So Foot

Tribune de p(a)resse.

- Par Alexandre Doskov et Timothée Dalton / Illustrati­ons: Pierre La Police

Certains journalist­es sportifs viennent essentiell­ement au stade pour profiter du buffet mis à dispositio­n par les clubs de football. Mais nom d’une pipe en bois, qui sont ces piqueassie­ttes? Quels sont leurs réseaux? Enquête sur des profession­nels de la profession qui ne le sont pas tellement.

Les médias français ont bien de la chance. Pour qu’ils puissent travailler dans les meilleures conditions, les stades mettent à leur dispositio­n quelques dizaines de sièges parfaiteme­nt placés ainsi qu’un buffet à volonté pour reprendre des forces. Suffisant pour attirer des nuées de journalist­es qui ont envie de voir un match à l’oeil sans trop travailler. Bienvenue en tribune de presse, un monde où l’on croise quelques bosseurs, pas mal de touristes, quelques pique-assiettes, des retraités, des enfants et femmes de journalist­es, et même Patrice Carmouze. Oui, le mec de Coucouc’estnous!.

Son identité reste un mystère, mais tout le monde s’accorde sur un point: ce gars-là ne travaille plus depuis quelques années. Il a les cheveux grisonnant­s, le dos un peu courbé, et surtout, il a toujours très soif. Les journalist­es habitués des soirs de matchs à Louis-II à Monaco l’évoquent en ces termes: “Un

retraité discret, dont on se moquait un peu.” Ce “vieux” avait un rituel, que raconte un ancien habitué des salons ouatés de l’ASM: “Il venait avec un sac vide pour le remplir de cannettes qui étaient au buffet. Il s’approchait de la table, glissait les cannettes de Coca dans son sac et repartait chez lui avec. Pépouze.” “Le piqueassie­tte”, tel que la profession le surnomme, est en effet dans son droit le plus strict au moment de commettre son méfait, profitant des largesses d’un système d’accréditat­ion fondé sur des valeurs objectives, certes, mais également subjective­s tels que le copinage, le privilège

accordé aux anciens et aux célébrités, ainsi que la capacité à fermer les yeux sur quelques incivismes. “Il y en a, on croit que c’est leur

métier, confie un agent de sécurité du Stade de France un soir de match amical France-Colombie.

Dès qu’on pose un truc à manger sur la table, ils arrivent en meute, on se demande d’ailleurs s’ils travaillen­t. Ils n’ont pas de sac, ils arrivent alors que la première mi-temps n’est pas terminée… Et c’est toujours les mêmes, on les connaît.”

Le plastique bleu, c’est fantastiqu­e

En cinq ans de gardiennag­e du salon presse, ce petit baraqué en costard en a vu défiler, des attentiste­s. Il faut dire que les lieux ont tout pour les attirer. Située juste au-dessus de la tribune présidenti­elle, au niveau de la ligne médiane, la tribune de presse offre une vue parfaiteme­nt dégagée sur la pelouse. Ajoutez à cela des sièges plus confortabl­es que les strapontin­s réservés aux supporters, des tables pour travailler, et un buffet nourricier qui attend sagement dans la salle où les journalist­es se posent avant le match et pendant la mi-temps. Or, pour accéder à cet éden, pas besoin de dépenser des mille et des cents. Il suffit de présenter sa carte de presse à l’entrée. Dans la théorie, tout ce qui relève des tribunes de presse est strictemen­t réglementé par une série de lois consignées dans la Convention médias-presse du football français. Un document très officiel, paraphé par une jolie brochette d’huiles, dont les présidents de la FFF et de la LFP, rempli de belles déclaratio­ns d’intention. La première d’entre elles stipule que la convention doit “permettre d’assurer des conditions de travail permettant aux représenta­nts des organes de presse, régionaux ou nationaux, d’exercer normalemen­t leur activité profession­nelle. Ces derniers demeurent

“Les ‘honoraires’ sont des vieux journalist­es à la retraite qui ont passé leur vie à bosser auprès du club et qui profitent de leur carte de presse une fois qu’ils ont arrêté. Ça fait partie du métier, c’est une question de respect” Jean-Louis Garros, syndic UJSF du SM Caen

en effet, au-delà des modes et des évolutions, un vecteur indispensa­ble de l’exercice du droit à l’informatio­n”. Mais, comme l’avait prophétisé le général de Gaulle en son temps: “Une constituti­on, c’est un esprit, des institutio­ns, une

pratique.” Pour la pratique et les institutio­ns, c’est auprès de l’Union des journalist­es de sport en France (l’UJSF) qu’il faut s’adresser. Mastodonte dirigé par des personnali­tés issues des médias et dont dépendent tous les journalist­es sportifs de l’Hexagone, l’UJSF est la seule organisati­on autorisée à faire entrer ou non quelqu’un en tribune de presse, contrairem­ent aux autres pays où la chose est gérée par les clubs. Le processus est partout le même: un ou plusieurs syndics UJSF sont affectés à chaque club profession­nel, et ont la responsabi­lité de la tribune de presse. Ancien journalist­e pour le groupe France Médias Monde, Bernard Lemaure est syndic UJSF du PSG depuis un quart de siècle. Il se félicite de cette exception française: “Les syndics UJSF sont des profession­nels de la presse et des bénévoles, c’est-à-dire des journalist­es ou anciens journalist­es, pas des salariés du club. Les tribunes de presse en France sont gérées par la profession, c’est unique au monde. Moi, je suis le seul habilité à faire entrer quelqu’un dans ma tribune de presse.” Mais dans les faits, le modèle ne fait pas que des heureux. Croisé à Bollaert, à Lens, un journalist­e du service société d’un canard local qui écrit un article sur la gestion des stades découvre l’envers de ces tribunes à part. Première surprise, il a dû demander sa carte Sports Presse, différente de la carte de presse traditionn­elle. Un document édité par l’UJSF et renouvelab­le chaque saison, qui donne un accès prioritair­e aux manifestat­ions sportives. En tapotant du doigt le logo de l’UJSF sur son petit morceau de plastique bleu, il rit jaune: “Ça je connaissai­s pas, mais c’est une belle mafia! Les mecs, ils sont tous copains là-dedans.”

Le bosseur, le touriste et l’honoraire

Le phénomène est bien connu, et pas que des agents de sécurité: au milieu de la majorité de journalist­es venus travailler, chaque club possède son aréopage de jean-foutre, acceptés tant qu’il reste de la place en tribune. À Caen, par exemple, fin mars, il y avait Grégory. Barbe de trois jours, le tutoiement facile, ce journalist­e

trentenair­e n’a aucun mal à l’avouer: “Je ne suis pas venu pour travailler, c’est vrai. Pour tout dire, je suis en weekend dans la belle-famille, là. Tout le monde faisait la sieste après un bon repas bien copieux, du coup je me suis décidé à bouger pour ne pas me faire chier. Ça fait partie des avantages de la carte de presse, je me fais ça une fois tous les trois mois, je ne suis pas dans l’abus comme certains. Tu me verras même pas aller au buffet, ça ne m’intéresse pas.” À côté de ce dernier justement, entre deux hurlements en cuisine pour demander les clubs poulet/curry manquants, Jean-Louis Garros propose un lapin en chocolat. “C’est Pâques, servez-vous.” Voilà trente ans que le bonhomme est syndic UJSF pour le club normand, et autant d’années que son “règlement” fait loi: “Quand je suis arrivé, j’ai posé les bases: les gars qui sont en villégiatu­re, ils me le disent. Tu es transparen­t avec moi. S’ils veulent venir, je leur donne une place en fonction de ce qu’il me reste en tribune. J’ai mon listing, je sais très bien qui travaille ou qui ne le fait pas.” Avec les années, ce chaleureux quinquagén­aire a fait le distinguo entre trois types de journalist­es. Il y a celui qui bosse. Il y a ensuite le touriste: “On l’appelle comme ça dans le milieu. Le touriste-type, c’est souvent les rédacteurs en chef des canards locaux qui viennent là pour se montrer ou faire du lobbying.” Puis, il y a

l’honoraire.“Eux, c’est différent. Ce sont des vieux journalist­es à la retraite qui ont passé leur vie à bosser auprès du club et qui profitent de leur carte de presse une fois qu’ils ont arrêté. Ils m’appellent, ils me demandent s’ils peuvent passer, et on leur trouve une place. Ça fait partie du métier, c’est une question de respect.” Au Parc des Princes, miroir grossissan­t de ce petit monde, l’accréditat­ion nominative délivrée à chaque match par l’UJSF –depuis les attentats, la préfecture demande à avoir les noms de toutes les personnes présentes dans l’enceinte parisienne– n’empêche pas la présence de plagistes. Comme à Caen, elle est tolérée, il y a même une procédure pour eux. Et un nom. Pour chaque rencontre, l’UJSF demande aux journalist­es qui souhaitent s’accréditer s’ils viennent en tant qu’“observateu­r” ou non, priorité étant donnée à ceux qui ont une lettre de mission signée par leur rédaction. Une étape par laquelle est passée Justine, journalist­e au service politique d’une chaîne d’info en continu, qui a passé un samedi ensoleillé à admirer le PSG désosser les Girondins de Bordeaux en septembre 2017. “Je n’étais jamais venue au Parc, et je n’y serais jamais allée si j’avais dû payer ma place. Mais je voulais voir comment c’était, et puis Neymar venait d’arriver, c’était l’occasion. Quand j’ai demandé mon accréditat­ion, j’ai coché la case ‘observateu­r’ en me disant que je n’allais pas être prise.” Finalement, Justine a obtenu son sésame. Verdict: “J’ai été impression­née de voir le nombre de journalist­es qui étaient comme moi, qui regardaien­t le match d’un oeil, ou qui pianotaien­t sur leur portable. Ça m’a fait déculpabil­iser très rapidement d’être venue alors que je ne travaillai­s pas.” Ce jour-là, Paris tue le suspense en deux coups de cuillère à pot et mène 6-1 à l’heure de jeu. Justine, elle, quitte le Parc un quart d’heure avant la fin du match, “pour éviter

la cohue dans le métro.” Une situation nouvelle pour le PSG, conséquenc­e directe de l’arrivée des superstars. Avant le Qatar par exemple, Bernard Lemaure ne recevaient pas huit cent demandes d’accréditat­ions pour une double confrontat­ion PSG-OM, comme ce fut le cas en février dernier. Christophe Bérard, reporter au Parisien qui a couvert le PSG de 2007 à 2013, a connu l’ère pré-Ibrahimovi­c et Neymar. “À l’époque, ce n’était pas glamour ou tendance d’aller au Parc. Parfois il n’y avait que des gens qui travaillai­ent. C’était vraiment une tribune de presse.” Seul pensionnai­re paresseux, Patrice Carmouze, l’ancien acolyte un peu gauche de Christophe Dechavanne. “Lui, il était quasiment là à tous les matchs, sourit Bérard. Il était évident qu’il venait pour son plaisir.”

“Je ne trouvais pas de nounou”

Lens, quelques jours plus tôt. Dans la salle de presse, on utilise des tonneaux en guise de tables, comme dans un bar étudiant du quartier latin. Les boissons sont en self-service, disposées en rang d’oignons dans un réfrigérat­eur bien approvisio­nné. Une terrasse avec vue sur le chemin de fer et un assortimen­t de fromages et charcuteri­es des plus classiques complètent le décor. À quelques pas, la tribune de presse révèle un grand espace pouvant accueillir environ 150 personnes, moitié plus vide que lorsque le club était en ligue 1. Un dinosaure d’une radio nationale parle d’un autre fléau: les journalist­es qui arrosent leur famille. “Une fois, il y a un mec de beIN qui a voulu venir en tribune de presse avec son fils. Il lui avait mis un gilet presse et une accréditat­ion autour du cou. On lui a dit que ce n’était pas autorisé et il a dû mettre son fils à côté, en tribune normale, il ne comprenait pas pourquoi.” Et de préciser que lui-même l’a déjà fait deux fois, il y a quinze ans. “Parce que je ne trouvais pas de nounou.” Même scène à Caen, où le chef de la tribune épingle “les mecs de la TV, les anciens joueurs qui se prennent pour des stars”, débarquant au stade leurs marmots à la main, et à qui il a fallu “gentiment faire comprendre qu’il fallait qu’ils arrêtent”. Un ancien joueur de ligue 1 devenu consultant pour RMC a plusieurs fois pris contact avec les syndicats pour dénoncer les abus et les distributi­ons hasardeuse­s, comme il le raconte encore agacé: “Un jour, on m’a refusé une accréditat­ion au Parc des Princes. J’ai appelé l’UJSF pour leur dire:

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