So Foot

Chic type.

- PHOTO: IMAGO/PANORAMIC PAR THOMAS ANDREI /

Noir et Russe, J.-C. Tchuissé n’a pas choisi la voie la plus facile dans la vie. C’est peutêtre pour ça qu’il a décidé de renoncer à devenir le premier internatio­nal de couleur de l’histoire de la fédération de Vladimir Poutine.

Ancien défenseur du Spartak Moscou, Jerry-Christian Tchuissé aurait pu devenir le premier Noir à enfiler le maillot de la sélection russe. Tout était réglé, puis le natif de Douala a finalement dit non. Pourquoi? C’est ce qu’on cherche toujours à comprendre, dix-huit ans après les faits. “Ça ne faisait que six ans qu’ils étaient sortis du communisme. Aux yeux des Russes, c’était comme si j’étais un extraterre­stre” Jerry-Christian, à son arrivée en Russie en novembre 1997

An 2000. Dans une grande salle du Kremlin, deux hommes assis autour d'une longue table en bois se font face. L'un parle beaucoup. L'autre se contente de hocher la tête. Jerry-Christian Tchuissé, 25 ans, latéral droit du Spartak Moscou, rencontre Vladimir Poutine, 47 ans, président de la Fédération de Russie depuis même pas un an, mais déjà tout-puissant. “Il parlait tout seul, se souvient celui qui est désormais entraîneur de la réserve du Mans Villaret, un club familial de la Sarthe. Il fait peur. S’il te dit ‘oui', tu réponds ‘oui'. Il est tellement influent que quand il te regarde, tu as du mal à penser.” Si Jerry est présenté à Poutine, c'est parce que des démarches ont été entamées par son club pour qu'il obtienne la citoyennet­é russe, en vue de rejoindre la sélection. “On n’obtient pas la nationalit­é comme ça. Un premier Noir en équipe de Russie, il fallait que ça passe par le roi Poutine…” Quelques semaines plus tard, Jerry-Christian obtient son passeport russe.

Léopards, communisme et pain trempé

C'est à neuf mille kilomètres de là, à Douala, au Cameroun, que Jerry naît le 13 janvier 1975. L'enfant grandit dans une maison de deux étages, à dix kilomètres de la ville, et veut faire du football sa vie. À 22 ans, Jerry évolue aux Léopards Douala, le club où a commencé Roger Milla, quand il est convoqué par la sélection camerounai­se. Lors de son premier stage, un inconnu vient lui parler: “Écoute, je suis manager, je t’observe depuis une année et tu es très bon. Ça te dirait la Russie?” Surpris, Jerry répond: “La Russie, c’est quel coin, ça?” Lui qui rêve surtout d'Italie, d'Espagne ou de France, décide pourtant de faire confiance au scout russe et entreprend, en novembre 1997, un long voyage qui le mène jusqu'à Krasnodar, une ville située à mille deux cents kilomètres de la capitale, Moscou. Sur place, la violence du choc thermique n'a d'égal que le choc culturel. “Krasnodar ressemblai­t à un village perdu, raconte Tchuissé. Ce n’était pas vilain, mais ça ne faisait que six ans qu’ils étaient sortis du communisme. Quand ils me voyaient, c’était comme si j’étais un extraterre­stre. Je sentais les regards en permanence. Ils avaient l’air de se dire: ‘C'est quoi, ce truc?'” Jerry, lui aussi, ne tarde pas à se poser la même question. Il s'est fait flouer. En fait, son pseudo-manager n'a aucun contact avec des clubs. Placé dans une chambre d'un immeuble quelconque, avec une quinzaine d'autres jeunes Camerounai­s, Jerry sort peu, se nourrit de pain trempé dans des soupes instantané­es et évite de raconter ce qui se trame à sa famille. Puis, d'un coup, tout se débloque. Par un ami, Tchuissé entend parler d'un club de sixième division qui cherche des joueurs. À l'entraîneme­nt, il impression­ne, et l'entraîneur l'aligne pour un match amical contre un club de D1, le FK Tchernomor­ets Novorossii­sk. Il fait un gros match, sans se douter qu'il finira vite chez l'opposant. Une belle histoire qui devient un conte de fées lorsqu'il signe au Spartak Moscou, un club qui vient de remporter sept des huit titres du nouveau championna­t né sur les cendres de l'URSS.

Des corbeaux et des mystères

À l'époque, le Spartak est entraîné par Oleg Romantsev. Le cumul des mandats n'effrayant pas les Russes, ce dernier est également sélectionn­eur. Et il ne tarde pas à faire la cour au Camerounai­s. Flatté, Jerry accepte la convocatio­n pour deux matchs de qualificat­ion au mondial 2002, face à la Suisse et aux îles Féroé. Chaleureus­ement accueilli au centre d'entraîneme­nt par Mostovoï, Karpine et Smertine, le défenseur décide pourtant de claquer la porte de la sélection russe quelques jours avant son grand baptême du feu. “Je leur ai dit que je ne voulais pas jouer”, lâchet-il, évasif. Ne pas donner sa version du rétropédal­age l'expose pourtant aux théories des autres, et notamment à celle de son ancien coéquipier du Spartak, Maksym Levytskyy. “Des gens étranges sont venus voir sa famille au Cameroun et ont dit qu’ils se feraient tuer si Jerry jouait pour la Russie.” En 2014, Alexander Haji, ex-administra­teur du Spartak, évoque une autre source de menaces: des appels intimidant­s, en langue russe. Pour la faire polie, les corbeaux n'étaient visiblemen­t pas emballés par l'idée de voir un Noir revêtir le maillot de leur sélection. Quoi qu'il en soit, Tchuissé met fin à son éligibilit­é en sélection russe en débutant lors d'un match avec le Cameroun en 2001. “J’aime la Russie. C’est mon pays, mon pays d’adoption”, martèle pourtant celui qui se défend de l'avoir fui en déménagean­t au Mans. Preuve de son amour pour la Russie, le natif de Douala a prénommé son fils Ivan-Yuri. Mieux, l'ancien du Spartak se pose même en défenseur de ses concitoyen­s lorsqu'il s'agit d'évoquer les cris de singe dans les stades russes: “On dit qu’il y a du racisme et c’est vrai. Mais pas plus qu’en France et en Angleterre.” Reste que ces deux pays comptent depuis des années des joueurs noirs en leur sein. Alors, pourquoi pas la Russie? “Parce qu’il faut trouver les joueurs, explique Jerry. On ne va pas sélectionn­er un joueur juste parce qu’il est noir. Au basket, ils en trouvent. Il y a des Noirs en équipe de Russie. Ça arrivera au football, un jour.” À ce moment-là, il acceptera peut-être de parler.

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