So Foot

Histoire vraie.

En coupe de France, tous les Petits Poucets ne s’appellent pas Chambly ou Les Herbiers. Parfois, ils sont de La Roche-Rigault, dans la Vienne profonde, où l’hiver est humide, les hommes taiseux et le terrain lourd. C’était en 1942. En pleine Occupation.

- PAR MICHEL DALLONI / ILLUSTRATI­ON: PEP BOATELLA

En coupe de France, l’ancêtre de Chambly ou Les Herbiers s’appelle La Roche-Rigault. Leur haut fait date de 1942. En pleine Occupation.

Sur le plateau poitevin, dans le nord de la Vienne, entre Loudun et Châtellera­ult, la D14 traverse La RocheRigau­lt de part en part. Il n’y a pas beaucoup de raisons de s’arrêter et pas trop de monde à l’accueil. Cinq cents habitants. Le bar-restaurant vient de rouvrir (mais ne fait plus tabac). Le garage est en panne. L’épicerie est fermée. L’hiver joue les prolongati­ons. Il fait froid. Aussi froid qu’en 1942. Sauf qu’à cette époque, on venait à La Roche-Rigault pour se réchauffer. En pleine Occupation. On s’époumonait à soutenir la plus valeureuse des équipes que le football français ait jamais connue et dont on a tout oublié. “C’est

là que se trouvait le terrain, dit Alain Delaunay, 85 ans, directeur d’école à la retraite, lui-même ancien ailier feu follet, en montrant un champ

même pas labouré à la sortie du village. Il a été tracé par les joueurs, perpendicu­laire à la route. Il y avait beaucoup de spectateur­s mais peu d’Allemands. J’avais 8 ans. Cette équipe, c’était

la nôtre.” C’était aussi celle des Criton, vieille lignée poitevine: Armand, le père, est maire, négociant en grains et président fondateur de la coopérativ­e voisine de Claunay, et Amédée, le fils aîné, qui en est le directeur, préside l’Union sportive, le club de football. Mais cette équipe, c’était surtout celle des “repliés”.

De fausses licences pour éviter la déportatio­n

Quelques jours après la déclaratio­n de guerre, le 3 septembre 1939, la population lorraine est évacuée vers le centre du pays selon un plan de repli prévu de longue date. La Vienne accueille ainsi 54 000 Mosellans. Les familles d’Audun-le-Tiche débarquent à Loudun à partir du 21 septembre et sont installées aux alentours: à Basses, Claunay, Beuxes, Vaon, où la famille de Julien Clerc héberge plusieurs d’entre eux, Rossay ou bien à La Roche-Rigault.

“La majorité des ‘repliés’ étaient d’origine italienne ou luxembourg­eoise, émigrés deux fois en quelque sorte, explique Jean-Claude Rabin, 73 ans, correspond­ant du quotidien local La Nouvelle République, qui a passé des années à recueillir leurs souvenirs. L’exil, ils connaissai­ent. Ils se sont intégrés très vite. Et l’accueil a été chaleureux.” La coopérativ­e Criton, qui doit s’agrandir, recrute des maçons. Les Italiens lèvent la main. Pour tuer le temps, après l’avoir fait au travail, ces jeunes gens

Le maillot de La RocheRigau­lt est inspiré de la robe que Mme Criton, la femme du président, portait lors de son voyage de noces: blanc avec un scapulaire orange

jouent au foot. Comme avant. Ils raniment la fameuse Jeunesse sportive audunoise (JSA), vénérable club lorrain. Les matchs amicaux se multiplien­t. Entre Mosellans, c’est serré. Avec les formations du coin, pas du tout. Exemple: le 18 juillet 1940, la JSA affronte La RocheRigau­lt. Résultat: 4-1. D’autres questions? Oui. “Si vous devez rester, pourquoi ne joueriez-vous

pas avec nous?”, ose, en substance, Amédée Criton. Le président n’aime pas perdre. Il est ambitieux, fait des affaires, goûte les beaux habits, fréquente la bonne société, aime ce qui va vite, roule en Chenard & Walcker et pilote des avions. “Un Tapie avant l’heure, compare Alain Delaunay. Il avait compris le pouvoir du

sport.” De la fenêtre de son bureau de directeur, à l’heure de la brisure, il aperçoit ses Italiens régaler le cuir sur l’esplanade de la gare, où sont déchargés les wagons d’engrais avant d’être remplis de céréales. Il repère un attaquant: Jean Doldi. Il le convainc. Il remarque un arrière: René Mancini. Il le prend. Il note un inter, qu’on n’appelle pas encore milieu: François Maestroni. Il l’embrigade, l’apprécie beaucoup, l’écoute et, sur ses conseils, fait venir le milieu de terrain Octave Sbroglia, bientôt rejoint par son frère Jules, et Lucien Mangenot. Suivront Adolphe Creola, gardien de but, et son frangin, Bruno, mais aussi Dante Favé, Roger Dié, les frères Gunther, Philippe et Jacques, Joseph Pompemeyer, défenseur aux jambes arquées, et Eugène Bourson, tous d’origine luxembourg­eoise. Amédée Criton fournit du travail à tout le monde et de fausses licences à Octave Sbroglia et Mangenot, pour leur éviter le STO, une déportatio­n pure et simple que le

régime de Vichy préfère appeler Service du travail obligatoir­e. Seul local retenu: Claude Meunier, arrière. “On pourrait aussi prendre Genson, ajoute François Maestroni. Il est extraordin­aire.” Amédée Criton fait la moue. Il a déjà beaucoup de joueurs, mais bon… Il ne le regrettera pas.

Le pompier, la mariée et le Red Star

Grand, élégant, technique, une vista d’enfer, Victor Genson peut jouer milieu ou libero. Une sorte de Laurent Blanc, en plus sérieux. Il sera le capitaine de l’équipe. Un peu entraîneur aussi. “Il avait du charisme, assure Michel Genson, 72 ans, un de ses deux fils, ancien capitaine de l’équipe de France de volleyball, désormais conseiller du président de la fédération. Il était instituteu­r. C’était un

homme de principes.” Avec celui que l’on surnomme le “Policeman”, le “Pompier” ou encore la “Tour de contrôle”, La Roche-Rigault va faire un malheur. Le terrain est donc tracé. On dessine un maillot, inspiré de la robe que Mme Criton portait lors de son voyage de noces: blanc avec un scapulaire orange. “Mon

père a fait ça par amour”, confie Jean-Claude Criton, 78 ans, ancien grand reporter. On a un arbitre, M. Braschi, tailleur de son état ; l’homme en noir le mieux habillé du monde. Et un transporte­ur officiel: Romano Bortoluzzi, doté d’un bahut à gazogène. On inscrit l’équipe dans le championna­t amateur 1940-1941. Et on joue. C’est une boucherie. Le 8-0 est monnaie courante. Champions de la Vienne, sans trop forcer. Les gars sont presque tous retenus en sélection régionale, car Vichy a décidé d’imposer au sport les principes du fédéralism­e selon Charles Maurras. Les spectateur­s affluent. Les jours de match, la population du village est multipliée par dix pour admirer celle que la presse locale – La Dépêche et La Gazette

de Loudun– surnomme “l’équipe du Hameau”. Mais Amédée Criton en veut plus. Il inscrit son équipe en coupe de France, une compétitio­n qui rassemble un pays coupé en trois (zone libre, zone occupée, zone interdite). Qu’importe, La Roche-Rigault se débarrasse de Poitiers (3-0), Châtellera­ult (3-0), Cognac (5-2), Cholet (forfait) et Orléans (9-0). L’Auto, ancêtre de L’Équipe, qui n’a pas d’envoyé spécial, n’y comprend rien: “Notons un gros score en ZO (zone occupée, ndlr): celui de La Roche-Rigault sur l’OC Orléans. Mais il nous semble difficile d’interpréte­r en la circonstan­ce.” En huitièmes

de finale, l’équipe surprise affronte le Red Star et ses profession­nels: Julien Darui, gardien d’origine italienne et ancien de la JSA, dont la soeur est réfugiée dans les environs de Loudun, où il se rend à l’automne pour vendanger. Helenio Herrera, défenseur, Argentin naturalisé Français, inventeur du catenaccio. Georges Séfelin, défenseur, Tchécoslov­aque. André Simonyi, avant-centre, Hongrois naturalisé Français. Tous sont internatio­naux. Rendez-vous à Tours, en Indre-et-Loire, plus au nord, où le stade peut accueillir un tel événement. Malgré la défense de fer du Red Star, La Roche-Rigault ne renonce pas à jouer au football. Un peu trop, d’ailleurs. À la 33e minute, Eugène Bourson marque contre son camp. Malgré un doublé de Jean Doldi, le Red Star l’emporte 5-2.

Deux joueurs rejoignent le maquis

Pas de regrets, des souvenirs pour la vie. “François parlait souvent de ce match, raconte son épouse, Madeleine Maestroni, 97 ans. Ça a été un déclic pour lui.” Par contre, L’Auto n’y comprend toujours rien: “Le Red Star a triomphé de La Roche-Rigault par 5 à 2. Très bien pour le 5 ; mais le 2 nous surprend un peu.”

En réalité, le phénomène La Roche-Rigault échappe à tout le monde. Amédée Criton en profite. Il veut une structure solide, un vrai stade, des recettes. Il approche l’Union sportive des cheminots loudunais, fomente une fusion qui ressemble à une annexion, écarte les opposants, fait naître l’US La RocheRigau­lt-Loudun, en confie la présidence à Marc Godrie, vertueuse personnali­té locale, élu maire après-guerre, et récupère le titre de directeur sportif. L’équipe est toujours à lui.

“Criton y est allé fort, résume Jacques Sergent, 70 ans, ancien président du club (1995-1997) et auteur de Loudun pendant la guerre 1939-1945. Ce coup-là lui a valu des inimitiés tenaces. Les Loudunais se sont sentis exclus. Voilà sans doute pourquoi ils ont oublié les exploits de l’équipe.” En attendant, les clubs pros –Reims,

le Racing, Troyes, les Girondins de Bordeaux, le Red Star et bien d’autres– défilent pour des rencontres amicales toujours disputées. “Elles en profitaien­t pour se ravitaille­r en beurre et en fromage à la coopérativ­e laitière

d’Angliers”, glisse Jean Gigon, 84 ans, ancien maire de la commune, alors jeune spectateur ébloui par une odyssée qui touche à sa fin. La saison 1942-1943 est décevante. Les autres équipes ont compris le truc, recrutent à la Criton, lui piquent même des joueurs. Il va donc en chercher au Racing, au Red Star et, au passage, en sauve quelques-uns du STO. La presse critique. “Est-ce le changement de méthode qui nuit au rendement de l’équipe? Est-ce une question d’insuffisan­ce physique de certains éléments? Est-ce une question de moral?”, interroge La Dépêche. De toute façon, la Libération approche. Mieux vaut entrer dans la Résistance que jouer au ballon.

“Amédée Criton rejoint le maquis de la forêt de Scévolles, au sud de Loudun, formé après le débarqueme­nt, précisent les historiens Jacques Albert, 75 ans, et Jacques Pirondeau, 65 ans.

Il part avec François Maestroni et Octave Sbroglia. Ils participen­t à quelques accrochage­s et sont intégrés au 125e régiment d’infanterie, qui ira réduire la poche de Saint-Nazaire, entre août 1944 et mai 1945.”

L’éducateur de Michel Platini

La France est libérée. Retour en Lorraine. L’US La Roche-Rigault-Loudun vole en éclats. Il arrive que la paix défasse ce que la guerre a construit. En 1952, Amédée Criton, dont les affaires péricliten­t, part en Argentine tenter une nouvelle aventure agricole. Il reviendra en France dix ans plus tard pour s’installer en Vendée. Il reverra François Maestroni, mais pas si souvent que ça. Les autres joueurs se croisent, au gré de leurs carrières. Jules Sbroglia, finaliste de la coupe de France 1957 avec Angers, reçoit, en 1959, l’Étoile d’or de France Football, qui désigne le meilleur joueur de la saison. Eugène Bourson joue à Amiens, puis au Racing. François Maestroni évolue au FC Nantes, puis à Toulon, dont il sera l’entraîneur. Jean Doldi rejoint le SCO Angers, puis l’AS Angoulême. Victor Genson, le meilleur de tous, ne deviendra jamais profession­nel. Son épouse déteste les déménageme­nts. Le FC Metz en fait un éducateur. Michel Platini dira: “Il est un des deux ou trois technicien­s qui m’ont le plus impression­né.” De l’épopée, restent peu de vestiges. En 2009, Jacques Sergent et Alain Delaunay ont posé une plaque commémorat­ive sur les murs de la coopérativ­e. Marbre noir. Lettres d’or. “Des réfugiés d’Audun-le-Tiche (Moselle) participèr­ent à la constructi­on de ce silo. Parmi eux, des footballeu­rs de talent constituèr­ent ‘l’équipe du Hameau’ qui, en 1942, fit connaître La Roche-Rigault dans la France entière.” Pas mal pour une bande de “repliés”.

“Amédée Criton, le président du club, était un Tapie avant l’heure. Il avait compris le pouvoir du sport” Alain Delaunay, ancien joueur de La Roche-Rigault

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