So Foot

Vie et mort du football panaméen.

Le Panama s’apprête à disputer en Russie sa première coupe du monde dans une ambiance de fête nationale. Un carnaval en trompe-l’oeil. Pour cause: sans ressources et miné par la délinquanc­e, le football local n’en finit plus d’alimenter la rubrique des fa

- Illustrati­ons: Vincent Roché Par Arthur Jeanne, à Panama City /

Sur les bords du canal, il ne se passe pas un mois sans qu’un footballeu­r profession­nel finisse dans la rubrique faits divers. Comme victime ou délinquant. Autopsie d’un mort-vivant qui s’apprête à disputer son tout premier mondial.

Mardi 10 octobre 2017. 87e minute du match contre le Costa Rica. Le tableau d'affichage du stade Rommel Fernandez de Panama City indique 1-1. À cet instant précis, les locaux sont éliminés. Les 32 000 personnes présentes dans l'enceinte croient alors revivre le même cauchemar qu'en 2014, lorsque les Canaleros avaient dit adieu au mondial brésilien après avoir encaissé deux buts lors des arrêts de jeu. C'était sans compter sur la grande carcasse de Roman Torres. À la suite d'un long ballon dévié de la tête par l'un de ses partenaire­s, le capitaine au look de chanteur reggaeton prend le dessus tout en virilité sur un défenseur adverse et envoie une frappe de mule sous la barre. Un but qui permet au Panama de se qualifier pour la première coupe du monde de son histoire. Pour ce petit pays de quatre millions d'habitants, qui n'existe souvent aux yeux du monde qu'à travers son canal et son image de paradis fiscal, l'événement est historique. À tel point que le lendemain, le président Juan Carlos Varela décrète un jour férié pour que tout le monde puisse célébrer la qualificat­ion à grands coups de rhum Abuelo, la liqueur nationale. Ces effluves d'alcool et la liesse nationale ne font pas oublier à Roman Torres de saluer un homme: “Cette qualificat­ion, on est allés la chercher pour Amilcar.” Mais qui est donc Amilcar? La face obscure du football panaméen. Amilcar Henriquez, milieu de terrain rugueux et âme de la sélection, avait 85 capes au compteur lorsqu'il s'est fait liquider devant son domicile, le 15 avril 2017. Une tragédie pour le football panaméen. Mais pourquoi Amilcar a-t-il été tué? Au Panama, c'est la question qui dérange. Alors que le pays vit une lune de miel avec son équipe nationale et que les visages des héros s'affichent sur les façades des buildings ultramoder­nes aussi bien que dans les bouis-bouis des quartiers populaires, le meurtre louche d'un des piliers des Canaleros la fout mal. Interrogé sur le sujet, le secrétaire général de la fédé panaméenne, Eduardo Vaccaro, préfère botter en touche. “Je ne souhaite pas spéculer, d’autant que l’enquête suit son cours”, affirme-t-il, gêné. Pour l'heure, trois mineurs sont placés en détention provisoire depuis plus d'un an. Une situation qui devrait durer encore un bon moment, puisque le 11 avril dernier, l'enquête a officielle­ment été prolongée de douze mois. Visiblemen­t, personne ne souhaite faire la lumière sur une affaire qui pourrait égratigner l'image des héros de la qualificat­ion pour le mondial. Dans ce contexte d'omerta, Juan Ramon Solis, président du syndicat des joueurs profession­nels, est l'un des rares à accepter d'évoquer le cas de celui qui

fut son coéquipier en sélection. “Sa mort a été un gros coup dur, qui doit nous faire réfléchir… Il a forcément dû se passer quelque chose, parce que tu ne vas pas chercher quelqu’un devant chez lui pour le tuer froidement, sans raison.” Selon la version officieuse, Amilcar maintenait des liaisons dangereuse­s avec une bande sévissant dans les ghettos de Panama City. “Son frère faisait partie des ‘Calor Calor’, un gang lié à des cartels de la drogue colombiens, explique un cadre de la sélection, qui souhaite conserver son anonymat. Amilcar n’en faisait pas directemen­t partie, mais il sortait toujours son frère de la merde. Ceux qui l’ont criblé de balles étaient d’ailleurs venus le chercher pour une connerie qu’avait faite son frangin.”

La cité de la peur

L'émoi est national. Le meurtre d'un footballeu­r en pleine rue a quelque chose de surprenant. Surtout qu'il est possible, au Panama, de déambuler à pieds et en pleine nuit, dans la plupart des quartiers de la capitale. Un luxe à l'échelle de l'Amérique latine. “Si l’on parle de

sécurité. C’est la Suisse de la région!” ose même un ancien homme d'affaires colombien venu vivre une préretrait­e dorée dans le coin. Si le taux d'homicide est trois fois moins élevé qu'en Colombie et dix fois moins qu'au Salvador, certains quartiers des bords de mer crasseux, des collines miséreuses et des recoins écartés de la ville comme El Chorillo, Curundu, Tocumen ou

“Tu ne vas pas chercher quelqu'un devant chez lui pour le tuer froidement, sans raison...” Juan Ramon Solis, ancien coéquipier de l'internatio­nal Amilcar Henriquez

“Profe, je suis pris dans une embuscade, mais ne vous inquiétez pas, lundi je serai a l'entraîneme­nt, tout est cool” José Luis Garcés, ex-internatio­nal panaméen, à son coach

San Miguel, vivent au rythme des règlements de comptes à coups de fusil-mitrailleu­r. Ces écosystème­s oubliés de la croissance économique, situés à des années-lumière sociales des tours rutilantes qui justifient le surnom de Dubaï d'Amérique latine de Panama City, sont ceux dans lesquels ont grandi l'immense majorité des footballeu­rs panaméens. “Le football, c’est le sport des quartiers populaires. Comme partout dans le monde, les joueurs viennent de zones très compliquée­s mais dans la zone Concacaf, les risques sociaux sont encore plus importants”, regrette Jorge Dely Valdés, sélectionn­eur des moins de 20 ans panaméens. L'un des viviers de joueurs les plus importants de la sélection du frère jumeau de Jorge César se trouve d'ailleurs à El Chorillo. Créé pour accueillir les ouvriers antillais venus creuser le canal au début du siècle dernier, l'endroit s'est toujours fait l'écho des turpitudes de l'histoire du pays. C'est là que le narco-dictateur Noriega établit le QG de son armée avant que les Américains bombardent toute la zone, le 20 décembre 1989. Là aussi qu'est né l'homme qui a donné son nom au stade national: Rommel Fernandez, élu meilleur joueur latino-américain de la Liga espagnole en 1991. C'est ici, enfin, que Javier de la Rosa a succombé à une rafale de balles le 6 mai 2011. L'internatio­nal espoirs, auteur d'un doublé ce soir-là, venait tout juste de qualifier le FC Chorillo pour la finale du championna­t national. “Aujourd’hui encore, on ne sait pas si Javier devait de la thune, s’il a dit ‘fils de pute' à un mec où s’il vendait de la drogue. Finalement ça a peu d’importance. Javier, à 21 ans, et Amilcar, à 34, sont deux composante­s de la même histoire qui se répète en boucle”, renseigne le cinéaste Alberto Serra, dont le film la La Fuerza del Balon décrit la trajectoir­e violente des footballeu­rs panaméens. Le documentai­re pourrait très bien connaître une suite car depuis l'an 2000, une grosse vingtaine de footballeu­rs ont fini entre quatre planches. Le dernier de la liste, Gilberto Salas, champion national en 2013 avec le club de San Miguelito, a été assassiné le 24 avril dernier de six balles dans la tête.

“On a encore buté l’un de tes joueurs?”

Gary Stempel, ancien coach de la sélection nationale, désormais à la tête des moins de 17 ans, fait tout ce qui est en son pouvoir pour stopper le décompte des morts. Depuis 1996 et son retour au pays, après plus de dix ans passés à venir en aide aux jeunes en difficulté de Millwall, l'homme s'applique à transposer sur le sol panaméen la recette anglaise du programme Football in the Community. Ce dispositif a notamment permis à José Calderon, le gardien de but actuel de la sélection, de ne pas finir comme son meilleur ami, assassiné d'une balle dans la tête sous ses yeux. Une fierté pour Stempel, qui reconnaît néanmoins que tous ses efforts ne se sont pas soldés par des succès: “Parfois, on a investi énormément de temps, d’argent et d’énergie et on a échoué… Tu peux sortir le type du quartier mais le quartier ne sortira jamais de lui.” Pour illustrer son propos, l'éducateur tient à raconter l'histoire de José Luis Garcés, dit “el Pistolero”, 20 buts en 58 sélections. En 2006, le joueur évolue au Nacional de Montevideo, où son entraîneur le préfère alors à un certain Luis Suarez. Après un détour au Portugal, l'internatio­nal panaméen signe finalement un gros contrat en Arabie saoudite. “Il gagnait 35 000 dollars par mois mais il voulait rentrer, se souvient Stempel. Je lui ai dit: ‘Putain, Pistolero! Pour ce salaire-là, tu bouffes toute la terre du désert pendant un an s'il le faut.' Il est revenu au quartier au bout de deux mois pour faire du business avec son frère, un délinquant

notoire…” Sans surprise, l'attaquant finit derrière les barreaux pour tentative d'homicide. Quand il sort de prison, le crédit de l'ex-star de la sélection est entamé. Mais Stempel, à l'époque entraîneur du San Francisco FC, lui offre une dernière chance dans l'élite locale. C'était en 2013. Juste avant que le téléphone de Gary ne sonne en pleine nuit. “C’était l’un de mes joueurs. ‘Profe, vous savez que José s'est fait buter?' J’attendais cet appel. Dans sa ville de Puerto Caimito, José Luis était condamné par un gang, il ne devait pas y retourner. Pourtant il l’a fait. Un joueur dont la tête est mise à prix, c’est fini pour lui... Ce jour-là, en raccrochan­t, ma femme m’a demandé: ‘On a encore buté l'un de tes joueurs?'” Pas encore, en fait. Car une demi-heure plus tard, le téléphone sonne à nouveau. Cette fois-ci, c'est le Pistolero. “Il était pris dans une embuscade devant une épicerie tenue par des Chinois. Là, il

me dit: ‘Profe, j'ai un petit problème mais ne vous inquiétez pas, lundi je serai a l'entraîneme­nt, tout est cool.' Je lui ai répondu: ‘Il y a une fusillade et c'est cool?'” Ce soir-là, Garcés s'en sort miraculeus­ement mais flingue définitive­ment sa carrière de joueur. Il n'est pas le seul, au plus grand dam de Cesar Morales, l'un des premiers à avoir ouvert une école de football au Panama. Et comme Stempel, le formateur de San Miguelito a vu autant de trajectoir­es brillantes que de destins brisés. Côté pile, Morales évoque Gabriel Gomez et ses 142 sélections. Coté face, il pleure José “Mame” Carcamo. Selon son ancien entraîneur, ce gamin de Chorillo, repéré par le Real Madrid, semblait promis à un grand avenir. Mais c'était avant qu'il ne rejoigne le côté obscur de la force. “Il s’est éteint à petit feu, on entendait de la bouche des ses coéquipier­s qu’il traînait avec ses potes qui faisaient partie d’un gang, soupire Morales. Son environnem­ent a gagné le match, il s’est fait descendre à 15 ans.” Dur.

De Pablo Escobar à Darwin

Que la criminalit­é fasse des victimes dans les ghettos d'Amérique centrale n'est pas franchemen­t un événement surprenant. Qu'elle touche autant les footballeu­rs l'est un peu plus. “Ils vivent dans un pays plus violent que le nôtre mais lorsque j’ai montré mon documentai­re aux Colombiens, ils ne pouvaient pas croire que des gens puissent tuer des footballeu­rs, explique

Serra, le réalisateu­r. Chez eux, le seul type qui en a tué un, c’est Pablo Escobar. Tout le reste de la population les considère comme des idoles.”

Un statut que n'a pas encore le footballeu­r panaméen. Car contrairem­ent au base-ball, installé dans le pays de longue date, le ballon rond peine à remplir les stades, même ceux qui s'appellent Maracana, comme celui d'El Chorillo. Serra en est convaincu: le manque de culture foot tue. “Ici, les joueurs ne meurent pas parce qu’ils sont footballeu­rs, mais parce qu’ils sont des mecs

“Ici, les joueurs ne meurent pas parce qu'ils sont footballeu­rs, mais parce qu'ils sont des mecs de quartier, de gang” Alberto Serra, auteur d'un film sur la violence dans le football panaméen

de quartier, de gang. Celui qui le bute n’est pas un capo, mais un adolescent qui ne sait même pas que le mec est un footballeu­r connu! Au Brésil, c’est quelque chose qui n’existe pas. Là-bas, les parents passent leurs week-ends à regarder des matchs à la télévision, ils idolâtrent les joueurs, ils savent qu’on ne peut pas les toucher. Ici, le

football a 20 ans.” Et ça se voit. Si l'époque où la fédération n'avait pas assez de moyens pour s'acheter un réfrigérat­eur et des chasubles est révolue, le Panama reste l'un des seuls pays au monde où un joueur de football de haut niveau peut gagner moins que le salaire minimum légal, fixé à 460 dollars environ. Pire, à ce tarif-là, les clubs panaméens n'ont pas l'obligation légale de proposer de contrats de travail à leurs footballeu­rs. Pour arrondir leurs fins de mois et pouvoir prétendre aux cotisation­s retraites, certains internatio­naux comme Coco Henriquez choisissen­t donc de vendre des fruits et légumes au marché ou optent pour le travail de chauffeur de taxi. D'autres choisissen­t la criminalit­é. Comme Luis Altamirano, qui est allé commettre un braquage dans un centre commercial pour voler une paire de baskets avant de se faire descendre par la police. Ou comme ces trois joueurs du Sporting San Miguelito arrêtés en

avril dernier après avoir participé à l'enlèvement et à la demande de rançon d'un citoyen chinois. Pour enrayer cette spirale de la violence, Juan Ramon Solis, le président du syndicat des

joueurs, ne voit qu'une solution: “Créer une loi sportive. Pour que le salaire minimum de 333 euros fixé par la convention collective soit réévalué, mais aussi pour que le football soit entièremen­t reconnu comme un métier. On a soumis une propositio­n de loi devant l’Assemblée, mais elle est peu réceptive.” En attendant que le dossier soit pris à bras-le-corps par les autorités, le secrétaire général de la fédé panaméenne, Eduardo Vaccaro, préfère positiver. “La coupe du monde est un vrai coup de boost pour notre football. Il y a aujourd’hui 42 000 licenciés. Et on pense qu’on en aura bientôt 100 000.” Pas de quoi emballer ceux qui font le football panaméen. À l'image d'un Morales soucieux, toute la corporatio­n redoute que le mondial soit présenté comme l'arbre qui cache la misérable forêt du football local: “C’est super qu’on ait plus de licenciés, mais il ne faut pas qu’on se mente à nous-mêmes. Le mondial est éphémère et il faut surtout qu’il serve d’impulsion au championna­t car notre situation est critique.” L'impulsion sera d'autant plus grande que les Canaleros iront loin. Et pour ce faire, les joueurs comptent bien s'appuyer sur leur absence de complexe, acquise dans des quartiers où mieux vaut ne pas baisser les yeux. “Les Panaméens n’ont peur de rien. Ils peuvent avoir Neymar ou Ronaldo dans le

couloir, ils vont le fixer et lui dire ‘et toi t'es qui?’” synthétise Stempel, hilare. Ils iront en revanche sans vrai leader technique. Le leur, Darwin Pinzon, est forfait. Le seul véritable n°10 du pays a un joli mot d'excuse: il dort dans une cellule de la prison de la Joyita depuis un vol à main armée qui a mal tourné.

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