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Gloire et mirages de l’universali­sme français

Derrière les faux espoirs de la France black-blanc-beur, la victoire des Bleus en 1998 a bel et bien représenté l’un des derniers pics du modèle universali­ste français dans le monde.

- PAR CHÉRIF GHEMMOUR

France 1998 a été l’étape pleine d’allégresse d’une séquence débutée en 1989 et achevée en 2003 sous le signe de l’universali­sme français. Au bicentenai­re exaltant les idéaux révolution­naires ont répondu une victoire sportive célébrée sur les Champs, puis le refus de rejoindre la coalition US en Irak. Entre 1989 et 2003, France 98 a marqué le temps fort d’un pays convaincu qu’il pouvait encore parler au monde. Le I Will Survive des Bleus fut, urbi

et orbi, l’annonce inconscien­te d’une France certes “puissance moyenne” mais qui résiste au déclinisme et se rêve encore phare de l’humanité le temps d’une grande compétitio­n. Ouverture sur le monde et métissage sont les fils conducteur­s reliant 1989 à 1998. À la Marianne noire (Jessye Norman) du bicentenai­re succédera le lent défilé des géants représenta­nt les cinq continents. Le slogan officiel de France 98, C’est beau un monde qui joue, ainsi que l’hymne La cour

des grands, interprété par une Belge et un Sénégalais, renvoyaien­t au reste du monde, et en français, l’image d’un pays non centré sur lui-même. Pour les JO 2024, la France hidalgo-macronienn­e choisira le slogan très globalisé Made for Sharing, gommant une identité linguistiq­ue qu’elle n’assume plus.

La cohabitati­on Chirac-Jospin présente une France apaisée, régie par le génie de ses institutio­ns. À la tribune du SDF, le président est de droite, le premier ministre, socialiste et la ministre des Sports, communiste. Le taux de croissance, de plus de 3 % supérieur au reste de l’UE, brosse un tableau économique qui fait envie. Et l’universali­sme français rejaillit aussi dans un domaine inattendu: la musique pop. L’album Clandestin­o de Manu Chao connaît un succès inouï, la french touch voyage “autour du monde” ( Around the World, des Daft Punk), le rap français occupe la deuxième place mondiale et le crossover raï, 1, 2, 3 Soleil, s’apprête à cartonner. Tous ces artistes mixant les cultures annoncent déjà l’équipe de France black-blanc-beur, seule sélection du mondial rassemblan­t des joueurs originaire­s des cinq continents. Cette dernière s’impose à la terre entière et vole même la vedette au grand Brésil sur le terrain du métissage et de l’optimisme festif (“Et un, et deux, et trois zéro!”) Le pays est passé de la Marianne noire à “Zidane président”, et le système intégratio­nniste français s’impose comme le modèle à suivre. Après le parcours désastreux de son équipe, l’Allemagne réformera son code de la nationalit­é en y injectant une bonne dose de “droit du sol” bien français. La

Mannschaft multikulti des Özil, Khedira ou Boateng sera à son tour championne du monde en 2014.

La France black-blanc-beur, c’est la France qui gagne. Celle qui rallumera les lampions encore une fois à l’Euro 2000. Avant la fin de la parenthèse glorieuse de l’universali­sme français, datée du discours pacifiste de Villepin à l’ONU en février 2003, il y aura bien le choc du 21 avril 2002. Mais la présence de Le Pen au second tour apparaît aujourd’hui comme un accident électoral plutôt qu’un reniement de France 98 et de ses valeurs. Ce sont les émeutes de 2005 qui révèleront le mirage d’une France fraternell­e, déjà démythifié­e lors du France-Algérie d’octobre 2001. Comment parler au nom d’un universali­sme de progrès quand on ne sait plus intégrer ses jeunes de banlieue? L’erreur des progressis­tes de tous horizons aura été d’oublier que les arts et le sport sont dérogatoir­es de l’ordre politicoso­cial. Il suffisait d’observer les États-Unis, où les innombrabl­es

success stories des stars noires n’ont pas fait disparaîtr­e les injustices et les discrimina­tions. Pire, ces réussites sociales ont fait naître de nouveaux préjugés tenaces: les Noirs ne seraient bons “que” dans la danse et la musique où dans la performanc­e sportive. Même chose en France, ou les élites politiques ont trahi la dynamique de France 98 en faisant la promo caricatura­le, auprès des jeunes de banlieue, du sport, de la culture hip-hop et du stand up comme seules voies d’ascension sociale. Sur la durée, les Bleus auront servi de paravent aux crises internes d’un pays incapable de bonifier l’authentiqu­e élan rassembleu­r de 19982000. Et la faute n’incombe pas à la bande à Zidane, utilisée malgré elle comme rustine sur tous les maux de la société française. Le “Zidane

président” étalé sur l’Arc de Triomphe appelait implicitem­ent à la promotion des “minorités visibles” en politique. En 2018, on compte avec peine les maires, députés et ministres qui en sont issus, alors que l’opinion française est beaucoup moins frileuse sur le sujet que la classe politique. Sans parler des discrimina­tions à l’embauche ou au logement, ou des inégalités scolaires. Ces retards dans l’accès à la pleine citoyennet­é agiront comme des ferments toxiques qui empoisonne­ront par feedback le foot hexagonal lors de l’affaire des quotas, puis avec l’exclusion de Benzema: le foot français serait resté raciste malgré France 98? Dans l’Angleterre des 60’s, la formidable Beatlemani­a n’a pas enrayé le déclin de l’Empire britanniqu­e, ni vraiment amélioré la condition sociale du peuple anglais. Mais les Fab Four ont insufflé un regain d’optimisme collectif et provoqué des changement­s sociétaux considérab­les dans un royaume trop corseté. France 98 n’a pas résolu tous les problèmes de la société française. C’était impossible. Mais France 98 a rassemblé dans la rue TOUS les Français, convaincus que “tous ensemble”, ils pourraient tracer un destin commun, comme Jacquet et ses gars blancs-bronzés l’avaient réalisé. France 98 a surtout parlé au monde. Et le monde a bien aimé.

Le “Zidane

président” étalé sur l’Arc de Triomphe appelait implicitem­ent à la promotion des “minorités visibles” en politique

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