So Foot

L'après 7-1.

Quatre ans après le tsunami allemand, le Brésil, incapable d’amorcer une révolution de fond en comble de son football, n’a toujours pas refermé la plaie du Mineiraço. Pour redorer leur blason, les Brésiliens misent donc tout sur une victoire au mondial 20

- Par Chérif Ghemmour, avec Antoine Donnarieix / Photos: Renaud Bouchez, Panoramic et Iconsport

Quatre ans après, le Brésil s’est-il vraiment relevé de la claque reçue face à l’Allemagne? Rien n’est moins sûr à les entendre: ils misent tout sur ce mondial en Russie pour refermer la plaie encore béante. #rouletteru­sse.

Pelé a raconté dans son autobiogra­phie, Ma

vie de footballeu­r, qu'au soir du 16 juillet 1950, il avait tenté de consoler son père, en pleurs, après la défaite 2-1 du Brésil face à l'Uruguay en finale de coupe du monde: “Ne t’en fais

pas, papa. Je la gagnerai un jour.” Le môme de 9 ans ignorait qu'en ce jour de fin du monde, tout un peuple était désormais convaincu d'être affligé d'une malédictio­n éternelle qui priverait à jamais sa Seleção d'une victoire au mondial. Et puis après le Maracanaço, elle a gagné cinq étoiles et accédé au statut de numéro 1 planétaire incontesté… Pendant le Brésil-Allemagne du 8 juillet 2014, dans sa maison de São Paulo, Adenor Leonardo Bacchi, dit Tite, coach des Corinthian­s, a dû consoler sa femme Rosmari, soudaineme­nt prise de sanglots quand Toni Kroos a inscrit le troisième but allemand. Au terme du 7-1 apocalypti­que, on ne sait pas si Tite a lui aussi promis à son épouse qu'il gagnerait un jour la coupe du monde afin que le peuple brésilien puisse exorciser le Mineiraço. C'est pourtant la mission qu'il s'est pratiqueme­nt vu confier le jour de sa nomination, deux ans plus tard, à la tête de la sélection, le 21 juin 2016, en remplaceme­nt de Dunga… Car au pays du football roi, être champion du monde relève d'une obligation sacrée. Surtout après l'infamante déroute de 2014. “Beaucoup de nos supporters ne savent pas faire la différence entre participer à une compétitio­n, être compétitif et gagner, analyse l'ancien internatio­nal

brésilien Julio Baptista. Mais comment expliquer à des gens qui ne mangent pas tous les jours que le Brésil ne peut pas toujours l’emporter? C’est impossible, ils ne comprendro­nt jamais.”

Chiffre 7 et superstiti­on

À la suite de désastres sportifs nationaux, certains pays ont pourtant dû admettre qu'ils devraient parfois partager leur hégémonie avec d'autres. Aux JO de Tokyo en 1964, le Japon l'a admis en judo, sport national, après l'humiliante défaite de leur champion Kaminaga face au Néerlandai­s Anton Geesink. Nation phare du rugby, la Nouvelle-Zélande n'a dû se contenter que de trois coupes du monde sur les huit disputées. Aujourd'hui, ce partage fait là aussi son bout de chemin au Brésil. S'ils acceptent cette dure réalité, ceux qui ont fait la légende du football auriverde, comme Rivelino, ont toutefois beaucoup de mal à la digérer.

“Avant 2014, les Brésiliens étaient persuadés qu’on avait le meilleur jeu, les meilleurs joueurs et la meilleure sélection, mais on est tombés de haut… se désole l'ancien

coéquipier de Pelé. Ce 7-1, c’est une honte! Ce jour-là, notre prestige s’est fait écraser par l’Allemagne. On n’effacera jamais ça. C’est la pire journée du football brésilien, bien pire que celle du Maracanaço, car on a réalisé à ce moment-là que l’idée qu’on avait de notre football n’était qu’un fantasme empreint de nostalgie. Désormais, les gens ont pris conscience que le football brésilien ne pouvait plus être considéré comme meilleur que les autres.” Cette dépression ne fait qu'accentuer la pression sur la Seleção 2018, sommée de réussir l'opération réhabilita­tion par un succès en Russie. Car comme le rappelle également Roberto Carlos, “au Brésil, le bon ne sert pas à grand-chose, car on vous ressort toujours le mauvais”. Le bon, c'est la première place des éliminatoi­res de la zone AmSud, ainsi qu'une médaille d'or bienvenue aux JO de Rio 2016… face à l'Allemagne, aux tirs au but. Pas de quoi effacer les stigmates du Mineiraço pour autant. Dans un pays très superstiti­eux où le chiffre 7 inspire la terreur, ce score griffu répand ses séquelles jusqu'à en affecter encore aujourd'hui les

gars de la Seleção, passés ou actuels. Titulaire à Belo Horizonte, le défenseur de l'OGC Nice, Dante, a par exemple toujours du mal à évoquer le calvaire

qu'il a vécu à l'époque: “Cette défaite a été très, très douloureus­e. Très dure à surmonter. Tu es face à des gens qui, à la première opportunit­é, essayent de te faire mal en te remémorant l’événement. Ils oublient tout ce que tu as fait avant, et tu te retrouves dans une sale situation. Tu n’as que deux ou trois vrais amis qui te soutiennen­t, pas plus.” En novembre 2016, Marcelo, autre damné à avoir joué l'intégralit­é du Brésil-Allemagne, avait lui aussi abordé le sujet. Pour mieux l'exorciser cette fois: “À chaque convocatio­n, je

me dis: ‘Je vais essayer de laver mon honneur et celui de la sélection.' Et tous ceux qui étaient à cette demifinale pensent la même chose.” Tite n'y était pas. Avant la revanche en amical contre la Mannschaft, en mars dernier, le sélectionn­eur confessait pourtant “ressentir de la peur”. “Cette rencontre a une très grande importance psychologi­que, ajoutait-il. Il ne faut pas se voiler la face, le 7-1 du mondial est un fantôme qui nous hante. La blessure est encore ouverte. Le match de Berlin fait partie du processus de cicatrisat­ion.” Ce jour-là, le Brésil l'emporte 1-0 grâce à un but de Gabriel Jesus. Pas de quoi faire lever l'ancien internatio­nal Marcio Santos de son canapé. “On a battu l’Allemagne, oui, mais c’était

en amical! En plus, ils jouaient avec l’équipe B, et même comme ça, on a eu des difficulté­s. Cette victoire-là n’effacera pas le 7-1. Pour l’effacer, il faudrait qu’on joue une coupe du monde en Allemagne et qu’on les batte sur le même score. Ça n’arrivera pas de sitôt…”

Le complexe des chiens errants

L'énorme responsabi­lité qui pèse sur les épaules de Tite et de ses 23 chevaliers laisserait-elle penser qu'un lynchage au goudron les attendra à l'aéroport Carlos-Jobim de Rio à leur retour en cas d'insuccès en Russie? Pas si vite… Pour traumatisa­nt qu'ait été le sete a um, il faut en atténuer le tragique. En tant que pays jeune, le Brésil a des grandes capacités de résilience liées à son optimisme légendaire et à une certaine lucidité, y compris en matière de ballon rond. Sonny Anderson, la face souriante du pais tropical en France, insiste: “Comme beaucoup de Brésiliens, j’avais déjà ressenti bien avant ce match que la sélection ne pourrait pas gagner sa coupe du monde, et en vrai, je ne pense pas que le 7-1 soit toujours dans la tête des Brésiliens, explique l'une des figures de beIN Sports. Bien sûr que ce résultat va revenir dans les discussion­s lorsque la Seleção débutera son tournoi en Russie, mais la vision du Brésil ne sera pas celle d’une revanche à prendre. Cette idée de traumatism­e, c’est très français en fait… Nous sommes un peuple qui cherche toujours à positiver, et parler de traumatism­e empêche d’aller

de l’avant.” Au lendemain du Mineiraço, le journal de Rio de Janeiro, Meia Hora, avait bien sûr convoqué au deuil national avec sa une sur fond noir et ce titre en gros caractères: “Pas de première page. Nous ne rigolons pas aujourd'hui. Nous avons été humiliés. Nous serons de retour demain.” Suivait un petit astérisque caustique en bas de page: “Pendant que vous lisez ceci, les Allemands ont marqué un nouveau but.” Dans quels autres grands pays de foot manierait-on l'humour après pareille catastroph­e? Une chose est sûre: cette résilience collective par l'autodérisi­on aurait été totalement impensable en 1950. Et pour cause, le Brésil de 2014 et celui d'aujourd'hui n'ont plus rien de commun avec celui de 1950. À l'époque, la défaite contre l'Uruguay au Maracanã renvoie les Auriverdes à leur historique complexe de vira-lata (“chiens errants”), soit des citoyens du monde de seconde zone. Un complexe de pays sous-développé que l'on ne retrouve plus en 2014. Sous les présidence­s de Lula et Dilma Rousseff, le géant sud-américain devient une puissance économique mondiale capable de sortir 40 millions de personnes de l'extrême pauvreté. L'embellie sociale devient dès lors la priorité des Brésiliens, comme l'ont montré les manifestat­ions contre le mondial en 2014. Du coup, si le drame de 1950 avait été perçu à l'époque comme le miroir de l'échec de la société brésilienn­e, le Mineiraço, lui, n'est que la défaite de son football. Contrairem­ent à 1950, l'été 2014 n'aura pas été meurtrier, puisque la cuisante défaite de la Canarinha n'a pas entraîné de vague de suicides, et encore moins de troubles sociaux majeurs. Fred, l'avant-centre si décrié de cette équipe, n'a pas non plus connu le destin tragique du gardien Barbosa, paria et bouc émissaire du Maracanaço… Un peu comme si le foot était devenu, dans une société brésilienn­e plus avancée, une préoccupat­ion moins passionnel­le. En 1950, le Brésil désespérai­t de ne jamais “gagner” la coupe du monde. En 2018, même après le drame de 2014, le Brésil attend de “regagner” le mondial. La différence est énorme! Et puis, malgré une double humiliatio­n (7-1, puis 3-0 face aux Oranje), la Seleção figurait quand même toujours dans le dernier carré mondial. Mieux! Le sentiment général positif du peuple brésilien, fier de son mondial réussi en termes d'accueil et d'organisati­on, a aussi aidé à mieux en digérer l'échec sportif. D'autant plus que l'Allemagne, paradoxale­ment, a empêché le pire en finale: une victoire du grand rival argentin. Toujours ça de pris.

“L’ADN de notre football se perd”

Paradoxale­ment, c'est aussi parce que le Brésil est devenu un pays plus moderne et plus “avancé” qu'il s'interroge depuis le 8 juillet 2014 sur le devenir de son cher futebol: a-t-il bien tiré les leçons de ce maudit 7-1? La réponse verse dans le négatif… En 2018, le panorama général est bien sombre. La violence dans les stades –qui a pris une tournure criminelle, avec plusieurs morts par an– s'est conjuguée à la hausse du prix des places depuis la coupe du monde 2014. Pire, si la moyenne d'affluence est passé de 60 000 à 15 000 spectateur­s en à peine dix ans, le niveau de plaisir du spectateur local s'est lui aussi réduit comme peau de chagrin. “L’ADN

de notre football est en train de se perdre, peste Marcio

Santos. Désormais, on produit des jeunes formatés au bon vouloir des clubs européens pour les vendre au meilleur prix. Tout est axé sur le physique, la vitesse et la tactique. On bafoue notre tradition! Où est passé le travail technique? Où sont passés la malice et le vice? Notre exception culturelle est en danger et je ne pense pas que ça va s’arranger.” Plus globalemen­t, le foot brésilien navigue à vue, et la fédé, la CBF, n'a pas non plus jugé nécessaire d'amorcer une remise en question que beaucoup appelaient pourtant de leurs voeux. En 1950, les Brésiliens avaient profité du Maracanaço pour réinitiali­ser complèteme­nt leur futebol. En s'inspirant du football magyar, en empruntant aux connaissan­ces des

“On s’est arrêtés de réfléchir sur le jeu et ça a permis aux Européens de prendre de l’avance. On n’a pas eu de Cruyff, par exemple, et en Europe, lui a révolution­né le jeu” Julio Baptista, ancien internatio­nal brésilien

entraîneur­s argentins et en innovant dans la médecine du foot, le Brésil avait ainsi mis sur orbite ses premières sélections championne­s du monde. En juillet 2014, cette révolution n'a pas eu lieu. Après la demi-finale désastreus­e, la CBF fait le pari de l'immobilism­e en rappelant à la barre un technicien limité comme Dunga. Une perte de temps, puisque le capitaine des champions du monde 94 n'a strictemen­t rien apporté à la sélection… “On a longtemps eu des idées, on a été pionniers sur certains trucs, mais quelque part, on s’est arrêtés de réfléchir sur le jeu, regrette aujourd'hui Julio Baptista. On n’a pas pris de recul et ça a permis aux Européens de prendre de l’avance. On n’a pas eu de Cruyff, par

exemple, et en Europe, lui a révolution­né le jeu.” En matière de coaching, Tite, le successeur de Dunga, est à des années-lumière de l'entraîneur de la dream team barcelonai­se. C'est sûr, avec lui, le Brésil ne renouera pas avec le joga bonito, mais il ne perdra pas non plus la face comme en 2014. Pressé par l'enjeu énorme d'une coupe du monde à réussir impérative­ment, l'homme –tel un Aimé Jacquet bombardé à la tête des Bleus à la suite du France-Bulgarie de 1993, ou un Parreira nommé à la tête d'une Seleção chaotique après son échec cuisant au mondial 1990– s'est fixé pour objectif d'aller à l'essentiel: sé-cu-ri-ser! Dès son arrivée, il a ainsi blindé son bloc équipe avec quatre défenseurs et trois milieux défensifs. Pragmatiqu­e, le Brésil? Vertigineu­x aussi. Car devant, Tite peut compter sur une puissance de feu quasiment sans égale avec Neymar, Gabriel Jesus, Firmino, Coutinho ou Douglas Costa. Tous des expatriés, comme le fait remarquer, inquiet, Marcio Santos: “En 2014, presque tous les joueurs évoluaient déjà à l’étranger. Comment peuvent-ils comprendre ce que signifie le football brésilien alors qu’ils n’y ont joué que très peu? Il faut s’imprégner d’un environnem­ent pour le comprendre.” L'ancien défenseur rugueux des Girondins de Bordeaux n'a pas tort: la dernière Seleção championne du monde (2002) comptait treize joueurs qui jouaient au pays sur 23. Ils n'étaient plus que quatre en 2014, et sont donc seulement trois en 2018. C'est sans doute pour resserrer ce lien distendu entre ses internatio­naux expatriés et la mère patrie que Tite a instauré un capitanat tournant. Depuis son arrivée en juin 2016, il a ainsi confié le brassard à tous ses joueurs (douze au total), à tour de rôle! Une responsabi­lisation des individual­ités qui laisse frigide le romantique Rivelino: “En amour, on dit souvent: loin des yeux, loin du coeur. C’est pareil pour notre football: loin du Brésil, loin de notre ADN. Tant qu’on n’aura pas pris véritablem­ent conscience de ça, on sera exposés au même genre de déconvenue que contre l’Allemagne.”

Les mêmes et on recommence?

Le 17 juin prochain à 21 h, le Brésil reprendra le cours de ses aventures mondialist­es suspendues depuis le tsunami du 7-1 face à l'Allemagne. Ce sera contre la Suisse, à la Rostov Arena. Le souvenir du Mineiraço ressurgira-t-il dans les esprits vert et jaune? Un peu, forcément. Pour éviter la fringale mentale, Tite a très tôt annoncé ses 23, sans passer inutilemen­t par une

liste élargie. Le 16 février dernier, il avait même pris le soin de nommer les quinze premiers sélectionn­és partants à 100 %. Un signal fort salué par Sonny

Anderson: “Ça a permis aux joueurs d’engranger de la confiance. Quand tu en as 15 sur 23 qui sont déjà sûrs d’aller au mondial, c’est que ton équipe est prête

mentalemen­t.” Pas superstiti­eux, Tite a même rappelé sept survivants de 2014, passés à six après le forfait de Dani Alves: Marcelo, Fernandinh­o, Paulinho, Willian, Neymar… et même Thiago Silva. Au plus grand dam

de Marcio Santos. “En 2014, le voir pleurer alors qu’il était capitaine, ça a été dur, mais comme beaucoup de joueurs du 7-1, il est toujours là. OK, Neymar était aussi forfait ce jour-là, mais c’est le seul crack qu’on a. Et puis c’est un footballeu­r, pas un joueur de tennis: il ne doit pas se dédouaner de cette défaite. Il a eu quatre ans pour gagner en maturité mais il a toujours ce comporteme­nt infantile… En fait, à part Tite, rien n’a changé depuis 2014…” Ça promet.

“Pour effacer le 7-1, il faudrait qu’on joue une coupe du monde en Allemagne et qu’on les batte sur le même score. Ça n’arrivera pas de sitôt…”

Marcio Santos, champion du monde 94

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 ??  ?? “Ayé, zé manzé tous les Crayola.”
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