So Foot

Théâtre des rêves.

- Par Barnabé Binctin / Photos: Iorgis Matyassy pour So Foot

Léa Girardet, Julie Roux et Flô Bouilloux, sont les stars de pièce de théâtre sur le football. Elles philosophe­nt ensemble sur le rapport entre le ballon rond et les planches. Prends ça, Molière!

Longtemps, les auteurs et metteurs en scène furent priés de laisser ballon, protège-tibias et chaussures loin des salles dignes et feutrées du théâtre. Une époque désormais révolue puisque ces dernières années, plusieurs pièces ont fait du football leur thème central. Pourquoi et comment? Table ronde entre trois comédienne­s, qui expliquent comment monter en crampons de 18 sur les planches.

Comment vous est venue l’idée de monter et jouer une pièce de théâtre autour du football? Léa Girardet: Au départ, je voulais écrire un texte sur la persévéran­ce face à l’échec, et très vite, j’ai vu un vrai parallèle avec les footballeu­rs remplaçant­s, qui passent leur temps à être assis sur un banc de touche et à regarder jouer leurs collègues. C’est comme ça que s’est construit Le Syndrome du banc de touche, un seule-en-scène racontant le parcours d’une jeune comédienne au chômage qui choisit de s’en sortir en prenant Aimé Jacquet comme figure de référence. Flô Bouilloux: De notre côté, tout est parti d’un travail en atelier, à un moment où on voulait faire des impros sur l’actualité. À ce momentlà, l’actualité, c’était la sextape de Valbuena… Comme on était beaucoup de filles dans notre troupe, mais pas assez nombreuses pour faire une équipe de foot, on est donc devenues une équipe de futsal féminin! Futsal et mains propres, c’est l’histoire d’une équipe qui se qualifie pour une hypothétiq­ue coupe d’Europe et suscite alors l’intérêt d’un nouveau président, qui va injecter des sous et qui va tout pourrir avec son fric. Julie Roux: Maradona c’est moi, à la base, c’est une enquête sous forme de roman par une journalist­e argentine, Alicia Dujovne Ortiz, qui part à Naples pour essayer de comprendre les ressorts de l’incroyable histoire d’amour qui s’est nouée entre la ville et le joueur, avec toute la folie et le fanatisme que ça a engendré. Le transfert de Maradona, il a quand même été payé par les Napolitain­s qui ont cassé leur livret A pour pouvoir le faire venir de Barcelone! On a tout de suite vu dans la figure de Maradona quelque chose de mythique, à la façon du héros grec, celui-là même qui est à la base du théâtre. Comme OEdipe, qui doit se crever les yeux pour arriver au bout de quelque chose, Maradona se brûle pour atteindre la vérité –sa vérité–, qui est que le football, c’est sa vie, il n’y a que ça. Le reste importe peu.

Le foot est-il un thème qui oblige à une mise en scène particuliè­re? JR: Je ne crois pas qu’il y ait une nécessité de scénograph­ie particuliè­re, en termes de décors. Nous, on a reproduit un petit temple maradonien, avec des reliques et une prêtresse qui mène des cérémonies en hommage à l’idole. On est beaucoup sur les symboles, mais personne ne joue Maradona. Car on ne représente pas Dieu, n’est-ce pas? LG: Le parti pris, c’était de baigner dans une ambiance de vestiaire, avec un banc de touche et un paperboard sur lequel on projette des images de France 98. Ces archives, c’est pour le côté émotionnel, parce qu’on a tous envie de revoir le troisième but d’Emmanuel Petit. Moi, à chaque fois que je revois ces images, je suis émue, je pleure. C’est la force du sport: voir des gens heureux parce qu’ils gagnent une coupe. FB: On a mis des exercices d’entraîneme­nt, avec un ballon. C’est mis en scène bien sûr, mais il reste toujours une incertitud­e, car parfois, on rate les passes… LG: Moi aussi, j’ai essayé d’apprendre à dribbler pendant les répétition­s, et j’ai assez vite abandonné… Mais il y a un truc dans le rapport au corps, t’es obligé de suer, tu ne peux pas parler de sport sans suer. JR: Je crois que, en effet, l’enjeu, c’est de parvenir à représente­r ce moment où tu te dépasses, ce truc qui traverse ton corps, qui est presque une espèce de transe. Tout le geste artistique, c’est de montrer aux gens cet état de corps puissant. Ce n’est pas forcément du mouvement, c’est plutôt un engagement dans l’action. FB: C’est drôle, parce que dans le milieu du théâtre, pour parler de cet état de corps qui est un état de disponibil­ité, il y a une métaphore footballis­tique: quand notre metteur en scène nous en parle, il dit “c’est toi qui a le ballon” ou “passe le ballon”…

L’inverse est également vrai puisque le football emprunte parfois au champ lexical du théâtre quand on parle de

“dramaturgi­e” ou de “scénario incroyable”… LG: Quand tu lis la tirade d’Aimé Jacquet avec “muscle ton jeu, Robert”, si tu ne sais pas que ça parle de foot, t’as l’impression qu’il parle de théâtre! “Ne jouez pas comme l’autre mais jouez comme vous êtes”, “regardez qui est à côté de vous”, “faites-vous confiance”. Rien que la phrase “muscle ton jeu”, il y a déjà des metteurs en scène qui me l’ont dite! JR: Bien sûr! Muscler le jeu, muscler le texte, ça revient tout le temps! De toute façon, quand tu reprends la définition du théâtre par Boileau, au XVIIe siècle, à savoir: “Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli tienne jusqu’à la fin

“Je me suis sentie mille fois plus libre en tant que femme en jouant Aimé Jacquet que dans tous les rôles féminins qu’on m’avait proposés. Et mille fois plus féminine, aussi” Léa Girardet

le théâtre rempli”, c’est pareil pour le foot, non? Un terrain, 90 minutes, et une histoire qui s’écrit devant les supporters…

C’est ça le grand point commun du foot et du théâtre, d’être des spectacles vivants qui se jouent d’abord dans l’instant du direct? LG: Au théâtre, il n’y a jamais deux représenta­tions identiques! Un problème technique, un projecteur qui pète, un spectateur qui parle… Forcément, ça influe sur la représenta­tion. JR: C’est tout l’intérêt du spectacle vivant: c’est un espace-temps avec un début et une fin dont on a parfaiteme­nt conscience, et c’est ce qui rend le moment vachement plus intense… Il y a un degré de vie supérieur, on n’appréhende pas le temps de la même manière. FB: Au foot, on prend vachement de l’énergie du public, il y a un échange. Et c’est pareil au théâtre. La nature du public influe sur la représenta­tion. Par exemple, on dit tout le temps que la séance du dimanche à 16 h est différente: c’est pas le même public qui vient. LG: C’est vrai. Je fais mon entrée en spectacle comme dans un tunnel de stade, et je sens très vite si les gens sont dans mon camp ou pas…

Pourtant, on a encore tendance à considérer comme distincts le public des planches et celui des stades: que peut apporter la culture foot au théâtre? FB: Notre théâtre, La Belle Étoile, est basé à Saint-Denis, dans un quartier populaire, et c’est très dur de faire venir des gens du quartier au théâtre. La culture du quartier, c’est le foot. Et ce spectacle, c’était une façon de pouvoir échanger plus facilement avec eux, de mieux s’intégrer au territoire, aussi. LG: Le public change quand il y a une thématique plus populaire sur scène. Moi, je l’ai senti ici, au théâtre de Belleville, il y a eu pas mal de gens qui sont venus voir la pièce parce qu’elle parlait de foot. Le plus drôle, c’étaient les filles qui venaient voir le spectacle et qui revenaient la semaine suivante en ramenant leur mec! Le foot ouvre à d’autres publics, c’est clair. FB: Cela doit aller dans les deux sens: amener le foot au théâtre, oui, mais l’idée, pour nous, c’était aussi d’amener le théâtre sur les lieux du sport. On a fait des tournois avec les filles du quartier, on a rencontré des équipes de foot et de futsal, et quand on a joué notre pièce dans le gymnase d’un lycée, ça a permis de capter des gamins qui ne s’attendaien­t pas du tout à ça, c’était génial! JR: Moi, je trouve qu’au théâtre comme au foot, on a un peu perdu le côté populaire. Le théâtre s’est embourgeoi­sé, ça ronronne, on n’y prend plus beaucoup de risques. Aujourd’hui, les gens veulent simplement se divertir, un peu comme dans les stades de foot, où on ne veut plus se prendre de canettes dans la gueule mais surtout rester tranquille pour mater son match, non? J’ai l’impression qu’il y a une certaine gentrifica­tion du football, tout coûte de plus en plus cher, et les vrais supporters sont plus au café ou chez eux que dans le stade… Le théâtre et le football sont des marqueurs de notre époque. FB: C’est ce que raconte notre pièce, comment le fric est en train de pourrir ce truc populaire qu’était le football. On a pas mal discuté avec François Ruffin autour de son bouquin Comment ils nous ont volé le football, on avait été marqués par son allocution à l’Assemblée nationale, où il raconte l’histoire de cette femme qui lave les maillots, les repasse, etc. Mon personnage, c’est cette femme-là en fait: elle est coach, elle joue également, et en fait, elle fait tout, parce qu’elles sont pas assez nombreuses…

Le dramaturge anglais Nicky Allt dit que les gens qui se rendent au stade “viennent assister à une pièce de théâtre”. Au fond, qu’estce qui se joue de comparable dans ces représenta­tions? JR: Ce sont des régulateur­s de passion. Pour préparer la pièce, j’avais lu Une histoire populaire du football, qui racontait bien comment ce sport, à ses tout débuts, était un moyen de régler des conflits. Le théâtre, c’est pareil, c’est aussi une manière de ne pas faire la guerre. À la base, la naissance du théâtre, c’est un mec qui transporte son chariot de village en village pour raconter des histoires, c’est une forme de médiation qui dénoue des choses sociales, c’est le début de l’intelligen­ce humaine, d’une certaine façon. Et puis, progressiv­ement, on l’a encadré dans des théâtres en bois, puis en pierre, comme on a encadré le football dans les université­s anglaises, au nom de “l’esprit sain dans un corps sain”. LG: Ce sont des émotions collective­s. Je l’ai vu en travaillan­t sur France 98, c’est un événement fondateur pour notre génération: je le sentais dans la salle quand je remettais la musique I Will Survive, le public se sent hyper heureux dans le souvenir de cette histoire-là. En fait, on est au-delà du foot et du sport, on est dans l’histoire de notre pays. JR: Il y a aussi quelque chose de l’ordre du culte. Une dramaturge anglaise des années 90, Sarah Kane, fan de Manchester United, avait établi un parallèle entre le théâtre et le foot, en parlant de ce dernier comme d’une nouvelle religion. LG: Oui, et elle a aussi dit que le foot serait toujours plus fort que le théâtre, parce qu’on n’en connaît jamais la fin, alors qu’au théâtre, elle est déjà écrite… JR: Moi, le plus beau parallèle entre le foot et le théâtre que j’ai entendu venait de Richard Trivino, un ancien joueur de Gueugnon, où notre troupe est basée. Il m’a expliqué que jouer au foot, c’était un acte artistique, dans la mesure où ce n’est pas naturel d’utiliser ses pieds pour un vecteur extérieur –le ballon. D’habitude, l’être humain utilise plutôt ses mains pour ça… C’est comme au théâtre, où on utilise des mots qui ne sont pas les nôtres et qu’on se passe, comme un ballon. Sublimer

“Au théâtre comme au foot, on a un peu perdu le côté populaire. J’ai l’impression qu’il y a une certaine gentrifica­tion du football, et le théâtre s’est embourgeoi­sé, ça ronronne, on n’y prend plus beaucoup de risques” Julie Roux

“On dit des gilets jaunes qu’ils n’ont plus honte de dire qu’ils vivent dans la misère. Eh bien moi, je n’ai plus honte de dire que j’aime le foot” Flô Bouilloux

quelque chose qui n’est pas naturel, c’est ça le jeu d’un acteur et d’un footballeu­r.

Être une femme qui parle de football au théâtre, ça a pu s’avérer compliqué parfois? FB: Le foot reste encore un sport très masculin, c’est sûr. Moi, j’ai toujours un peu joué au foot, grâce à mon grand-père, mais dans les colonies de vacances ou dans les centres aérés, à chaque fois, les mecs étaient surpris quand je leur piquais la balle en défense. Il y a un vrai combat pour pouvoir s’approprier ce sport… J’ai une amie danseuse qui s’est prise de passion pour le foot quand elle s’est rendu compte que ça pouvait ressembler à de la danse: quand tu vois quelqu’un qui joue bien, que ce soit une fille ou un garçon, il y a quelque chose de gracieux dans le geste avec le ballon, vis-à-vis de tes partenaire­s ou de tes adversaire­s… À partir de là, ça lui a ouvert une tout autre façon de penser le football! Et là aussi, dans ce rapport de domination, il y a une comparaiso­n possible avec le milieu du théâtre: la plupart des pièces sont écrites pour des mecs, mais il y a encore très peu de rôles féminins, alors qu’il y a beaucoup plus de comédienne­s que de comédiens… LG: Tu parles d’appropriat­ion, c’est vraiment ça: on se bat pour jouer au foot! Moi, quand j’étais gamine, je n’étais entourée que de mecs et je n’avais pas le droit de jouer au foot avec eux. Ils me demandaien­t de faire le coach! Donc je faisais Aimé Jacquet, évidemment… Cette pièce permet de montrer que les femmes aussi sortent du banc de touche. Ça brise des clichés, ça libère la parole. Et puis c’est assez kiffant de jouer Aimé Jacquet! Un homme ne l’aurait certaineme­nt pas interprété comme moi, mais franchemen­t, je me suis sentie mille fois plus libre en tant que femme en jouant Jacquet que dans tous les rôles féminins qu’on m’avait proposés. Et mille fois plus féminine, aussi.

Vos pièces respective­s ont-elles changé votre regard sur le foot? LG: Je suis carrément devenue accro! J’étais déjà bien passionnée, mais ça a viré à l’obsession, je m’endors en regardant L’Équipe 21, je regarde les conférence­s de presse de Didier Deschamps, je mate les interviews de Ben Arfa… On ne m’offre plus que des cadeaux de foot pour mon anniversai­re! FB: J’ai appris à être plus attentive aux beaux gestes, je me souviens d’un magnifique match pendant la coupe du monde, Japon-Sénégal… Et puis je me suis sentie plus légitime à en regarder à la télé. Ça me fait penser aux gilets jaunes, un peu: on dit d’eux qu’ils n’ont plus honte de dire qu’ils vivent dans la misère. Eh bien moi, je n’ai plus honte de dire que j’aime le foot. Parce que disons que le milieu du théâtre n’était peut-être pas forcément celui qui acceptait le plus d’avouer qu’il aime le foot… JR: Je crois simplement que ça me permet de mieux connaître le monde qui m’entoure, en fait. Si j’avais choisi un autre sport, ça ne m’aurait pas apporté un tel éclairage nouveau sur ma façon de voir les choses. LG: Travailler sur le foot m’a prouvé que je pouvais écrire une pièce, à un moment où je me demandais si je devais continuer à faire ce métier. Je pensais à une reconversi­on… Le foot, ça m’a sauvée du théâtre. 2TOUS

 ??  ?? CASTING Julie Roux Auteure et interprète de Maradona c’est moi (librement inspiré du roman éponyme d’Alicia Dujovne Ortiz), joué au théâtre de Belleville en février 2019. Léa Girardet Auteure et interprète du spectacle Le Syndrome du banc de touche, joué au théâtre de Belleville en 2018. Prochaines représenta­tions au Festival d’Avignon, du 5 au 24 juillet. Flô Bouilloux Comédienne pour la Compagnie Jolie Môme. Le spectacle Futsal et mains propres est rejoué régulièrem­ent depuis le printemps 2018.
CASTING Julie Roux Auteure et interprète de Maradona c’est moi (librement inspiré du roman éponyme d’Alicia Dujovne Ortiz), joué au théâtre de Belleville en février 2019. Léa Girardet Auteure et interprète du spectacle Le Syndrome du banc de touche, joué au théâtre de Belleville en 2018. Prochaines représenta­tions au Festival d’Avignon, du 5 au 24 juillet. Flô Bouilloux Comédienne pour la Compagnie Jolie Môme. Le spectacle Futsal et mains propres est rejoué régulièrem­ent depuis le printemps 2018.
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