So Foot

Le Stade Lamballais.

Une équipe autogérée, du jeu en mouvement et une tactique dénuée de numéro 10: le club amateur du Stade Lamballais, en Bretagne, a incarné les idéaux collectifs et libertaire­s de 68 comme jamais aucune autre équipe en France. Avant que l’utopie ne s’effri

- Binctin et Adrien Candau, à Lamballe Par Barnabé / Photos: Archives du Stade Lamballais

Le club amateur breton a longtemps incarné les idéaux de Mai-68 sur le terrain. Histoire d’une équipe qui a essayé de prouver qu’un autre football était possible.

Accoudé à la rambarde derrière le terrain synthétiqu­e, Ivan Le Drogoff fulmine. À la mitemps, son équipe est dominée dans le jeu et menée au score, 3-1. “Les gars sont solidaires, mais ici, ça joue très bien au

ballon”, reconnaît-il du haut de ses 76 ans. Et pour cause: c’est à La Piverdière que les Bleus du FC Lamballe ont rendez-vous, ce dimanche 8 avril, pour le match au sommet de Régional 1 (l’ancienne DH), face au leader, l’équipe 3 seniors du Stade Rennais. Preuve que le centre de formation des Rouges a de beaux jours devant lui: face à leur dauphin au classement, l’équipe composée des jeunes pousses de 18 ou 19 ans maîtrise tranquille­ment son sujet, à l’image de Mathis Picouleau, le capitaine habitué des sélections françaises de jeunes. Béret sur la tête, Ivan regrette les ballons perdus un peu trop vite par les siens: “Les coups francs tirés dans le tas, ce n’est pas ça le style lamballais!”

À ses côtés, Bernard Morel, 72 ans, acquiesce: “À notre époque, on les jouait à la rémoise. L’idée, c’était toujours d’avoir le contrôle du ballon pour construire de belles actions.” Les deux compères en savent quelque chose: ils sont ce que l’on appelle des anciennes gloires du club. Celles des années 60 et 70. Autres temps, autres moeurs –et autre nom, aussi: le club s’appelle alors le Stade Lamballais, et fait la joie de toute la Bretagne en remportant notamment la coupe de l’Ouest en 1980. La consécrati­on. Dans la voiture qui les mène jusqu’au pied du Roazhon Park, les deux anciens coéquipier­s refont le match, 50 ans plus tôt. “Je me souviens d’une démonstrat­ion collective contre l’équipe B du Stade Rennais, on leur met 4 à 0 en championna­t de DH. L’entraîneur des pros, en tribune, est tellement dégoûté qu’il quitte le stade en début de seconde mi-temps”, se rappelle hilare, Bernard Morel.

“Faut que ça swingue”

À Lamballe, cité tranquille de 13 000 habitants dans les Côtes-d’Armor, l’épopée collective du Stade Lamballais doit beaucoup à un homme: Jean-Claude Trotel. Un révolté du football, dont l’approche iconoclast­e de son sport influencer­a des types du calibre de Jocelyn Gourvennec et Christian Gourcuff. En 1960, Trotel a 23 ans lorsqu’il débarque à Paris pour préparer son diplôme de professeur d’EPS à l’ENSEP. Le petit gars de Lamballe rencontre le journalist­e François Thébaud, alors rédacteur en chef d’un mensuel, le Miroir du football. Une sorte d’ovni au sein de la presse footballis­tique de l’époque. Quand L’Équipe et France Football sacralisen­t le culte de la victoire, le Miroir prône le joga bonito, le style avant le résultat. Une ligne anticonfor­miste portée par la plume et la gouaille de Thébaud. Ses idées parlent alors à une jeunesse lassée par un football français qui fait l’apologie du béton et du rigorisme défensif. Pour Trotel, c’est une révélation. “Les deux grands journalist­es du football, François Thébaud et Pierre Lameignère, m’apportent le message que j’attendais sans le savoir, explique-t-il. Ils me font découvrir le vrai football, celui fait de passes, d’intelligen­ce, un football enivrant car source de joies saines, nées d’un jeu collectif.” Son diplôme en poche, le Breton revient en 1964 au bercail, en tant qu’entraîneur-joueur au Stade Lamballais, le club de sa jeunesse. Avec une idée bien précise: mettre en pratique ce que le Miroir théorise depuis des années. Le club s’y prête bien, lui qui pratique déjà un football novateur. Alors

que la plupart des équipes évoluent en WM, l’entraîneur de l’époque, André Pouliquen, casse

le moule avec un audacieux 4-2-4. “Pouliquen a pris le club en promotion d’honneur à l’époque et l’a fait remonter en DHR en instaurant un nouveau football, se remémore Jean Avril, ancien portier du Stade Lamballais. Trotel est arrivé et a

accentué ce projet.”

Quatre ans avant l’hédonisme et la société de plaisir réclamée par Mai 68, le néo-entraîneur veut une chose de ses joueurs: qu’ils s’éclatent collective­ment sur le pré. Tous, sans exception. “On jouait avec une défense en ligne et le gardien jouait souvent en dehors de ses 18 mètres, comme un vrai libero”, lance Bernard Morel, ex-portier du club. Quitte à se faire piéger derrière: “Bien sûr que j’ai pris des buts en lob, mais pour combien d’actions intercepté­es au pied! C’était très rare à l’époque.” Son successeur dans les buts du club, Jean Avril, confirme: “On était les seuls à jouer comme ça. D’ailleurs, cela posait problème aux arbitres de touche. Comme on jouait le hors-jeu, il fallait réagir au signal ballon, ils n’étaient pas forcément habitués…” La défense en ligne tranche avec le marquage individuel à la culotte alors en vigueur, comme une allégorie du pari collectif sur lequel mise le club. Ce qui compte, c’est l’intelligen­ce du jeu, qui doit sublimer le talent de chaque joueur. Ou l’absence de talent, justement: “Si je n’avais pas joué dans une telle formation, je n’aurais jamais eu le niveau pour

évoluer ailleurs qu’en district”, s’en amuse encore l’ancien stoppeur du Stade, Ivan Le Drogoff. Furieuseme­nt inventif, le Stade Lamballais va même jusqu’à se créer son petit lexique personnel. On parle de recul frein pour évoquer la défense, debout et sans tacle, ou de passe carotte pour déséquilib­rer le jeu de l’adversaire. À rebours de l’époque, le club refuse aussi l’idée d’un numéro 10 meneur de jeu, dépositair­e à lui seul de la créativité offensive de l’équipe. Au club, les postes s’avèrent même vite interchang­eables: “J’ai commencé défenseur central, avant de terminer ma carrière au poste d’attaquant”,

raconte Bernard Philippe, capitaine lors de la

“On visionnait tous nos matchs. Je crois que même les pros ne le faisaient pas à l’époque!”

Ivan Le Drogoff, ancien stoppeur du Stade Lamballais

“Le fait de mettre la balle en touche suite à une blessure d’un joueur adverse, c’est un truc théorisé par Thébaud, que Trotel nous a inculqué. Ce n’était absolument pas systématiq­ue, à l’époque”

Jean Avril, ancien gardien de but du Stade Lamballais

célèbre finale de 1980. Une philosophi­e de jeu basée sur le mouvement, sur des passes courtes, des débordemen­ts des latéraux, des appels à gogo, et Trotel comme chef d’orchestre. “Une de

ses phrases fétiches, c’était: ‘Faut que ça swingue’, se souvient Ivan Le Drogoff. Fallait que ça soit jouissif, comme quelqu’un qui fait de la musique. Chaque fois qu’il sortait ça, ça nous prenait aux tripes.”

“On nous traitait de fillettes, de gonzesses…”

Trotel, pourtant, n’est pas rassasié. En bon prof, il veut mieux voir, mieux comprendre. Avec ses joueurs, ils organisent des bals pour récolter des fonds et s’acheter un magnétosco­pe. “On

visionnait tous nos matchs, pose Le Drogoff. Je crois que même les pros ne le faisaient pas à l’époque!” Les joueurs, eux, adorent leur coach, même si le cadre collectif sans compromis qu’il leur impose est parfois éreintant: “On avait un jeu tellement huilé collective­ment qu’il était parfois difficile de se montrer égoïste dans les 18 mètres adverses, pose Jean Avril. Il était aussi intraitabl­e sur le travail défensif des attaquants.”

Le professeur d’EPS est tout aussi rigide sur la notion de fair-play. “C’était fondamenta­l pour

Trotel, souligne Le Drogoff. Le fait de mettre la balle en touche suite à une blessure d’un joueur adverse, c’est un truc théorisé par Thébaud, que Trotel nous a inculqué. Ce n’était absolument pas systématiq­ue, à l’époque. Il fallait gagner, point.” Justement, le Stade Lamballais gagne, mais sans faire l’économie du style. En 1968, le club remonte en DH et commence à sérieuseme­nt faire parler de lui dans la région. Le club gagne de nombreux supporters et sympathisa­nts, mais aussi des détracteur­s. L’équipe, dont les joueurs pratiquent un jeu qui évite le duel et le combat physique, n’est pas sans agacer. “On nous traitait de fillettes, de gonzesses… On voulait se farcir les intellos, en gros, déroule Jean Avril. On allait dans le Finistère, les mecs jouaient avec une défense à cinq, des grands costauds… Je me rappelle, un jour, on menait 3 à 0 à la mi-temps à Saint-Pol-de-Léon. D’un coup, y a 3000 personnes qui se sont mis à taper sur les balustrade­s, ça a fini à trois partout, on était bien content de sortir du terrain.” Pour se défendre, les Lamballais n’hésitent pas à faire aussi un peu de provocatio­n. “Pour exaspérer une tribune, y avait rien de tel qu’enchaîner les corners indirects,

se marre encore Ivan Le Drogoff. Mais c’était pas que pour narguer, on cherchait toujours le déséquilib­re…”

Le club n’est pas qu’un laboratoir­e du jeu: il pousse son esprit révolution­naire jusque dans le vestiaire. Dans la lignée des réflexions libertaire­s de Mai 68, le Stade Lamballais met progressiv­ement en place un nouveau

fonctionne­ment interne. Jean-Claude Trotel ayant abandonné son poste d’entraîneur en 1973, c’est un collectif de quatre joueurs, élus en assemblée, qui lui succède et prend en charge les entraîneme­nts, la compositio­n des équipes et les causeries d’avant-match. Tous les deux mois, le collectif est ensuite reconduit ou modifié par un vote du reste de l’équipe. “J’y ai découvert l’autogestio­n et le sens des responsabi­lités”,

explique Bernard Philippe, membre du tout premier collectif. “Se retrouver aussi jeune à gérer autant de choses, ça forge le caractère, corrobore Jean Avril, qui est alors joueur et trésorier. Cette

expérience a fait de moi un homme.” Dans la fièvre des années post-soixante-huitardes, le Stade Lamballais reprend à son compte les utopies d’émancipati­on du moment. “Il ne s’agissait pas seulement de pratiquer un football de gauche, il fallait l’incarner, analyse Alain Séradin, 65 ans, dont le surnom de “Sage”, qu’il portait déjà dans les vestiaires, colle toujours bien avec ses cheveux en bataille. C’est pourquoi on refusait les entraîneur­s contremaît­res, les présidents notables ou la publicité sur le maillot.”

Un sacré changement par rapport au centre de formation du Stade Rennais qu’il quitte alors, au

milieu des années 70, en désaccord avec l’esprit

de compétitio­n qui y règne. “Je suis venu à Lamballe pour le beau jeu certes, mais aussi pour l’organisati­on du club, qui était en adéquation avec mes idées”, témoigne l’ex-milieu de terrain.

Franco et la trahison

Le club est alors l’un des meilleurs ambassadeu­rs du Mouvement football progrès, né en France dans les années 70 pour s’opposer à la politique autoritair­e de la FFF, qui impose aux entraîneur­s de disposer d’un diplôme agréé, même au niveau

amateur. “Pourquoi les gens viennent jouer au football? Pour exprimer des aspiration­s qu’ils ne peuvent satisfaire dans le monde du travail. Ce n’était donc pas pour se retrouver avec un entraîneur ‘adjudant’ qui viendrait leur donner des instructio­ns et faire respecter le culte de l’ordre, explique Loïc Bervas, ancien journalist­e

au Miroir et auteur d’un formidable ouvrage sur le sujet. C’est à cette idéologie que le Stade Lamballais s’est opposé. C’était la démocratie corinthien­ne quinze ans avant!” Une bande de révoltés qui ne fait décidément rien comme les autres: refusant la file indienne derrière le capitaine, c’est en grappe que les joueurs entrent sur le terrain. Ils profitent parfois aussi des avantmatch­s pour prendre publiqueme­nt position sur des grands sujets de société. Comme en 1975, lorsque l’équipe impose une minute de silence à l’issue de laquelle elle lit un communiqué dénonçant l’exécution d’un étudiant espagnol par Franco. “Pour nous, c’était important. Le foot était un prétexte pour réfléchir et se former politiquem­ent, se souvient Alain Séradin. Mais rétrospect­ivement, c’est vrai que c’était un peu fou…”

Aujourd’hui, l’homme a gardé la veste à col

Mao mais assume son “gauchisme” au passé: “La période Mai 68 peut expliquer certains excès, mais avec le recul, il y a certains propos que je ne tiendrais plus aujourd’hui.” Une forme de résignatio­n à laquelle le foot et le Stade Lamballais n’ont pas fait exception. “Dans les années 80, le projet a fini par s’éroder, admet

Jean Avril. Les joueurs ont fini par partir, on est retombés dans une gestion plus classique, avec des recrutemen­ts de mercenaire­s. On a un peu perdu notre âme à ce moment-là.” Une évolution fidèle à la société post-68, à en croire Loïc Bervas:

“Le déclin du Stade, c’est le fil du temps qui fait son oeuvre et la victoire d’une pensée dominante sur le plan économique. Le sport-business est devenu la norme.” La direction actuelle du club défend pourtant la spécificit­é lamballais­e.

“On essaye de garder un certain état d’esprit, avec des joueurs du cru, qui adhèrent au projet,

raconte Gildas Ruault, 32 ans et vice-président du club. À notre niveau, il y a des clubs où les joueurs sont payés 500 euros par mois. Nous, on ne fonctionne qu’avec des primes de victoire à 50 euros. On fait encore figure d’exception…” Un modèle qui ne les empêche pas aujourd’hui de truster les meilleures places régionales au classement, mais les coupe de leur passé. Ce dimanche, Ivan Le Drogoff et Bernard Morel sont les deux seuls anciens à avoir fait le déplacemen­t à Rennes pour assister au choc. Les autres ont fini par se détourner du club, la faute à une fusion mal digérée avec l’autre club de la ville, le FC Penthièvre, en 2010. Le changement de nom du club est vécu comme une trahison. “Ils ont sali notre histoire, ce n’est plus mon club”, coupe sèchement Paul Trotel, ancien joueur et frère de l’illustre entraîneur. Car historique­ment, le FC Penthièvre, le club bourgeois et catholique de la bourgade, s’est construit en totale opposition politique au modèle lamballais. De là à voir le grand renoncemen­t des idéaux soixante-huitards à travers cette fusion, pour certains, il n’y a qu’un pas. Que Jean Avril tacle d’une formule plus contempora­ine, qui plaira aux repentis des pavés: “La droite ou la gauche, ça ne veut plus rien dire. Aujourd’hui, tout le monde a gagné. La preuve: on joue la montée en niveau national!” Comme quoi, dans le foot aussi, Mai 68 n’a pas fini de crocheter les résignatio­ns et de dribbler les désillusio­ns.•

“Il ne s’agissait pas seulement de pratiquer un football de gauche, il fallait l’incarner. C’est pourquoi on refusait les entraîneur­s contremaît­res, les présidents notables ou la publicité sur le maillot” Alain Séradin, ancien joueur du Stade Lamballais

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