So Foot

La malédictio­n du cinquième match.

Entre 1994 et 2014, le Mexique a échoué six fois d’affilée en huitièmes de finale de la coupe du monde. Supporters et médias ont même donné un nom à cette série statistiqu­e :“lamaldició­ndel quint o parti do ”. Alors, malchance, mauvais sort ou limite de c

- Par Thomas Goubin, au Mexique / Photos: Afp/Dppi et Imago/Panoramic

Entre 1994 et 2014, le Mexique a échoué six fois de suite en huitièmes de finale de la coupe du monde. Malchance, mauvais sort ou limite de compétence­s? Réponses.

Il est 15h30 à Jeonju, Corée du Sud. 1h30 du matin à Mexico. Ce 17 juin 2002, le Mexique s'apprête à vivre un grand moment de communion nationale. C'est la nuit de dimanche à lundi, mais c'est comme si demain n'existait pas. L'alcool coule à flot. Après une phase de poule terminée en première position devant l'Italie, El Tri s'avance en favori pour son quatrième match, le huitième de finale. En face: les États-Unis, le voisin honni, et souvent méprisé quand il s'agit de football. “L'entourage, la presse, les supporters et même les dirigeants nous indiquaien­t qu'on était déjà en quarts de finale”, se rappelle Javier Aguirre, sélectionn­eur du Mexique lors des coupes du monde 2002 et 2010. Mais à Jeonju, rien ne se passe comme prévu. Dès la huitième minute, Brian McBride ouvre le score. “Ce but d'entrée

nous a rendus fébriles, reconnaît l'ancien

coach de l'Atlético. Moi-même j'étais un jeune entraîneur, et j'ai manqué de patience.”

Aguirre change ses plans dès la 28e minute: Ramon Morales, milieu de terrain des Chivas en pleine bourre, s'efface au profit de l'icône, Luis Hernandez, qui n'a plus grand chose de l'échevelé et prolifique attaquant du mondial 98. Sélection émergente des années 90, le Mexique va se manquer dans les grandes largeurs. Déjà capitaine malgré ses 23 ans, Rafa Marquez incarne la frustratio­n nationale avec son combo coup de pied-coup de boule en extension sur Cobi Jones, à la 88e. Carton rouge. Entre-temps, Landon Donovan a doublé la mise. Le Mexique débute sa semaine avec une sacrée gueule de bois.

Pep, Maradona et les piñatas

Rétrospect­ivement, ce huitième à Jeonju représente la grande occasion manquée du Mexique. Le début de l'obsession du pays hispanopho­ne le plus peuplé de la planète pour le quinto partido, ce cinquième match qui se refuse à eux. Autrement dit, pour un quart de finale de coupe du monde, un stade seulement atteint à deux reprises, quand le pays avait organisé la compétitio­n (1970, 1986). Depuis 1994, El Tri fait pourtant aussi bien que le Brésil et l'Allemagne en passant toujours la phase de poule, mais chute ensuite irrémédiab­lement, quelle que soit la qualité de l'adversaire et le visage présenté. Pathétique en 2002, la sélection verte s'est ainsi attirée quatre ans plus tard les louanges de Pep Guardiola, entre autres, pour l'audace de son jeu de possession. Dominateur face à l'Argentine de José Pékerman, El Tri est cruellemen­t abattu par une volée d'extraterre­stre de Maxi Rodriguez (1-2), au coeur des prolongati­ons. “C'est l'un

de ces matchs au résultat injuste, se lamente le défenseur Carlos Salcido, à l'oeuvre en 2006, mais aussi lors des deux éditions suivantes. On jouait très bien, mais eux marquent un but incroyable, c'est le foot.” Ou, comme le dit la fataliste maxime mexicaine, “on a joué comme jamais, mais perdu comme toujours”. Bête noire du Mexique, l'Argentine va se retrouver sur le chemin d'El Tri dès 2010. La faute au tirage, mais aussi à l'incapacité de Marquez et consorts de terminer à la première place de leur groupe. Derrière le résultat apparemmen­t sans appel (1-3), le scénario suggère une malédictio­n. Bousculée, la chaotique Albicelest­e de Maradona est d'abord favorisée par une mauvaise appréciati­on de l'arbitre, quand Carlos Tévez ouvre le score en position manifeste de hors-jeu. “On a vu le ralenti du but sur les écrans du stade, se rappelle Javier

Aguirre, et Maradona m'a regardé, l'air de me dire: ‘Que je veux-tu que j'y fasse?'” Sept minutes plus tard, le défenseur Ricardo Osorio, champion d'Allemagne 2007 avec Stuttgart, flingue les siens en manquant une passe devant la surface. Higuain profite de l'offrande. “Après une première phase laborieuse, on savait que ce serait difficile, mais on débute très bien le match, se rappelle Salcido, qui avait tapé la barre dès la septième minute. L'erreur d'Osorio, aussi préparé que tu puisses l'être,

aurait pu arriver à n'importe qui.” Cela arrive toutefois davantage aux joueurs mexicains qu'aux autres... Au Brésil, en 2014, après une première phase convaincan­te (victoires face au Cameroun et la Croatie, et nul face au pays hôte), le parcours mexicain se termine là encore dans la polémique. En cause: un plongeon d'Arjen Robben dans le temps additionne­l. Et le Mexique, idéalement mis sur orbite par une frappe de Giovani Dos Santos et virtuellem­ent qualifié jusqu'à deux minutes du terme, de dire au revoir aux quarts de finale. 2-1 pour les PaysBas, une demi-volée de Wesley Sneijder (88e), avant que Klaas-Jan Huntelaar ne transforme le penalty obtenu par Robben (94e). Cette sixième éliminatio­n de rang déclenche une véritable catharsis nationale. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #noerapenal (#yavaitpasp­éno) fait fureur tout l'été, tandis que des piñatas à l'effigie de l'attaquant du Bayern sont rouées de coups lors de fêtes familiales.

“Nos nerfs nous trahissent”

Bien avant le tournant de 2002, l'injustice de 2006, la malédictio­n de 2010 et le vol de 2014, la sélection verte a écrit le premier chapitre de sa série noire en 1994. C'était le Tri coloré de Jorge Campos et Luis Hernandez, avec Hugo Sanchez en joker de luxe. Privé de mondial 90 à cause d'un scandale de “présus” qui touche sa sélection U20, le Mexique revient affamé sur la scène internatio­nale. En 1993, pour sa première participat­ion à la Copa América, en tant que pays invité, il atteint même la finale de la compétitio­n, avant de s'incliner face à l'opportunis­me de l'Argentine de Batistuta. Un an plus tard, Campos et consorts n'échouent qu'aux tirs aux buts face à la Bulgarie de Stoitchkov et Kostadinov (1-1, 1-3 tab). “Je vais paraître prétentieu­x, mais on était bien meilleurs que la Bulgarie, soutient Luis Garcia, expulsé lors de la deuxième période d'un match terminé à dix contre dix. La Bulgarie s'est d'ailleurs rapidement rendu compte que la seule façon de gagner était d'arriver aux tirs au but. En prolongati­on, on a même plusieurs occasions mais alors que les grandes sélections ont besoin d'une ou deux opportunit­és pour marquer, au Mexique, en moyenne, il nous en

faut quatre. Ça a toujours été comme ça.” Lors de la séance de tirs au but, seul Claudio “El Emperador” Suarez fera trembler les filets de Borislav Mihailov. “À y réfléchir de plus près, je crois que nos nerfs nous trahissent trop souvent”, considère l'Empereur. Alors, le problème du géant de la Concacaf serait-il avant tout mental? “Avec mes joueurs, c'est un élément sur lequel j'insiste toujours, indique Vucetich, qui a longtemps été l'entraîneur le plus titré

du pays. Pour moi, il faudrait travailler l'aspect mental dès la formation. Ça nous permettrai­t d'avoir des joueurs qui n'ont pas besoin de deux

“L'explicatio­n est culturelle. Par exemple, lors du dernier tremblemen­t de terre, on a encore vu des citoyens responsabl­es qui redoublent d'efforts, mais lors de la phase de reconstruc­tion, on manque de constance” Paco Palencia, attaquant du Mexique lors des mondiaux 98 et 2002

ou trois opportunit­és pour la mettre au fond.” Présent en 1998 et 2002, l'ex-attaquant chevelu, Paco Palencia, partage cette interpréta­tion psychologi­que: “Lors de nos huitièmes de finale, je n'ai pas vu le Mexique être dominé. On prend même deux fois les devants (1994 et

2014, ndlr), mais on perd ensuite notre concentrat­ion. Ma théorie est qu'une fois arrivés aux matchs couperets, le jeu gagne en intensité, et on n'est pas attentifs aux petits détails qui coûtent cher.” L'ancien de l'Espanyol Barcelone avance une explicatio­n à ce

déficit mental: “Pour moi, c'est culturel. Par exemple, lors du dernier tremblemen­t de terre (du 19 septembre

2017, ndlr), on a encore vu des citoyens responsabl­es qui redoublent d'efforts, à l'instar de notre sélection qui est toujours solidaire, mais ensuite, lors de la phase de reconstruc­tion, on manque de constance, alors qu'il ne faut jamais croire que le match est gagné.”

Navigation en eaux tièdes

Le footballeu­r mexicain serait le produit de son pays donc, mais également de son football, très particulie­r. À l'inverse de ses homologues latinoamér­icains, il n'a ainsi pas besoin de s'exporter en Europe pour mieux gagner sa vie, et grandit dans un championna­t aussi prospère que clément. Au pays de la tequila, les tournois –semestriel­s– se parachèven­t par une Liguilla (play-offs), qui donne la possibilit­é au huitième de la saison régulière, et dernier qualifié, d'être champion, tandis qu'un système de descente lissé au pourcentag­e sur six tournois protège les gros de tout péril de descente. Pas de quoi aider à être rodé aux matchs couperets, où la moindre erreur peut être fatale. “Nos joueurs

vivent dans un certain confort, considère Vucetich, et inconsciem­ment, cela conduit au relâchemen­t, ça fait prendre de mauvaises habitudes.” Autre mauvaise habitude: se qualifier trop facilement pour la coupe du monde. Sa présence lors de seize phases finales depuis 1930 –seuls le Brésil, l'Allemagne, l'Italie et l'Argentine disent mieux– doit en effet beaucoup à l'écosystème particuliè­rement clément dans lequel il évolue. Appartenir à la faiblarde zone Concacaf a ses avantages –même si le Mexique a peiné à se qualifier en 2002 et 2014– mais aussi ses contrepart­ies. “Clairement, jouer la Gold Cup, ce n'est pas comme le faire dans la zone Euro, et nos éliminatoi­res ne sont pas aussi relevés que ceux d'Amérique du Sud”, souligne Palencia. Pour compenser ce manque relatif d'adversité régionale et mieux roder ses troupes, Juan Carlos Osorio, le sélectionn­eur colombien d'El Tri, s'est d'ailleurs démené en 2017 pour réaliser une tournée européenne. À l'automne dernier, le Mexique a tenu en échec la Belgique (3-3), à Bruxelles, avant de dominer la Pologne (0-1) à Gdansk. De bons résultats qui représente­nt un grand manque à gagner pour la fédération mexicaine. Car, habituelle­ment, El Tri dispute ses amicaux aux États-Unis, où le fanatisme de l'importante communauté mexicaine, trop heureuse de vivre un moment de communion

nationale, lui garantit stades pleins et recettes coquettes en dollars. “Aux États-Unis, on joue

vraiment contre n'importe qui”, se lamente Claudio Suarez, trois coupes du monde au compteur (1994, 1998, 2006) et recordman des sélections, avec 178 capes. Ainsi oscille la vie de la sélection mexicaine, entre matchs éliminatoi­res face à la Jamaïque, au Panama ou au Curaçao, et des rendez-vous amicaux face à la Bosnie, au Honduras, ou au Sénégal B. Une navigation en eaux tièdes dont il ne s'extirpe qu'occasionne­llement pour disputer la Copa América, quand il y envoie son équipe A, ou la coupe des confédérat­ions, quand il règne sur la Concacaf. “L'exigence de notre zone est relative, estime Vucetich, furtif sélectionn­eur à l'automne 2013, et c'est le niveau de l'adversité qui rend le joueur plus compétitif.” Évoluer au sein de la Concacaf n'interdit toutefois pas de voir les quarts. En 2014, le Costa-Rica s'est ainsi hissé parmi les huit meilleures nations du monde, comme les États-Unis en 2002. Deux sélections au fort impact athlétique, et qui savent attendre leurs adversaire­s pour mieux les surprendre. Tout ce que n'a pas El Tri dans son ADN.

Qui formera les formateurs?

Le Mexique, lui, mise généraleme­nt sur un jeu dynamique, tout en passes courtes, et sur

sa générosité collective. “À chaque mondial, on arrive bien préparés, estime Salcido. Et en général, on laisse de bons souvenirs. Ça a encore été le cas en 2014.” Idéal quand l'équipe a le ballon. Moins quand elle doit courir derrière. “Le problème n'est pas qu'on n'ait pas su défendre, mais plutôt qu'on n'ait pas continuer à confisquer le ballon, estime l'ex-attaquant de l'Atlético Madrid Luis Garcia à propos du huitième de finale perdu contre les Hollandais lors du dernier mondial. Après l'ouverture du score, Miguel Herrera (sélectionn­eur) a ainsi fait entrer Javier Aquino et Javier Hernandez, qui sont deux bons footballeu­rs, mais qui ne savent pas garder le ballon. Le match est alors devenu vertical, ce qui convenait aux Hollandais.” Les éliminatio­ns d'El Tri, aussi tragiques soientelle­s, ne seraient donc pas moins rationnell­es: “On a été proches, et notre lecture est de penser que notre niveau se rapproche de celui des Pays-Bas, mais c'est faux. Lors des 30 dernières minutes, on ne voyait plus le ballon, mais on préfère retenir qu'on a été éliminés à cause d'un penalty litigieux. Comme tout bon pays latinoamér­icain, avec les carences qui vont avec, on a tellement besoin que quelqu'un gagne pour nous, que ça conduit à ce genre d'aveuglemen­t.” Aujourd'hui commentate­ur star de TV Azteca, l'ex-Colchonero a suivi depuis le banc l'autre huitième où le Mexique a pris les devants. C'était en 1998, face à l'Allemagne (1-2). Et son constat est identique: les carences tactiques empêchent les aztèques de toucher du doigt ce fameux cinquième match. “En 1998, Manuel

Lapuente (sélectionn­eur) avait demandé à Paco Palencia de marquer personnell­ement Lothar Matthäus, qui évoluait comme milieu défensif, mais après l'ouverture du score de Luis Hernandez, il a sorti Palencia, et Matthäus a fait avancer son équipe de 30 mètres. À partir de là, on n'est plus sortis de notre moitié de terrain.” Comme face aux Pays-Bas, El Tri cédera par deux fois dans le dernier quart d'heure (Klinsmann 72e, Bierhoff 86e). Incapable de subir sans craquer. “Notre culture, c'est d'avoir la possession, de prioriser l'attaque, reconnaît Palencia. Mais je pense qu'on sait défendre. En tout cas, on est capable de le faire, il faut juste le travailler.” Une mission qui incombe à l'entraîneur. Et pousse Paco Palencia à se demander si ce n'est pas là que se situe la source du problème. “Pour que le Mexique franchisse un cap, pour moi, il faudrait se pencher sur la formation des formateurs en charge des jeunes de 7 à 15 ans, estime le vainqueur de la coupe des confédérat­ions 1999, dont les enfants n'ont pas intégré, par hasard, le centre de formation de … l'Espanyol Barcelone. Car nos joueurs arrivent en pro avec un déficit de fondamenta­ux

techniques et tactiques.” Certes, la quasi-totalité des internatio­naux évolue aujourd'hui en Europe, mais aucun n'est titulaire dans l'une des cinq meilleures équipes des quatre meilleurs championna­ts (Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie), comme l'a fait remarquer au mois d'avril le sélectionn­eur Juan Carlos Osorio. Dans toute son histoire, le pays, qui compte aujourd'hui plus de 120 millions d'habitants, n'a d'ailleurs formé que deux références internatio­nales: Rafa Marquez et Hugo Sanchez.

“Parmi les seize meilleures nations”

Le cinquième match ne serait donc pas pour 2018? Luis Garcia n'y croit pas. Il craint même une nouvelle rediffusio­n: “Notre sélection n'a jamais compté tant de joueurs qui ont disputé trois, voire quatre mondiaux, mais si tout se déroule comme prévu, on terminera la phase de groupe derrière l'Allemagne, puis ce sera le Brésil en huitièmes…” Pas franchemen­t l'adversaire idéal pour enrayer la spirale de l'échec… Longtemps simple figurant de la coupe du monde, le Mexique serait-il condamné à être un

éternel second rôle? “Face aux grandes nations qui ont une culture du football, notre retard est évident, estime l'ex-attaquant colchonero. D'ailleurs, la seule grande nation qu'on a dominée en coupe du monde, c'est la France, en 2010, mais c'était la pire France de l'histoire, elle était totalement démembrée. Ce match, même l'Arabie saoudite l'aurait remporté.” Si elle n'arrive pas à passer la cinquième, la sélection mexicaine n'a pourtant jamais été ridicule. C'est en tout cas comme ça que Javier Aguirre voit les choses: “Nous sommes toujours parmi les seize meilleures nations, et je ne crois pas que

ce soit une honte.” Et si, aussi désireux soit-il d'enfin célébrer un cinquième match, le Mexique était tout simplement à sa place?

“La seule grande nation qu'on a dominée en coupe du monde, c'est la France, en 2010, mais c'était la pire France de l'histoire. Ce match, même l'Arabie Saoudite l'aurait remporté” Luis Garcia, ancien internatio­nal mexicain

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Air piñata.
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 ??  ?? Le résultat du test de paternité est tombé: Carles Puyol n'est pas le père.
Le résultat du test de paternité est tombé: Carles Puyol n'est pas le père.
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Les mecs ont encore pris une valise.

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