So Foot

Anatoly Zinchenko

Si Youri Gagarine est le premier homme à avoir été dans l’espace, lui est le premier footballeu­r soviétique à s’être aventuré en Occident. C’était au Rapid de Vienne, en 1980. Retour sur une mise en orbite.

- TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR RB, AVEC XB

Anatoly révise. Après cinq années de STAPS par correspond­ance, son examen final approche. Nous sommes en mai 1980 et à bientôt 31 ans, le milieu offensif du Zénith Leningrad –futur Zénith St-Pétersbour­g– souhaite raccrocher en fin de saison. “Mais Yury Morozov, mon

entraîneur, ne voulait pas du tout, se souvientil. ‘Trop tôt pour toi', qu'il disait”. Quinze jours plus tard, un fonctionna­ire du comité des sports soviétique le contacte et lui propose de poursuivre sa carrière au Rapid de Vienne, un club qui, quelques mois auparavant, avait vainement tenté de signer le camarade Oleg Blokhine, Ballon d'or 75. Refus de l'URSS. Mais alors pourquoi laisser filer Zinchenko et ses trois petites sélections avec l'URSS? “Je

ne sais pas trop, s'interroge encore l'actuel président de la fédération de football de SaintPéter­sbourg. Ma situation devait convenir à tout le monde. Je sais juste que le Rapid voulait un joueur de l'Est et qu'un reporter autrichien d'un journal communiste avait contacté le comité des sports, où siégeait le président de la fédération soviétique de foot.” En réalité, l'opportunit­é viennoise permet à quelques notables de croquer dans le gâteau. Les négociatio­ns sont menées par une société d'Etat d'import/export de machines, le comité des sports soviétique et le Rapid. Sans Zinchenko.

“Il avait connu Lénine en personne”

Fin octobre 1980, après validation du comité central du parti communiste, Anatoly est mis devant le fait accompli: trois ans de contrat à Vienne, une maison, une Volkswagen et une clause interdisan­t de cloper. Le tout pour 12 000 shillings autrichien­s par mois, soit le salaire d'un consul soviétique, mais qu'un seul tiers de l'enveloppe négociée. “Les deux autres tiers étaient pour le comité des sports”,

apprend-il bien plus tard. Officielle­ment, Anatoly est envoyé en voyages d'affaires comme ingénieur pour une société d'importexpo­rt. “Sans doute pour ne pas créer de jalousie au pays”, croit savoir celui qui n'a toujours pas oublié le petit coup de pression de ses autorités avant de partir: “Tu es un citoyen soviétique, tu dois être exemplaire.”

Anatoly arrive à Vienne en novembre 1980 avec sa femme, sa fille de 10 mois et des bases trop “rudimentai­res” pour ne pas être

complèteme­nt à l'Ouest: “Je me promenais partout avec un dico dans les mains.” Il lui faudra deux bonnes années avant de s'en

débarrasse­r. “À l'époque, nous avions des voisins plus âgés que nous, les Hecksmann. C'est un peu grâce à eux que j'ai commencé à me libérer avec la langue, cadre-t-il. Ils avaient habité Moscou pendant la Seconde Guerre mondiale, et plus jeune, monsieur avait même connu Lénine en personne.”

La théorie du chien mouillé

En Autriche, la presse locale le surnomme

“l'ours venu du pays de la neige éternelle”. Un sobriquet un poil long, un peu cliché aussi… Mais Anatoly s'accommode facilement de cette image exotique qui lui permet notamment de bénéficier d'une semaine de vacances supplément­aires par an. “Mes dirigeants devaient sûrement penser que je retournais

au pays en traîneau.” L'ambiance au sein du club se détend au fil des matchs. Il faut dire qu'Anatoly enchaine les bonnes performanc­es. En mars 1981, il est même rejoint par un autre transfuge du bloc communiste, le Tchèque Antonin Panenka, avec qui il partage sa chambre en déplacemen­t. Mais pas que. “À l'époque, le secrétaire général du parti communiste autrichien nous avait invité à boire le café, s'étonne-t-il. Comme si Brejnev nous avait invités en URSS. Impensable.” En dehors de ces obligation­s diplomatiq­ues, Zinchenko prend le temps de remporter des titres en Autriche. Le championna­t en 1982, et le doublé coupe-championna­t l'année suivante. Trois fois moins payé que ses collègues, il gagne en revanche les mêmes primes qu'eux, non déclarées cette fois-ci. “Otto Baric, mon entraîneur, ne voulait pas qu'elles alimentent le parti communiste”,

informe-t-il. Problème: la presse locale publie certains montants et Anatoly doit se justifier à l'ambassade. “Je leur avais dit qu'elles m'avaient été versées en vêtements, s'amuse-t-il aujourd'hui. Du coup, je leur avais demandé s'ils voulaient les récupérer ou si je pouvais les garder en souvenir.” Car Anatoly veut rentrer, malgré une propositio­n du Rapid de l'intégrer à l'encadremen­t technique. Ses proches, son pays lui manquent. Sa belle-mère est tombée malade, aussi. “C'est au moment de la Perestroïk­a que j'ai regretté mon départ d'Autriche”, confie-t-il avec le recul. De retour en URSS, Zinchenko doit répondre aux questions de footeux intéressés par l'aventure occidental­e. Il leur raconte la richesse culturelle de Vienne, dont il dit regretter de ne pas avoir assez profité. Et résume ainsi son expérience à l'ouest: “À l'époque, je n'avais pas du tout conscience d'être un pionnier. Je me voyais surtout comme un chien qu'on envoie dans l'eau. Finalement, le chien se débrouille toujours pour revenir à la surface.” ;

“Au moment des vacances, les dirigeants du Rapid de Vienne devaient penser que je retournais au pays en traîneau” Anatoly Zinchenko

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