Tribune de p(a)resse.
Certains journalistes sportifs viennent essentiellement au stade pour profiter du buffet mis à disposition par les clubs de football. Mais nom d’une pipe en bois, qui sont ces piqueassiettes? Quels sont leurs réseaux? Enquête sur des professionnels de la profession qui ne le sont pas tellement.
Les médias français ont bien de la chance. Pour qu’ils puissent travailler dans les meilleures conditions, les stades mettent à leur disposition quelques dizaines de sièges parfaitement placés ainsi qu’un buffet à volonté pour reprendre des forces. Suffisant pour attirer des nuées de journalistes qui ont envie de voir un match à l’oeil sans trop travailler. Bienvenue en tribune de presse, un monde où l’on croise quelques bosseurs, pas mal de touristes, quelques pique-assiettes, des retraités, des enfants et femmes de journalistes, et même Patrice Carmouze. Oui, le mec de Coucouc’estnous!.
Son identité reste un mystère, mais tout le monde s’accorde sur un point: ce gars-là ne travaille plus depuis quelques années. Il a les cheveux grisonnants, le dos un peu courbé, et surtout, il a toujours très soif. Les journalistes habitués des soirs de matchs à Louis-II à Monaco l’évoquent en ces termes: “Un
retraité discret, dont on se moquait un peu.” Ce “vieux” avait un rituel, que raconte un ancien habitué des salons ouatés de l’ASM: “Il venait avec un sac vide pour le remplir de cannettes qui étaient au buffet. Il s’approchait de la table, glissait les cannettes de Coca dans son sac et repartait chez lui avec. Pépouze.” “Le piqueassiette”, tel que la profession le surnomme, est en effet dans son droit le plus strict au moment de commettre son méfait, profitant des largesses d’un système d’accréditation fondé sur des valeurs objectives, certes, mais également subjectives tels que le copinage, le privilège
accordé aux anciens et aux célébrités, ainsi que la capacité à fermer les yeux sur quelques incivismes. “Il y en a, on croit que c’est leur
métier, confie un agent de sécurité du Stade de France un soir de match amical France-Colombie.
Dès qu’on pose un truc à manger sur la table, ils arrivent en meute, on se demande d’ailleurs s’ils travaillent. Ils n’ont pas de sac, ils arrivent alors que la première mi-temps n’est pas terminée… Et c’est toujours les mêmes, on les connaît.”
Le plastique bleu, c’est fantastique
En cinq ans de gardiennage du salon presse, ce petit baraqué en costard en a vu défiler, des attentistes. Il faut dire que les lieux ont tout pour les attirer. Située juste au-dessus de la tribune présidentielle, au niveau de la ligne médiane, la tribune de presse offre une vue parfaitement dégagée sur la pelouse. Ajoutez à cela des sièges plus confortables que les strapontins réservés aux supporters, des tables pour travailler, et un buffet nourricier qui attend sagement dans la salle où les journalistes se posent avant le match et pendant la mi-temps. Or, pour accéder à cet éden, pas besoin de dépenser des mille et des cents. Il suffit de présenter sa carte de presse à l’entrée. Dans la théorie, tout ce qui relève des tribunes de presse est strictement réglementé par une série de lois consignées dans la Convention médias-presse du football français. Un document très officiel, paraphé par une jolie brochette d’huiles, dont les présidents de la FFF et de la LFP, rempli de belles déclarations d’intention. La première d’entre elles stipule que la convention doit “permettre d’assurer des conditions de travail permettant aux représentants des organes de presse, régionaux ou nationaux, d’exercer normalement leur activité professionnelle. Ces derniers demeurent
“Les ‘honoraires’ sont des vieux journalistes à la retraite qui ont passé leur vie à bosser auprès du club et qui profitent de leur carte de presse une fois qu’ils ont arrêté. Ça fait partie du métier, c’est une question de respect” Jean-Louis Garros, syndic UJSF du SM Caen
en effet, au-delà des modes et des évolutions, un vecteur indispensable de l’exercice du droit à l’information”. Mais, comme l’avait prophétisé le général de Gaulle en son temps: “Une constitution, c’est un esprit, des institutions, une
pratique.” Pour la pratique et les institutions, c’est auprès de l’Union des journalistes de sport en France (l’UJSF) qu’il faut s’adresser. Mastodonte dirigé par des personnalités issues des médias et dont dépendent tous les journalistes sportifs de l’Hexagone, l’UJSF est la seule organisation autorisée à faire entrer ou non quelqu’un en tribune de presse, contrairement aux autres pays où la chose est gérée par les clubs. Le processus est partout le même: un ou plusieurs syndics UJSF sont affectés à chaque club professionnel, et ont la responsabilité de la tribune de presse. Ancien journaliste pour le groupe France Médias Monde, Bernard Lemaure est syndic UJSF du PSG depuis un quart de siècle. Il se félicite de cette exception française: “Les syndics UJSF sont des professionnels de la presse et des bénévoles, c’est-à-dire des journalistes ou anciens journalistes, pas des salariés du club. Les tribunes de presse en France sont gérées par la profession, c’est unique au monde. Moi, je suis le seul habilité à faire entrer quelqu’un dans ma tribune de presse.” Mais dans les faits, le modèle ne fait pas que des heureux. Croisé à Bollaert, à Lens, un journaliste du service société d’un canard local qui écrit un article sur la gestion des stades découvre l’envers de ces tribunes à part. Première surprise, il a dû demander sa carte Sports Presse, différente de la carte de presse traditionnelle. Un document édité par l’UJSF et renouvelable chaque saison, qui donne un accès prioritaire aux manifestations sportives. En tapotant du doigt le logo de l’UJSF sur son petit morceau de plastique bleu, il rit jaune: “Ça je connaissais pas, mais c’est une belle mafia! Les mecs, ils sont tous copains là-dedans.”
Le bosseur, le touriste et l’honoraire
Le phénomène est bien connu, et pas que des agents de sécurité: au milieu de la majorité de journalistes venus travailler, chaque club possède son aréopage de jean-foutre, acceptés tant qu’il reste de la place en tribune. À Caen, par exemple, fin mars, il y avait Grégory. Barbe de trois jours, le tutoiement facile, ce journaliste
trentenaire n’a aucun mal à l’avouer: “Je ne suis pas venu pour travailler, c’est vrai. Pour tout dire, je suis en weekend dans la belle-famille, là. Tout le monde faisait la sieste après un bon repas bien copieux, du coup je me suis décidé à bouger pour ne pas me faire chier. Ça fait partie des avantages de la carte de presse, je me fais ça une fois tous les trois mois, je ne suis pas dans l’abus comme certains. Tu me verras même pas aller au buffet, ça ne m’intéresse pas.” À côté de ce dernier justement, entre deux hurlements en cuisine pour demander les clubs poulet/curry manquants, Jean-Louis Garros propose un lapin en chocolat. “C’est Pâques, servez-vous.” Voilà trente ans que le bonhomme est syndic UJSF pour le club normand, et autant d’années que son “règlement” fait loi: “Quand je suis arrivé, j’ai posé les bases: les gars qui sont en villégiature, ils me le disent. Tu es transparent avec moi. S’ils veulent venir, je leur donne une place en fonction de ce qu’il me reste en tribune. J’ai mon listing, je sais très bien qui travaille ou qui ne le fait pas.” Avec les années, ce chaleureux quinquagénaire a fait le distinguo entre trois types de journalistes. Il y a celui qui bosse. Il y a ensuite le touriste: “On l’appelle comme ça dans le milieu. Le touriste-type, c’est souvent les rédacteurs en chef des canards locaux qui viennent là pour se montrer ou faire du lobbying.” Puis, il y a
l’honoraire.“Eux, c’est différent. Ce sont des vieux journalistes à la retraite qui ont passé leur vie à bosser auprès du club et qui profitent de leur carte de presse une fois qu’ils ont arrêté. Ils m’appellent, ils me demandent s’ils peuvent passer, et on leur trouve une place. Ça fait partie du métier, c’est une question de respect.” Au Parc des Princes, miroir grossissant de ce petit monde, l’accréditation nominative délivrée à chaque match par l’UJSF –depuis les attentats, la préfecture demande à avoir les noms de toutes les personnes présentes dans l’enceinte parisienne– n’empêche pas la présence de plagistes. Comme à Caen, elle est tolérée, il y a même une procédure pour eux. Et un nom. Pour chaque rencontre, l’UJSF demande aux journalistes qui souhaitent s’accréditer s’ils viennent en tant qu’“observateur” ou non, priorité étant donnée à ceux qui ont une lettre de mission signée par leur rédaction. Une étape par laquelle est passée Justine, journaliste au service politique d’une chaîne d’info en continu, qui a passé un samedi ensoleillé à admirer le PSG désosser les Girondins de Bordeaux en septembre 2017. “Je n’étais jamais venue au Parc, et je n’y serais jamais allée si j’avais dû payer ma place. Mais je voulais voir comment c’était, et puis Neymar venait d’arriver, c’était l’occasion. Quand j’ai demandé mon accréditation, j’ai coché la case ‘observateur’ en me disant que je n’allais pas être prise.” Finalement, Justine a obtenu son sésame. Verdict: “J’ai été impressionnée de voir le nombre de journalistes qui étaient comme moi, qui regardaient le match d’un oeil, ou qui pianotaient sur leur portable. Ça m’a fait déculpabiliser très rapidement d’être venue alors que je ne travaillais pas.” Ce jour-là, Paris tue le suspense en deux coups de cuillère à pot et mène 6-1 à l’heure de jeu. Justine, elle, quitte le Parc un quart d’heure avant la fin du match, “pour éviter
la cohue dans le métro.” Une situation nouvelle pour le PSG, conséquence directe de l’arrivée des superstars. Avant le Qatar par exemple, Bernard Lemaure ne recevaient pas huit cent demandes d’accréditations pour une double confrontation PSG-OM, comme ce fut le cas en février dernier. Christophe Bérard, reporter au Parisien qui a couvert le PSG de 2007 à 2013, a connu l’ère pré-Ibrahimovic et Neymar. “À l’époque, ce n’était pas glamour ou tendance d’aller au Parc. Parfois il n’y avait que des gens qui travaillaient. C’était vraiment une tribune de presse.” Seul pensionnaire paresseux, Patrice Carmouze, l’ancien acolyte un peu gauche de Christophe Dechavanne. “Lui, il était quasiment là à tous les matchs, sourit Bérard. Il était évident qu’il venait pour son plaisir.”
“Je ne trouvais pas de nounou”
Lens, quelques jours plus tôt. Dans la salle de presse, on utilise des tonneaux en guise de tables, comme dans un bar étudiant du quartier latin. Les boissons sont en self-service, disposées en rang d’oignons dans un réfrigérateur bien approvisionné. Une terrasse avec vue sur le chemin de fer et un assortiment de fromages et charcuteries des plus classiques complètent le décor. À quelques pas, la tribune de presse révèle un grand espace pouvant accueillir environ 150 personnes, moitié plus vide que lorsque le club était en ligue 1. Un dinosaure d’une radio nationale parle d’un autre fléau: les journalistes qui arrosent leur famille. “Une fois, il y a un mec de beIN qui a voulu venir en tribune de presse avec son fils. Il lui avait mis un gilet presse et une accréditation autour du cou. On lui a dit que ce n’était pas autorisé et il a dû mettre son fils à côté, en tribune normale, il ne comprenait pas pourquoi.” Et de préciser que lui-même l’a déjà fait deux fois, il y a quinze ans. “Parce que je ne trouvais pas de nounou.” Même scène à Caen, où le chef de la tribune épingle “les mecs de la TV, les anciens joueurs qui se prennent pour des stars”, débarquant au stade leurs marmots à la main, et à qui il a fallu “gentiment faire comprendre qu’il fallait qu’ils arrêtent”. Un ancien joueur de ligue 1 devenu consultant pour RMC a plusieurs fois pris contact avec les syndicats pour dénoncer les abus et les distributions hasardeuses, comme il le raconte encore agacé: “Un jour, on m’a refusé une accréditation au Parc des Princes. J’ai appelé l’UJSF pour leur dire: