À pas de géants
La veille du début du mondial, quatre géants de 20 mètres de haut paradent dans les rues de Paris. Dont Moussa l’Africain “etsesgrosseslèvres”, dixit Charles Villeneuve. Retour sur le premier dérapage de la compétition.
Les douze coups de minuit ne sont plus très loin quand Moussa, Ho, Pablo et Roméo arrivent enfin place de la Concorde. Ça fait des heures que les quatre géants déambulent dans les rues de Paris, et dans leur cabine, les commentateurs de TF1, Jean-Claude Narcy et Charles Villeneuve, n’en peuvent plus.
“C’était excessivement long et épuisant, fulmine
encore ce dernier. C’était même comique, on
était complètement démunis.” En cette veille d’ouverture du mondial, les colosses articulés de 20 mètres de haut représentant les quatre continents présents à la coupe du monde ont marché depuis les quatre coins de la capitale pour rejoindre la Concorde, lieu du bouquet final du spectacle. “L’idée en elle-même n’est
pas mauvaise, accorde Roger Zabel, homme de terrain de TF1 ce soir-là, mais c’était irréalisable
niveau télé.” Au micro, Villeneuve doit meubler, et finit par déraper en évoquant Moussa “et ses
grosses lèvres”, ou bien l’escorte “beaucoup plus sophistiquée et élégante de Roméo l’Européen”.
Vingt ans plus tard, l’intéressé, pourtant passé au Zapping pour ce moment de télé, nie en bloc: “J’ai fait ce commentaire? Ça m’étonnerait, je suis originaire du Moyen-Orient. Si vous voulez me faire dire que j’ai eu des propos racistes…” Pendant ce temps-là, Roger Zabel galère à tenir son direct avec les Pygmées accompagnant Moussa quand TF1 siffle la fin du match.
“J’ai un coup de fil de Dassier, qui me dit: ‘Ne reste pas là, barre-toi, rentre tout de suite.’ Il
trouvait ça grotesque.” Et dire que cette soirée représente l’aboutissement de longues heures de travail. “Personnellement, plus de 4000”, précise Alain Camelin, qui s’est occupé des parties électriques des géants et qui a mouillé son bleu de travail pendant des mois. “Avec les ponts et le métro, on ne devait pas dépasser 38 tonnes. La mairie de Paris n’a pas été mise au courant, on a complètement caché les chiffres.” La prouesse technique est indéniable, mais dès les répétitions, les critiques commencent à pleuvoir. Avec une vitesse de croisière de 900 m/h, on trouve les géants trop lents, et leur apparence interloque. Villeneuve bombarde: “Ils étaient foncièrement repoussants, ils devaient faire peur aux gosses!” Le jour J, Lévy-Trumet sait qu’il va dans le mur et que le défilé n’est pas adapté à un long direct. Le résultat final le désole: “TF1 a massacré le spectacle.” Alain
Camelin envoie un fax furieux à la direction de la chaîne dès le lendemain, tandis que le metteur en scène est taillé en pièces par les journaux. “Il fallait bien un bouc émissaire. J’ai été blacklisté sur les grands événements, après ça j’ai dû travailler à l’étranger.” Le soir même, ses géants sont déposés Porte Dauphine, où Eddie Coencas, ferrailleur de son état, est appelé
pour les désosser. “Tout est parti à la ferraille, se félicite encore le gaillard. On a juste récupéré les mains et on en a vendu une ou deux. Le reste s’est abîmé avec la tempête de 99, le hangar a pris la flotte.” Autre rescapée, la tête de Roméo, qui a été récupérée par le patron du Leclerc de Moisselles,
dans le 95. Après l’avoir gardée un an sur le parking de l’hypermarché, il appelle le club de foot de Soisy-sous-Montmorency. Au bout du fil, Marie-Louise Sylvestre, la présidente: “Il m’a dit qu’il aimerait qu’on organise un tournoi, et que le club gagnant récupérerait la tête.”
Soisy l’emporte et se retrouve avec une tête d’une demi-tonne sur les bras. Depuis, le chef de Roméo est planté sur un socle de béton au stade de Soisy, et a droit à un coup de peinture bleue de temps en temps. Sourde aux critiques de l’époque, Marie-Louise se permet même cette déclaration: “Il a des traits doux et une tête sympathique. Nous, on l’aime bien, notre Roméo.” aPAR ALEXANDRE DOSKOV