prunier enfile un maillot de l’équipe de France, enfourche son scooter, ramasse un collègue et fond vers le centre-ville. Il n’est pas loin de 3 heures du matin. “On a klaxonné comme des dingues, c’était n’importe quoi.” Quelques heures plus tôt, Patrick était déployé sur les Champs-Élysées, avec son uniforme de la CRS 35. “Les rues étaient vides, et puis tout d’un coup, ça sortait de partout, comme les rats des trous, poursuit-il. T’avais l’impression que les gens sniffaient le bonheur qu’un type envoyait du ciel par paquets.” Il a réussi à refuser beaucoup de coupes de champagne
tendues par les supporters. “Paris était truffé de caméras, tu dois rester super sérieux alors que ça bout en toi.” Il accepte les bisous des dames, parce que “le plaisir était partagé”. Patrick, “mordu de foot”, a suivi le match avec une “radio à deux balles” et un écouteur discret. “Même si je restais vigilant et stoïque, ma joie transpirait. J’étais un frustré de Séville 82 et ça a tout effacé.” Niveau sécurité, passé minuit, il n’a eu à gérer que “quelques casseurs” et une Mercedes cabriolet, qui a cru bon célébrer au milieu de la foule: “Évidemment, tout le monde a secoué sa voiture, d’autres montaient
dedans. À la fin, il me fait ‘ils m’ont tout pris
dans ma Merco m’sieur’. Bah, tu m’étonnes, il a voulu jouer, il a perdu.” Fin de mission autour de 1 h 30 du matin. Retour à Troyes, dans l’estafette de la CRS 35. Décompression. Ses collègues se parent du maillot des Bleus au-dessus de l’uniforme. “Un autre portait une perruque blonde et se faisait acclamer par tous les gens qu’on croisait sur le chemin.” Ils n’ont pas assisté au seul véritable accident nocturne des Champs: l’embardée d’une Golf, conduite par une institutrice de 44 ans, paniquée par la foule et victime de troubles psychiatriques. D’où cette déposition lunaire, le 13 juillet au matin,
lorsqu’elle se rend au commissariat: “Vers 22h30, j’ai dîné au Fouquet’s pour voir Patrick Bruel, sur les conseils de mon médium. J’ai bu un kir, mais comme j’ai pris le matin un Tegretol 200, j’étais fatiguée. J’ai voulu me reposer dans ma voiture mais autour, plein de gens faisaient du bruit et me regardaient. Je voulais rentrer chez moi. Alors j’ai pris mon courage à deux mains, j’ai démarré et j’ai roulé tout droit. Soudain, j’ai eu très peur, j’ai accéléré. J’avais beau klaxonner, les gens se mettaient sur mon pare-brise. J’avais l’impression que j’allais étouffer. La voiture s’est mise à fumer. Un agent m’a conseillé de sortir et de me mettre sous un abribus. Après, j’ai trouvé
un petit hôtel tenu par un Asiatique, complet. J’ai dormi par terre.” Pour un bilan de 80 blessés dont 11 graves, quand même. Au même moment, dans une boîte parisienne, Éric Mazet prend une belle “murge”, avec tous les collaborateurs du CFO, le Comité français d’organisation. “Je me souviens de Dominique Casagrande dans cette boîte et c’est à-peu-près tout.” Il regrette de ne pas être rentré plus tôt à Clairefontaine. Normalement formateur en management à la MAIF de Niort, créateur de l’éphémère revue de foot Guadalajara, Éric est depuis un mois et demi coordinateur média du CFO, auprès de l’équipe de France, à Clairefontaine: “Comme Jacquet ne portait pas trop la presse dans son coeur, j’avais vraiment
pas grand-chose à faire.” Il vit tout de même avec le groupe, assiste aux mises en place tactiques mais pas aux causeries, aux matches depuis le banc de touche la plupart du temps, fait partie de la tablée des “six mecs du Raid”. Le 13 au matin, “la tête dans le cul”, Éric embrasse le trophée, qui passe de mains en mains, au petit-déjeuner. Il voit le planning du jour écrit au marqueur noir sur le paperboard dans le hall: “12h30 - déj’ à la FFF. 15 heures - Descente des Champs puis retour à la FFF”. Au marqueur
rouge, le dress code à respecter: “Pantalon
beige, tee-shirt Adidas, tennis Adidas”. Dans le bus en direction de la fédé, Éric discute avec Manu Petit. Dans le bus à impériale, il sera à côté d’Adriana Karembeu. Les joueurs et le staff ont investi l’étage. Aux femmes et à Éric le bas du bus. En tournant sur les Champs, place de la Concorde, c’est la stupéfaction: “C’était noir de monde, à se demandait comment on allait passer.” Le bus se fraie difficilement un chemin grâce aux CRS tenant des cordes. “Les femmes des joueurs étaient tétanisées”, se souvient Éric, qui décide alors de tester l’étage: “Je me dis que je ne monterai pas les Champs comme ça tous les jours et je m’installe discrètement. Je vois des gens perchés de partout, sur les arbres, les panneaux de signalisation, tous les âges, toutes les couleurs. Djorkaeff, Dugarry, Candela sont comme des dingues, Zidane hyper tranquille, comme d’hab’.” Thuram avouera même avoir reçu une laitue d’un fan soucieux de sa passion pour la salade. D’autres enchaînent des citations légendaires imprimées noir sur blanc dans le Libé du lendemain: “Putain le délire! Et dire qu’on est là pour vingt-deux mecs dans un bus” ; “Pour la première fois de ma vie, j’avais envie de brandir le drapeau. Je l’ai acheté trente francs devant le Monoprix. Mais je ne vois pas ce qui me le fera ressortir de sitôt” ; “Je le prenais pour un con le Jacquet, il va devenir une légende.”
Un petit groupe chante “Brazil, brazil!”, la foule répond “À Roissy, à Roissy”. Face à tous ces supporters, le bus n’arrivera lui jamais jusqu’à l’Arc de Triomphe et bifurquera avenue George-V. De retour à la FFF, Éric descend du bus et ne poursuivra pas au Lido avec les Bleus. “Le Mondial se finit là-dessus pour moi. Je rentre à Niort pour retrouver la famille. Et le 15, je suis de retour au bureau, à la MAIF.”
“T’avais l’impression que les gens sniffaient le bonheur qu’un type envoyait du ciel par paquets”
Patrick, CRS déployé sur les ChampsÉlysées le soir du 12 juillet