So Foot

Bafétimbi Gomis.

- Par Thomas Lecomte, à Istanbul Photos: Iconsport, Panoramic, Seskimphot­o/Iconsport et PA Images/Iconsport

Meilleur buteur français tous championna­ts confondus, l’attaquant de Galatasara­y rêve d’un retour en Bleu. En attendant, il sort les griffes comme jamais.

Les mauvaises langues lui reprochent ses malaises vagaux, son manque d’efficacité devant le but, voire ses célébratio­ns félines. Il n’empêche, Bafétimbi Gomis est aujourd’hui le meilleur buteur français tous championna­ts confondus. Assez pour être appelé par Deschamps cet été? Entretien avec l’homme qui a précipité la venue de Kostas Mitroglou à l’OM.

Comment te sens-tu à Galatasara­y? Très bien! Dès mon arrivée à l’aéroport, avec ce bain de foule inoubliabl­e, j’ai senti un vrai engouement autour de moi. Ça m’a beaucoup marqué. En même temps, je savais que j’allais être attendu au tournant. Après une très bonne saison à l’OM, où j’ai marqué une vingtaine de buts, et après les polémiques autour de ma non-prolongati­on, je me devais de confirmer. Signer à Galatasara­y a été ma première décision dans ma nouvelle vie d’homme.

C’est-à-dire? Mon père a été malade pendant de longues années. En jouant pour Marseille la saison dernière, j’ai eu la chance de me rapprocher de lui et d’être à ses côtés à la fin de sa vie. Il est mort dans mes bras et m’a passé le relais en me disant de prendre soin de sa famille. Je savais que ce jour allait arriver et je m’y étais préparé. Je l’ai simplement remercié et je lui ai dit qu’il pouvait partir tranquille car j’avais désormais les épaules pour assumer ce rôle. Avant de signer ici, j’ai beaucoup pensé à mon père. Je me suis recueilli auprès de lui, sur sa tombe, afin qu’il me guide dans ce choix. Un an plus tard, je ne le regrette pas.

Tu avais une relation très forte avec ton père? Oui, c’est lui qui m’a inculqué des valeurs essentiell­es comme le respect, le sens du partage, le goût du travail bien fait. Il nous rappelait souvent que nous avions des cousins en Afrique qui n’avaient pas eu la chance de naître comme nous en France. Nous étions neuf frères et soeurs, ma mère était du coup femme au foyer et mon père travaillai­t beaucoup. Il n’a jamais eu de CDI mais il a fait beaucoup de petits boulots, comme peintre ou maçon par exemple. Il a construit pas mal de routes. Je me souviens quand je prenais le bus avec lui, il me disait: “Tu vois cette route? C’est moi qui l’ai construite!” Je me rappelle aussi que comme nous n’avions pas de voiture, il partait souvent de la maison à 4 heures du matin pour aller au travail à pied. C’était parfois très dur pour lui, mais c’était un homme. C’est mon idole, je sais que je ne lui arriverai jamais à la cheville.

Tu as 32 ans et tu viens sûrement de réaliser les deux meilleures saisons de ta carrière. Est-ce que la disparitio­n

de ton père a quelque part servi de déclic? Je n’ai pas eu de déclic. Seulement, à Galatasara­y, comme à Marseille l’an dernier, je sens enfin qu’on me fait confiance à 100 %. Même quand j’ai des petits passages à vide, je sais que le staff et l’équipe comptent sur moi. À Lyon par exemple, je n’ai jamais eu ce rôle d’attaquant numéro un. Là-bas, j’étais barré par Lisandro, et quand il est parti, les dirigeants ont décidé de privilégie­r la nouvelle génération: Lacazette, Tolisso et Umtiti. Même chose à Swansea, où l’on ne m’a pas vraiment donné ma chance. Toutes ces expérience­s compliquée­s m’ont finalement fait mûrir et me servent aujourd’hui en Turquie. Quand Galatasara­y est venu me chercher, le club était en fin de cycle et me proposait de devenir l’icône d’un nouveau projet. J’ai eu la pression au début, mais pour l’instant, tout se passe pour le mieux.

À Marseille aussi, la pression peut être parfois

écrasante… Oui, d’ailleurs je surnomme l’OM et Galatasara­y “les frères jumeaux”. Avoir joué à Marseille m’a aidé à m’imposer en Turquie. De toute façon, comme on dit, quand tu as joué à l’OM, tu peux jouer partout. Le Vélodrome est dur et très exigeant, surtout envers ses attaquants. Rudi Garcia m’a beaucoup fait progresser, surtout mentalemen­t. En me donnant sa confiance, en me confiant le brassard, il m’a permis de me révéler dans un rôle de leader. C’est cet état d’esprit que j’essaie de conserver en Turquie.

Certaines personnes ont dit que tu étais venu en Turquie

en préretrait­e… Ça m’énerve d’entendre ce genre de critiques, parce que le championna­t turc est très relevé. Regardez par exemple les difficulté­s qu’a eues Marseille contre Konyaspor en Europa League, alors que c’est un club qui est aujourd’hui relégable. Pareil en ligue des champions, où Besiktas est sorti facilement de son groupe et a éliminé Monaco, le champion de France en titre. La Süper Lig est un championna­t en plein développem­ent. D’ailleurs, je reçois énormément d’appels de joueurs français de renom qui me demandent des infos sur la Turquie…

Tu es le meilleur buteur français cette saison tous championna­ts européens confondus. Est-ce que tu rêves encore d’être retenu pour le mondial alors que ta

dernière sélection chez les Bleus remonte à 2012? C’est normal d’y penser quand tu es performant. J’ai quand même marqué plus de cinquante buts sur les deux dernières saisons! Je sais que Didier Deschamps est un compétiteu­r et qu’il sélectionn­era les meilleurs. Bien sûr, il y a aujourd’hui un groupe qui se dégage, avec une hiérarchie. Mais je sais que j’ai le niveau pour être un internatio­nal français. Giroud, par exemple, c’est un très bon joueur… Je ne vais pas dire que je lui suis supérieur, mais je ne vais pas non plus dire que je me sens inférieur… Et puis, j’ai déjà été la surprise en 2008 pour l’Euro, si je pouvais être celle de 2018, dix ans après, ça serait un beau clin d’oeil. Après, je n’en fais pas non plus une fixette. L’objectif premier de ma saison reste de remporter la Süper Lig avec Galatasara­y.

Ton aventure chez les Bleus avait commencé avec un doublé contre l’Équateur en 2008. Qu’est-ce qui t’a

manqué par la suite pour t’y imposer? De la régularité, de l’agressivit­é. Je n’ai pas toujours fait les sacrifices que je suis capable de faire aujourd’hui avec le poids des années et l’expérience. J’ai parfois été négligent dans l’approche des matchs, la préparatio­n. Aujourd’hui, à Galatasara­y, je suis souvent le dernier à repartir du centre d’entraîneme­nt. C’est quelque chose que je ne faisais pas auparavant.

En 2007, tu as la possibilit­é de jouer pour le Sénégal, le pays d’origine de tes parents, mais tu privilégie­s la France. Quand tu vois que les Lions de la Téranga seront

en Russie cet été, tu n’as pas de regrets? Non, car je me suis toujours senti plus Français que Sénégalais. Je suis né en France, j’y ai été éduqué et, même si je suis très attaché au Sénégal et que j’y vais régulièrem­ent, le choix a toujours été clair. J’ai énormément de souvenirs de gosse avec cette équipe de France. En 93, j’avais huit ans et j’ai pleuré devant ma télévision quand la France a été éliminée par la Bulgarie. Et puis, sans manquer de respect au Sénégal, qui est un grand pays de foot, c’est aussi une question de compétitiv­ité: tu sais que si tu marques dix buts en une saison avec Galatasara­y, tu seras forcément sélectionn­é par le Sénégal, alors que ça ne sera sûrement pas suffisant pour être même présélecti­onné avec les Bleus.

“Mon père partait souvent de la maison à 4 heures du matin pour aller au travail à pied. C’était parfois très dur pour lui, mais c’était un homme. C’est mon idole, je sais que je ne lui arriverai jamais à la cheville”

“Avoir joué à Marseille m’a aidé à m’imposer en Turquie. De toute façon, quand tu as joué à l’OM, tu peux jouer partout”

Il t’arrive souvent de faire des malaises quand tu es

sur le terrain. Qu’est-ce qui se passe au juste? Ce sont des malaises vagaux liés au stress. Je suis quelqu’un qui intérioris­e beaucoup, donc je crois que c’est ma façon d’évacuer la pression. Ça arrive souvent après un gros effort, une course. Je sais que ce sont toujours des images impression­nantes quand je perds connaissan­ce, mais en fait, une fois que je reviens à moi, je me sens mieux, débarrassé d’un poids, vidé de toutes les tensions que je peux ressentir pendant un match. Ça a commencé quand j’étais en centre de formation à Saint-Étienne. J’ai même été obligé d’arrêter le foot pendant trois, quatre mois. À l’époque, j’ai dû faire tous les tests possibles et imaginable­s pour savoir si ça allait, et finalement, j’ai été déclaré apte pour le football de haut niveau. Après, j’ai travaillé avec un professeur de yoga pour apprendre à mieux gérer ça. Cela m’arrive moins souvent aujourd’hui, deux-trois fois par an. En général, je fais des malaises dans des périodes où je me sens fatigué, où je dors moins bien. Du coup, je suis obligé d’avoir une hygiène de vie irréprocha­ble.

Tu as grandi à La Beaucaire, une cité située en périphérie de Toulon. C’était quel genre d’ambiance? J’ai grandi dans un quartier cosmopolit­e où régnait l’entraide. Par exemple, quand une personne âgée passait en bas de notre résidence, on arrêtait tous de jouer au foot pour l’aider à porter ses courses. Je trouve que ce sont des valeurs qu’on a un peu perdues en France mais que je retrouve à nouveau cette année en Turquie.

Tu avais dix ans, en 1995, lorsque le Front national s’empare de la mairie de Toulon aux municipale­s. Tu as été confronté au racisme durant ta jeunesse? Bien sûr, j’y ai été confronté très tôt. C’est l’histoire de ma vie, de celle de mes parents. Quand j’allais jouer dans certains villages, comme j’étais plus costaud que les autres joueurs de mon âge, j’entendais des réflexions du style: “Mais il a pas son âge, le Noir. Retourne d’où

tu viens!” C’est triste mais ça m’a aussi endurci. Mon père m’a toujours dit que je devrais travailler deux fois plus que les autres pour réussir. Sans faire mon Martin Luther King, quand tu es Noir, c’est parfois difficile d’être reconnu à ta juste valeur. Même quand tu es un joueur profession­nel. Je me rappelle que lorsque j’ai commencé à avoir un peu de moyens, je voulais parfois me rendre dans certains magasins de luxe. Je sonnais et, souvent, la porte restait fermée. Parce que j’étais Noir, le portier, qui ne me reconnaiss­ait pas, se disait que j’étais forcément un mauvais payeur, un mec à embrouille­s. Ça fait mal.

Tu parles souvent de ta foi chrétienne. Qu’est-ce que ta religion t’apporte en tant que footballeu­r? Eh bien, par exemple, lors d’une dispute avec un coéquipier, il m’arrive parfois de m’emporter et de regretter

par la suite les mots que j’ai pu avoir. Mais le fait d’être chrétien me pousse ensuite à revenir vers lui pour m’excuser. Si je n’étais pas croyant, je laisserais simplement le temps faire les choses mais je ne ressentira­is pas le même soulagemen­t. À Istanbul, j’ai trouvé une petite église, pas très loin de la place Taksim. Je m’y rends de temps en temps pour me recueillir et faire une prière. Je n’ai aucun problème avec les autres religions, au contraire. En fait, je pense qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui nous guide dans nos pas. Dans mon quartier, les catholique­s, les juifs, les musulmans étaient tous mélangés, mais en ce moment, avec tout ce qui se passe dans le monde, les attentats, tout ça, je trouve qu’on catalogue beaucoup cette religion musulmane. On commence à avoir peur de l’autre. En m’installant en Turquie, un pays multicultu­rel avec une riche histoire, je suis heureux de pouvoir inculquer cette ouverture d’esprit à mes enfants. C’est quelque chose qu’ils n’auraient pas connu si j’étais resté dans mon confort en France.

Tu jouais à Swansea au moment de la série d’attentats qui a frappé la France. Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice: comment est-ce que tu as vécu ces événements

tragiques? Très difficilem­ent. Le fait que ces attaques aient été commises par des Français, j’ai trouvé ça lâche, très lâche. Je n’ai pas compris qu’on puisse s’attaquer comme ça à notre pays, le pays des droits de l’homme. J’ai été élevé dans le respect de l’autre et de ses opinions. Comme on disait à l’époque, c’était la France black-blanc-beur. Malheureus­ement, les choses sont en train de changer. Mais mes pensées vont surtout aux victimes. Après l’attentat de Charlie

Hebdo, j’avais d’ailleurs tenu à leur rendre hommage en brandissan­t un drapeau tricolore après un de mes buts.

À un moment, tu avais décidé de reprendre tes études

et de passer ton bac. T’en es où avec ça? Avoir arrêté l’école vers 15-16 ans, c’est le grand regret de ma vie. À l’époque, je négligeais complèteme­nt les études, il n’y avait que le foot qui comptait, et j’en paie le prix aujourd’hui. En 2012, j’ai effectivem­ent pris des cours avec un prof particulie­r. Mais j’ai dû arrêter à nouveau après la naissance de mon premier enfant et mon transfert à Swansea. Ça faisait trop à gérer. Mais si je m’installe durablemen­t en Turquie, je vais sûrement m’y remettre. Même si la reprise risque à nouveau d’être compliquée… Je ne sais pas si ça aboutira sur le bac, mais je veux pouvoir accompagne­r mes enfants dans leur scolarité.

Quelles sont les matières qui te posent problème?

Franchemen­t, j’ai des lacunes un peu partout, sauf peut-être en français. Avec mon prof particulie­r, on a dû tout reprendre de zéro, en maths, en histoire… On faisait aussi de la culture générale. Je me rappelle une fois, ça m’avait marqué, on avait parlé du fameux “club des 27” (surnom donné à un ensemble d’artistes qui ont pour point commun d’être morts à l’âge de 27 ans, ndlr) que je ne connaissai­s pas. C’était au moment de la disparitio­n d’Amy Winehouse.

Est-ce que l’autre grand regret de ta vie, ça ne serait pas

ce palmarès quasi vierge? C’est vrai que je n’ai pas souvent été au bon endroit au bon moment. Quand j’ai signé à l’OL en 2009, je pensais vraiment gagner le titre facilement. Lyon avait remporté le championna­t sept fois de suite, et même si le club restait sur un échec, je me disais: “C’est bon, ça va le faire”, parce que, honnêtemen­t, on avait la meilleure équipe. Finalement, beaucoup de joueurs ont intégré l’effectif en même temps et la mayonnaise n’a pas pris. Gourcuff, qui est arrivé un an après moi, on l’attendait comme le messie, c’était lui qui devait régler tous nos maux et nous faire jouer dans le bon sens, mais il n’a pas assumé cette pression.

Pourquoi t’être ensuite engagé avec Swansea, une équipe

de milieu de tableau en Premier League? Après cinq saisons à Lyon, où je n’ai jamais réussi à m’imposer comme un titulaire indiscutab­le, j’avais vraiment besoin de retrouver du temps de jeu. C’est vrai que j’aurais pu signer dans un club plus prestigieu­x, mais je me serais sans doute retrouvé dans la même situation qu’à l’OL. J’ai donc opté pour Swansea, où les choses ne se sont pas passées comme on me les avait présentées. Wilfried Bony, l’attaquant ivoirien, n’est pas parti, et je me suis à nouveau retrouvé sur le banc. Très vite, quelque chose s’est cassé entre les dirigeants et moi. J’ai décidé de rester quand même une saison supplément­aire pour essayer de m’imposer, mais à la fin, la situation était devenue impossible, le coach faisait même jouer des milieux à ma place…

Tu choisis donc l’OM, ton club de coeur, pour rebondir en prêt, mais en fin de saison, il y a cet accrochage avec des

supporters du club… Ça s’est passé à la Commanderi­e, la veille d’un match important. Je croise un petit groupe de supporters que je connais mais qui refusent de me serrer la main. Je leur demande pourquoi un tel manque de respect, et eux m’expliquent qu’ils n’apprécient pas que je mime une panthère pour célébrer mes buts, car ça leur rappelle mon passage à l’AS Saint-Étienne. Je n’ai pas compris leur réaction car j’avais mouillé le maillot toute la saison pour l’OM. Après cela, le ton est monté et on a failli en venir aux mains. Cela, ajouté au fait que je ne sente pas chez les dirigeants une réelle envie de me conserver, a contribué à précipiter mon départ. C’est du passé, et je pense sincèremen­t que c’est important de créer une forme de proximité avec les supporters. Par exemple, j’ai gardé une très bonne relation avec une fan de l’OM, Colette, une femme de plus de 70 ans. À l’époque, elle m’attendait toujours au moment de monter dans le bus pour me faire un bisou avant les matchs. Même aujourd’hui, elle continue à m’appeler chaque semaine pour prendre de mes nouvelles!

Récemment, tu as posté une photo de toi en train de prendre, pour la première fois de ta vie, le métro à Lyon

avec un #ecolo. Sérieuseme­nt? C’est vrai que ça ne m’arrive pas souvent de prendre les transports en commun, mais une fois ma carrière terminée, c’est quelque chose que j’aimerais faire plus souvent. Bien sûr, il m’est arrivé de conduire de grosses cylindrées qui polluent beaucoup, mais je pense que c’est toujours bien de penser à notre planète… Ne serait-ce qu’une fois dans l’année.

“Enfant, quand j’allais jouer dans certains villages, j’entendais des réflexions du style: ‘Mais il a pas son âge, le Noir. Retourne d’ où tu viens!’ Ça m’a endurci”

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Touche pas à mon pote.

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