Les montagnes russes.
Les hooligans russes? Il vaut mieux les avoir dans So Foot. On vous explique pourquoi.
Depuis les affrontements de Marseille à l’Euro 2016, les hooligans russes font trembler le monde entier qui s’attend, pour cet été, à l’Apocalypse. Et pourtant, trente ans plus tôt, leur pays était en ruines et eux n’étaient rien. Récit en cinq actes d’une irrésistible ascension.
“Il n’y a jamais de discours moralisateur, car c’est de l’hypervirilité. Contrairement à ce qu’on imagine, les hooligans ne se cachent ni auprès de leurs mères, ni de leurs employeurs” Ronan Evain, spécialiste du supportérisme russe
ACTE 1: Du silence et du plomb en URSS
Le 20 octobre 1982, il fait froid sur Moscou. Le thermomètre est largement en dessous de zéro et la neige recouvre les gradins du stade Lénine, où se pressent 16 643 supporters pour assister au match de coupe de l'UEFA entre les Néerlandais du HFC Haarlem et le Spartak Moscou. Il est un peu plus de 20h45 quand Sergei Shvetsov marque le deuxième but de la rencontre, alors qu'une partie du public s'apprêtait à quitter le stade. Dans l'escalier 1, une jeune fille perd sa chaussure, les supporters dégringolent dans l'escalier et la foule, très jeune, panique. Les corps écrasés sont transportés d'urgence à l'hôpital. Mais à la radio, dans les organes de presse gouvernementaux, rien. Aucune déclaration officielle ne commente les faits. Seul un quotidien local, le Vechernyaya Moskva, mentionne le lendemain un “accident” et des “victimes” au stade central Lénine, sans préciser s'il s'agit de morts ou de blessés. Il faut attendre l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, sept ans plus tard, pour apprendre que 66 personnes sont mortes asphyxiées ce jour-là, et que 61 autres ont été blessées. “Ça n’avait pas été ébruité à l’époque car on était en plein régime soviétique”, atteste Ronan Evain, chercheur à l'Institut français de géopolitique et spécialiste du supportérisme russe. Ne rien dire, ne rien montrer: à l'époque soviétique, le pouvoir fait peser une chape de plomb sur les tribunes. “Au Rapid Bucarest, des supporters gueulaient parfois contre Ceaucescu, mais même quand il y avait des échauffourées, ils tournaient les caméras pour qu’on ne voit pas les tribunes, complète le Roumain Corneliu Porumboiu, réalisateur du documentaire Match Retour. Parce que la société communiste était une société qui était censée vivre en paix, donc tu ne devais pas montrer les conflits.” Dans ce contexte de répression et de dissimulation, les supporters russes ignorent encore tout du hooliganisme venu d'Angleterre. “Il n’y a rien de similaire à ce qui a pu se passer en France, où on découvre le hooliganisme lors du match entre la France et l’Angleterre au Parc des Princes en 1984, confirme Evain. En Russie, les premiers phénomènes violents remontent aux années 1930 ou 1940, mais c’était des histoires de violence spontanée. Il n’y a pas de liberté de mouvement, ni d’association, donc les évènements sont épisodiques. À l’époque, les mecs n’ont pas encore vu la lumière.”
ACTE 2: Les hools russes montent en puissance
Vingt-cinq ans plus tard, l'Europe du hooliganisme ne regarde toujours pas vers le grand Est. Quand le tirage de la ligue des champions 2004 a lieu, les membres du Kop Of Boulogne sont ravis: leur PSG affrontera Chelsea, Porto, et accessoirement le CSKA Moscou. Tous n'attendent que d'affronter des Anglais sur le déclin, mais dont la réputation est toujours au beau fixe. Lorsque les Russes se rendent au Parc des Princes en décembre, les hooligans parisiens ne s'organisent pas outre mesure. “Nous pensions qu’un petit nombre de Russes viendraient à Paris, raconte un membre de la tribune Boulogne. D’habitude, Les Princes était notre lieu de rassemblement général avant les matchs, mais ce jour-là, seulement dix personnes s’y sont retrouvées, tandis que le reste se reposait
dans d’autres bars.” Surprise: en milieu d'aprèsmidi, quarante hooligans du CSKA surgissent du métro et chargent le repère des lads parisiens, totalement surpris. La bagarre, à l'ancienne, a lieu porte de Saint-Cloud. Quelques jours plus tard, sur le site pariscasual.com –à l'époque la référence des indépendants parisiens–, un article est publié dans lequel Boulogne reconnaît avoir été malmenée sur son terrain par des types qu'elle n'avait pas vus venir. L'Europe découvre l'existence des hooligans russes, et comprend que leur marge de progression est encore énorme. “Je dois dire qu’objectivement, cette firm de Moscou est dans le top 5 de ce que j’ai vu en vingt-sept ans de travail actif”, conclut un indépendant. Un an et demi plus tard, plus personne ne songe à regarder de haut les hooligans russes. Depuis l'apparition des premières bandes au milieu des années 2000, le mouvement connaît en fait une croissance aussi rapide que spectaculaire. Il est même désormais à la mode. “Les leaders de groupe sont vite devenus des rock stars, explique Ronan Evain. Dans les stades, on voyait des minettes leur courir après, c’était cool d’être un hooligan, on le devenait comme on devient hipster, parce que les groupes étaient très ouverts.” Une des particularités russes tient à l'acceptabilité sociale de ce type de violence. Dès le 17e siècle, des peintures représentent une coutume en vogue lors de la Maslénitsa, la fête de fin de l'hiver, qui voit deux groupes se pousser l'un contre l'autre, mur contre mur. “Il n’y a jamais de discours moralisateur, éclaire Ronan Evain, car c’est de l’hypervirilité. Contrairement à ce qu’on imagine, les hooligans ne se cachent ni auprès de leurs mères, ni auprès de leurs employeurs.” Les bandes ne sont alors guère homogènes. Le hooligan russe type est loin du cliché qu'on lui colle, la plupart des troupes étant constituées de jeunes bien insérés socialement, généralement issus de la classe moyenne, avec un fort niveau d'éducation. Tous ceux qui le souhaitent peuvent participer à des rixes de plus en plus impressionnantes. La plus grande, ou la plus connue, a lieu le 11 juin 2005, sur un boulevard qui longe la patinoire de hockey sur glace de Saint-Pétersbourg. Elle oppose des hools du Spartak à ceux du Zénith. 300 types à gauche, 300 types à droite, un parking désert, puis un pont au milieu, comme au Moyen-Âge. Nikolaï, un hooligan réputé à Moscou, engagé côté Spartak, s'installe dans un pub de la capitale russe. Il commande un thé au jasmin. “J’avais 18 ans et c’était ma première bagarre, raconte-t-il. La première ligne était très sérieuse. Un copain a fait deux mois et demi de réanimation, il est resté huit mois au lit après. Pas à cause d’un coup mais parce qu’il a été écrasé. C’était comme une immense mêlée de rugby.” L'affrontement, filmé, passe à la postérité avec plus d'un million de vues sur YouTube. Projeté lors d'une exposition à la fondation Louis Vuitton à Paris quelques années plus tard, la vidéo fait passer le hooliganisme russe de la sauvagerie à la pop culture.
ACTE 3: Des tribunes à la politique
La photo a été prise en lisière de forêt, l'herbe haute jaunie par le soleil indique une journée d'été. Dessus, une vingtaine de personnes avancent masquées, les visages couverts de cagoules blanches. C'est une photographie et, pourtant, ces hommes semblent en action. Ils ont les bras balans, les poings le plus souvent fermés. Leurs corps trahissent un pas martial, mesuré, confiant. C'est la mi-juillet 2010. Tous ces mercenaires avancent sur des manifestants installés dans la “forêt Khimki” –on parlerait de Zadistes aujourd'hui–, au nord-ouest de Moscou, pour protester contre la construction de l'autoroute Moscou - Saint-Pétersbourg. “C’était des hommes très entraînés, musculeux, disciplinés, et ils avaient été engagés par les soustraitants du chantier en charge de la sécurité, confirme aujourd'hui Yaroslav Nikitenko, l'un des leaders écologistes à l'époque. Ils ont débarqué vers 4h30 du matin, et nous ont délogés pour permettre aux ouvriers de couper la forêt. Ils étaient masqués mais on a reconnu des symboles utilisés par les hooligans. Les policiers présents les ont laissé faire.” Les militants réfèrent de l'agression à Vinci Concessions, en charge de la construction de l'autoroute, qui ne donne pas suite. Les recours aux muscles et à l'organisation militaire des groupes de hooligans, contre rémunération, sont fréquents. Il suffit pour les personnes intéressées (politiques, oligarques) de contribuer à “l’Obshak”, le pot commun, un terme de gangster popularisé par les films soviétiques.
Les services proposés sont multiples: les groupes de hooligans peuvent attaquer des manifestants, comme ce fut le cas en mars 2009 lors des manifs de la Moscow Architecture Preservation Society pour alerter sur la décomposition des monuments de la capitale, ou sécuriser des évènements gouvernementaux, comme ils l'ont fait pour le forum de la jeunesse “Seliger”. “Le gouvernement et les entreprises les utilisent aujourd’hui de plus en plus souvent contre la société civile”, affirme Yaroslav Nikitenko. “Parmi les ‘Music Hall' du Zenit, il y a la bande du Suédois. Ils ont 25 ou 30 personnes, raconte un hool d'un groupe adverse. Ce sont tous des sportifs, le top du top. Ils assurent la sécurité personnelle des oligarques.” Dans un pays où les structures sociales restent très faibles, où il n'y a pas de syndicat, et où les partis d'opposition sont des structures fantoches, les hooligans deviennent un des rares groupes sociaux capables de mobiliser leurs membres rapidement et en masse. Pour le dire autrement: ils sont quasiment devenus une potentielle force politique. Cette nouvelle puissance du hooliganisme russe explose à la face du pays six mois après l'évacuation des écologistes de la forêt. Le 6 décembre 2010, une bagarre impliquant cinq supporters du Spartak Moscou et des Caucasiens éclate sur le boulevard Kronstadt, près de la station de métro Vodni. Igor Sviridov, un ultra du Spartak âgé de 28 ans, tombe, raide mort. Dès le lendemain, une rumeur selon laquelle le suspect est inculpé pour homicide involontaire et ses proches relâchés par la police parcourt Moscou. Les hooligans rentrent dans la danse. “C’était pas involontaire, c’était très méprisant pour les Russes, s'emporte encore aujourd'hui Nikolaï. On est alors allés devant le commissariat à une centaine pour demander que les autres Caucasiens soient aussi arrêtés. Le procureur a refusé. Alors on est allés bloquer l’avenue Léningrad, la route qui va à Saint-Pétersbourg. Tous ceux qui pouvaient venir étaient là. Ça a paralysé la ville, la police a envoyé environ 50 OMON (les forces spéciales, ndlr), la bagarre a duré trois ou quatre minutes mais on a pris le dessus.” Le 11 décembre, à 13h30, les supporters tiennent leur propre cérémonie funèbre, sur les lieux du crime. Des fans de plusieurs clubs se joignent à ceux du Spartak. Une partie de la foule rejoint ensuite la place du Manège, à quelques mètres de la place Rouge et du Kremlin, où se mêlent d'autres supporters et des représentants divers de l'extrême droite russe. Alexander Belov, leader du Mouvement contre l'immigration illégale, envoie notamment ses troupes. Très vite, la manifestation tourne à l'affrontement ethnique, sous les cris de “La Russie aux Russes, Moscou aux Moscovites.”
Les OMON sont à nouveaux dépassés. Des Caucasiens en visite sur la place Rouge sont pris à partie par la foule et tabassés. Un jeune Kirghize est poignardé à mort, un autre homme originaire d'Asie centrale succombera à ses blessures à l'hôpital. “Les événements de la place du Manège ont profondément marqué la société russe et ont posé la question des liens entre les supporters de football russes et la politique”, estime Ekaterina Gloriozova, chercheuse à l'Université libre de Bruxelles. Si la plupart des mouvements hooligans s'attachent à l'époque à dénoncer une tentative de récupération par l'extrême droite et refusent toute affiliation politique, il n'en existe pas moins une homogénéité politique et idéologique parmi les hooligans russes, au-delà de leurs rivalités. “Ils se représentent comme faisant partie de la même entité sociale, se considérant comme des adversaires plutôt que comme des ennemis”, abonde Ronan Evain. En 2012, des supporters du Zénith avaient d'ailleurs publié un manifeste intitulé “Sélection 12 – Traditions et Principes” après la signature des deux premiers joueurs noirs de l'histoire du club, Hulk et Alex Witsel. Ils défendaient l'idée que le Zénith devait être la représentation de la ville, et donc engager en priorité des joueurs originaires de Saint-Pétersbourg, puis des Russes, puis des Biélorusses, puis des Ukrainiens, définissant ainsi une sorte d'échelle malsaine de pureté raciale pour leur club. L'année suivante, les supporters du CSKA refusent de se rendre à Grozny pour la finale de coupe contre l'Anzhi Makhatchkala, considérant que le football russe doit être uniquement slave, et exclure de facto les clubs caucasiens ou tatars. “Ce sont des choix personnels, tempère Nikolaï. C’est vrai que les supporters ne sont pas proches du libéralisme. La liberté de parole, c’est ok, mais les parades gays, ce n’est pas ok pour nous. Mais on ne fait pas de politique. La place du Manège, c’est de la propagande. Il y a 10 000 vrais hooligans à Moscou, contre 5000 OMON, et peut-être 5000 réservistes. Vous imaginez ce qui aurait pu se passer si tous les hooligans étaient allés sur la place?”
“On avait une petite idée, grâce au film Taxi, de ce qu’étaient les flics à Marseille. J’avais jamais vu des policiers aussi bizarres qui nous laissent faire comme ça en toute liberté” Nikolaï, hooligan du Spartak, présent à l’Euro 2016
Voilà la question qui a sans doute hanté les murs du Kremlin et le cerveau de Vladimir Poutine, à l'époque premier ministre, au lendemain des événements. Et si les hooligans décident un jour de s'opposer au pouvoir? “Les évènements du Manège sont un tournant dans le rôle politique et social des groupes de supporters, précise Evain. Les hooligans ont découvert leur influence et leur pouvoir d’action ou de désordre. Ils constituent un groupe social unifié comme il n’en existe pas ailleurs en Russie.” Pour les autorités fédérales, ils deviennent même l'une des principales menaces à la sécurité intérieure. Le 16 décembre, Vladimir Poutine absout les hooligans en direct à la télévision, déclarant que “les évènements de Moscou n’ont pas été causés par des fans de foot mais par la relâche hâtive des suspects de meurtre.” Le 21, il reçoit au Kremlin deux représentants des supporters de chacun des clubs de première division, une réunion montée en urgence par le tout puissant ministre des sports, Vitaly Mutko. La plupart des participants sont des hooligans et Vladimir Poutine, chose rare, va leur offrir des concessions et leur proposer un deal: une liberté pour s'affronter dans des lieux isolés, à condition de ne pas troubler l'ordre public. Il leur garantit également que les responsables du meurtre seront sévèrement punis puis monte avec eux dans un bus pour se rendre sur la tombe d'Igor Sviridov, qu'il fleurit. “Poutine ne négocie jamais avec personne, souffle Ronan Evain. L’analyse du FSB à ce momentlà, c’est que ça va continuer à empirer, que les hooligans sont un vrai contre-pouvoir potentiel et que la meilleure solution, c’est de discuter avec eux. Et de les laisser se battre dans les forêts.”
ACTE 4: La Russie contre le reste du monde
Lors de l'Euro 2012, la Russie pioche le même groupe que la Pologne. Malgré la rivalité historique entre les deux pays, les hooligans russes ne cachent pas leur admiration. “La référence, ce sont les fans polonais, dit sans détour Nikolaï. Ils ont cinq à sept ans d’avance sur nous.” Les fights en forêt, ce sont eux. Le principe consiste à se donner rendez-vous à nombre égal, dans un bois, à l'abri des regards, pour se battre à coups de poings et de pieds. Les affrontements sont aujourd'hui filmés, avec des règles officielles établies. “En 2000-2001, tous les groupes de hooligans ont signé un accord pour refuser les couteaux et les bouteilles, dévoile un hooligan à la retraite. De même, on ne doit pas frapper une personne si elle est inconsciente, et ne pas frapper pour tuer ou mettre dans le coma.”
Les Polonais ont même poussé le vice jusqu'à organiser un championnat parallèle, avec des divisions en fonction de l'âge et du club. Les Russes, eux, mettent en place des compétitions de boxe thaï entre hooligans –généralement les leaders des groupes. “Entre nous, on s’appelle ‘les sportifs', appuie le fan du Spartak, qui a