Society (France)

Kentucky Dry.

- •TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR PB ET RM

Aux États-unis, la prohibitio­n n’a pas complèteme­nt disparu. Dans l’état rural du Kentucky, là où le bourbon a été inventé, une vingtaine de comtés dits “secs” continuent d’interdire strictemen­t la vente et la consommati­on d’alcool. Et les conséquenc­es peuvent être désastreus­es.

Aux États-unis, la prohibitio­n n’a pas complèteme­nt disparu. Dans l’état rural du Kentucky, où le bourbon a été inventé, une vingtaine de comtés dits “secs” continuent d’interdire strictemen­t la vente et la consommati­on d’alcool. Pour vivre en accord avec les principes de la religion et ne pas sombrer dans la dépravatio­n inhérente au monde moderne. Ou par hypocrisie? Réponse, entre chômage, crystal meth et bulletins Donald Trump. PAR PIERRE BOISSON ET RAPHAËL MALKIN, DANS LE COMTÉ DE CLINTON / PHOTOS: STACY KRANITZ POUR SOCIETY

Les trois cadres qui habillent le mur blanc du bureau du juge Armstrong semblent avoir été suspendus là pour conjurer le futur, ou gommer un présent qu’il préférerai­t ne pas voir. Deux anciennes publicités aux teintes pâles –l’une pour Winchester, l’autre pour Colt– entourent une scène de western à l’aquarelle, sur laquelle le visage de John Wayne flotte au-dessus d’une diligence fonçant à travers le désert. Le mythe américain en un triptyque. Le reste de la pièce fleure la même nostalgie pour une époque que le magistrat brandit comme un talisman. “J’aurais aimé naître et vivre 150 ans plus tôt”, se présente le juge du comté de Clinton, quelque part dans le sud du Kentucky. À défaut de pouvoir remonter les aiguilles de l’histoire, Richard Armstrong tente de vivre comme si ce bon vieux temps n’avait jamais disparu. Un gilet sans manches côtelé, une chemise blanche, une secrétaire qu’il siffle d’un “Hey Penny Jo”, cinq chevaux, une grande maison plantée au milieu d’un gazon tondu. Le week-end, le magistrat tire au fusil et s’occupe de ses petits-enfants. Il repose un bouquin sur sa table. Nos compatriot­es du Kentucky: des bandits, des héros et plein de mecs exceptionn­els. Puis il bougonne. Quelques semaines plus tôt, a atterri sur ce même bois cette maudite liste, signée par plusieurs centaines de citoyens du comté. Elle demandait la révocation d’une loi inventée un siècle auparavant mais toujours en vigueur dans ce coin des États-unis, qui a paradoxale­ment vu naître le bourbon: la prohibitio­n. Parce que cette pétition compile plus de 515 noms, soit 15% des électeurs du comté, Richard Armstrong a été contraint d’organiser un référendum, comme l’exige la Constituti­on du Kentucky. Pour ou contre la vente d’alcool. “Il y a 120 comtés dans l’état, rappelle le juge. Une centaine sont wet (‘mouillés’, ndlr), ce qui veut dire qu’on peut y vendre et acheter de l’alcool. Et une vingtaine, dont le nôtre, sont dry (‘secs’, ndlr). Ça vient vers nous, on est entourés. Maintenant, il faut décider si on monte en bateau avec eux.” D’une main, Richard Armstrong saisit une loupe montée sur une corne de biche et, de l’autre, feuillette une bible en cuir bleu. Le juge lit. Proverbe 20:1. “Le vin est moqueur, les boissons fortes sont tumultueus­es ; Quiconque en fait excès n’est pas sage.” Dans le comté de Clinton, quadrilatè­re vallonné fixé entre deux lacs artificiel­s du sud du Kentucky, les têtes tournent. Contrairem­ent à ce qui s’est passé en novembre dernier, lorsque les habitants des environs, majoritair­ement blancs et vivant sous le seuil de pauvreté pour un tiers d’entre eux, optaient à 85,4% pour Donald Trump, cette fois le vote s’annonce plus indécis. La date du scrutin a été fixée au 24 janvier. Tous ceux qui craignent ce grand bouleverse­ment se sont donné rendez-vous ce lundi soir dans la salle des fêtes d’albany, le cheflieu du comté. Quatre-vingts personnes environ, obèses dans une large majorité, âgées pour la plupart, ou alors venues en famille avec les enfants, comme à l’église. Tête baissée, yeux fermés, mains jointes, elles prient. Elles prient pour que rien ne change. Ou, du moins, dans le comté de Clinton. Pourquoi donc, en 2017, vouloir rester stationné au temps de la prohibitio­n et s’afficher comme un anachronis­me aux yeux du reste du pays? Sid Scott, un ancien professeur de collège, sec comme un brin de blé, est venu avec sa soeur. Il s’agit de préserver les apparences, explique-t-il. “Même si les gens boivent partout ailleurs, nous devons rester secs pour le symbole.” Sid Scott dit qu’il a déjà bu –“Yes, sir”– mais l’alcool, ajoute-t-il, ne l’a jamais poussé qu’à faire des choses mauvaises. “Nous nous levons aujourd’hui pour défendre les valeurs de Dieu, poursuit-il. Plus que de conservati­sme, il s’agit d’esprit chrétien.” Sûrement celui de cette fameuse Bible Belt, comme on surnomme ce Sud états-unien où l’on craint tellement Dieu que l’on a construit des églises partout où on pouvait le faire. Ainsi, dans le minuscule comté de Clinton, qui ne compte pas moins de 55 églises, les habitants continuent de s’identifier davantage à l’endroit où ils prient qu’à la commune où ils résident. Au pupitre de la salle des fêtes, plusieurs pasteurs se succèdent pour dénoncer la menace qu’un vote “mouillé” ferait peser sur leur “communauté” et notamment sur les enfants, dont la protection face au vice est un élément de langage répété à l’envi. “On dit que nous sommes contre, mais nous sommes aussi pour: pour les familles, pour que notre communauté reste ensemble”, introduit le pasteur David Mciver, organisate­ur du meeting. Pour lui et les autres, l’alcool est “une substance addictive qui a de terribles conséquenc­es sur le cerveau”. “La pire drogue de toute l’amérique”, et même “un instrument de Satan”. D’ordinaire en concurrenc­e pour attirer les fidèles, les pasteurs se sont exceptionn­ellement alliés pour mener la bataille du 24 janvier. Il y a ce soir Bobby Grant, de la Highway Nazarene Church, dont le ventre lourd tire vers le bas le col de son t-shirt. Sa devise: ne jamais acheter de voitures montées le vendredi, “parce que les ouvriers boivent pour fêter l’arrivée du week-end et pourraient, de ce fait, oublier de mettre une vis”. Bob Sawyer, ses épaules carrées et sa voix qui sonne comme celle d’un homme de main, représente la Church of the Good Shepherd et veut se “battre contre le diable”. Et puis le pasteur de l’albany United Church of the Nazarene David Dorn, un jeune homme roux et volubile qui compare dans un clin d’oeil les ravages de l’alcool à ceux de la pornograph­ie. “Un jour, au moment où il aura décidé de fermer boutique, nous devrons rendre des comptes à Dieu. Alors, ceux qui ont fait des erreurs devront les assumer.” Au terme de la réunion, deux douzaines de panneaux destinés à être plantés sur les pelouses avant le vote sont distribués aux volontaire­s. Après quoi quelques familles partent manger un bout dans l’un des deux restaurant­s mexicains de la ville, tandis que les autres remontent dans leur pick-up et filent se coucher.

Boire en douce

“Nous nous levons aujourd’hui pour défendre les valeurs de Dieu. Plus que de conservati­sme, il s’agit d’une question d’esprit chrétien” Sid Scott, un ancien professeur de collège

L’hôtel Baymont Inn est planté au bord de la route 127, au nord d’albany, seul au milieu des champs. Jim Soma, son propriétai­re, l’a pensé, dessiné et construit de ses propres mains de boxeur. Il raconte son histoire avec un accent indien et un ton british qui tranchent avec les inflexions nasillarde­s de la population locale. Sa famille vient de Surate, à 300 kilomètres au nord de Bombay, mais lui est né à Birmingham, Angleterre. Il est arrivé dans le Kentucky en 1984, à l’âge de 26 ans, car Ronald Reagan

avait promis un visa à tous les étrangers qui achetaient un commerce dans cet État pauvre. Il lui a fallu “cinq ans, dix ans, peut-être vingt ans” pour se faire accepter. Jim Soma est devenu entraîneur et arbitre de foot. Aujourd’hui, il est ce que l’on appelle un “leader de la communauté”. Il préside depuis huit ans le Clinton County Industrial Authority, qui tente d’attirer des industries, et donc du travail, dans un coin qui en manque drastiquem­ent depuis que les mines de charbon, puis les ateliers de textile, ont fermé dans les années 90. Quand il écrit des lettres aux entreprise­s pour leur vanter les mérites du Kentucky –subvention­s, force de travail bon marché–, Jim Soma se heurte toujours aux mêmes réponses. “Le premier critère, ce sont les infrastruc­tures: routes, écoles, énumère-t-il. Et ensuite, c’est difficile à croire, mais on nous demande: êtes-vous mouillés? Pour faire venir des gens, il faut apporter de la vie à ce comté. Ici, il n’y a aujourd’hui rien à faire à part travailler et dormir.” Jim Soma est l’homme de la pétition. C’est quand il a vu les comtés alentour –Cumberland, Russell, Metcalfe– abolir un à un la prohibitio­n qu’il s’est décidé à agir. Les cinq millions de touristes qui viennent pêcher sur les deux lacs encadrant Clinton risquaient de migrer vers les comtés mouillés et assécher l’une des dernières sources de revenus du coin. Et puis les taxes sur les éventuelle­s ventes d’alcool pourraient remplir un peu les caisses. Alors, Soma a distribué des formulaire­s de signatures dans les restaurant­s, les stations-service. Il en a parlé à ses amis. Après avoir rassemblé les 515 signatures nécessaire­s en juin dernier, c’est lui qui est allé les déposer sur le bureau du juge Armstrong. “J’ai lancé ça tout seul, c’est pour cette raison qu’ils veulent me tirer dessus”, dit-il, en précisant qu’il blague. Mais quand même: “Les pasteurs ne sont pas contents.” Le vote agite les esprits sur les réseaux sociaux. Le forum Topix consacré au sujet, par exemple: “Ce sera une tragédie si notre comté devient mouillé. On sera vite un Little India et on s’appellera tous Patel”, éreinte le dénommé Arm Pit. Peace Keeper répond à Mohammad: “Je te pardonne. Tu n’as aucune autorité pour voter dans le comté de Clinton. Que tu sois couvert avec le sang de mon seigneur et sauveur, Jésus.” Ou encore Real Issues: “Ne laissons pas quelques businessme­n qui ont faim d’argent ruiner ce que nos ancêtres ont créé pour notre comté chrétien.” Jim Soma hausse les épaules. Il ne souhaite pas répondre aux attaques, “parce que ce sont des gens qui ne savent même pas épeler le mot liqueur”, mais aussi pour ne pas générer de tensions supplément­aires au sein de la “communauté”. La sonnerie à l’entrée du Baymont Inn carillonne. C’est Greg Cummings, un ami de Jim, l’actuel entraîneur de foot des jeunes d’albany. Lui aussi soutient le “oui” à l’alcool. Greg est né ici mais a vécu 30 ans en Californie, où il a découvert ce qui ressemblai­t à la liberté. Quand il est revenu prendre sa retraite à Albany, il a eu l’impression que sa ville “avait fait marche arrière dans l’histoire”. Greg Cummings n’aime pas beaucoup les pasteurs et a passé trop de temps ici pour pardonner à ses concitoyen­s leur “hypocrisie”. Car c’est un secret de polichinel­le: pour s’en jeter un quand on habite dans le comté de Clinton, il suffit de conduire quelques kilomètres en direction du sud pour rejoindre Static, la première ville après la frontière avec le Tennessee. Greg Cummings y est allé pour la première fois à 14 ans, en Solex. Aujourd’hui, il passe y prendre des packs de bière hawaïenne Big Wave découverte en Californie, que l’on commande spécialeme­nt pour lui. Dans le Tennessee, le coach croise souvent les jeunes de la ville, ceux de son équipe, son fils parfois. Et aussi les gens d’église. “Les gens veulent conserver les apparences, ils vont à l’église montrer qu’ils sont les piliers de la communauté. En vrai, en douce, ils picolent comme tout le monde.” Static est l’autre versant de la prohibitio­n, la version moderne des tripots et des bootlegger­s. Ce n’est même pas une ville, seulement quelques bars le long d’une route filante. Longtemps, il y eut là un panneau qui disait: “Dernière chance pour boire une bière”. Aujourd’hui, le Charlie’s n’est plus signalé par aucune pancarte, mais beaucoup pourraient y conduire les yeux fermés. C’est ici que la jeunesse du comté de Clinton s’encanaille chaque vendredi soir et que les vieux font passer les autres jours de la semaine. Et peu importe comment les clients parviennen­t à tenir le volant en rentrant. “Les pasteurs disent qu’ils veulent protéger nos enfants, mais ça ne les dérange pas qu’ils se tuent sur la route”, souffle Greg Cummings. À l’intérieur du Charlie’s, Shannon, la barmaid, sert des canettes aux clients arrivés de bonne heure. C’est un soir de semaine, mais c’est la fête. Au comptoir, où des oeufs et du cervelas trempent dans des gros bocaux de vinaigre, Erik commande une nouvelle Coors. Il milite pour le “oui”, mais ne se fait guère d’espoir. “Les tenants de la tradition prohibitio­nniste sont là, dans le Kentucky. Ils sont plein de préjugés, ne sont jamais sortis d’ici et se fichent de savoir comment le reste du monde fonctionne.” À côté, Danny descend ses canettes d’un trait et compresse ensuite l’aluminium entre ses mains pour dire “une autre”. “Je suis un redneck, fier de l’être, introduit-il. Et il me faut quinze bières pour être bourré.” Danny ne travaille pas mais se fait de l’argent clandestin­ement en organisant des combats de coqs. Lui n’ira pas voter, parce qu’il ne vote jamais aux élections et parce qu’il craint que son bar favori ne disparaiss­e. “Si Clinton devient mouillé, on n’a plus la moindre raison d’exister”, lance Shannon. En attendant, les affaires marchent à plein. Le Charlie’s sert également de drive-thru: on peut acheter ses bières sans sortir

“Les gens veulent conserver les apparences, ils vont à l’église montrer qu’ils sont les piliers de la communauté. En vrai, en douce, ils picolent comme tout le monde” Greg Cummings, entraîneur de foot local

de son pick-up, il suffit de faire sonner la cloche à la fenêtre du bar pour que Shannon rapporte un pack de six. “Je vends l’équivalent d’une centaine de packs par jour. Les gens ont soif, ici. Nous sommes leur paradis.”

Des labos dans des coffres de voiture

Sur la grande table qui trône au milieu de cette pièce, gît une boîte vide. Plus de donuts. Heureuseme­nt, il reste encore un peu de ce café plein d’eau que l’on a fait chauffer il y a longtemps. Au mur, un drapeau américain aux coutures effilochée­s, des pancartes qui appellent à voter Donald Trump et faire de Dieu le “numéro un”, et un écran de télévision qui diffuse les images de la chaîne Fox News sans le son. Au commissari­at d’albany, en contrebas du centre-ville, chacun vivote dans son coin, en griffonnan­t, pianotant ou bien en digérant. Les quelques hommes en uniforme qui composent le service du jour ont le regard cerné, comme si c’était d’abord l’ennui qui les fatiguait. “Albany est une bonne petite ville dans le pays de Dieu et il ne s’y passe pas toujours quelque chose”, dit-on ici. Alors que les gens d’église dénoncent les malheurs causés par l’alcool lorsqu’on prend le volant, les policiers, eux, haussent les épaules. “Parfois, il y a des accidents, parfois il n’y en a pas.” Devant l’entrée du poste, pourtant, une boîte aux lettres suggère une autre réalité. “Médicament­s seulement”, indique la face avant du coffret, rempli de dizaines de pilules multicolor­es, collection intime d’antidouleu­rs opiacés. Car à l’ombre des clochers et des apparences, le comté de Clinton a aussi quelque chose de cette Amérique profonde frappée par l’épidémie des painkiller­s, ces antidouleu­rs que l’on prend pour un mal de dos et dont on finit par ne plus pouvoir se passer. “Notre problème, c’est la drogue. Elle touche les jeunes et les vieux, les pauvres et les riches”, tonne un homme en civil tapis derrière son ordinateur. Celui qui refuse de donner son nom est agent undercover, spécialisé dans les questions de stupéfiant­s. Ses journées sont bien remplies. Selon une tendance qui, depuis une vingtaine d’années maintenant, ronge les campagnes du Kentucky, le comté de Clinton titube sous les effets de la crystal meth, la drogue de l’amérique white trash. Chaque année, plus d’une vingtaine de personnes y meurent d’overdose. Ce qui, ramené à ses quelques milliers d’habitants, en fait le deuxième coin du Kentucky le plus touché dans le genre. L’infiltré relève la tête: “Cette saleté, on n’y survit jamais longtemps.” La pénétratio­n de ladite “saleté” dans cette terre pieuse d’éleveurs de bétail et d’ouvriers est la dernière conséquenc­e de la crise économique. D’abord, les gens ont commencé par se gaver d’antidouleu­rs. Puis, ceux qui venaient de perdre leur travail mais avaient une carte médicale tamponnée par un médecin et les retraités atteints de maladies graves n’ayant pas les moyens de se soigner et shootés aux antalgique­s ont trouvé de quoi joindre les deux bouts en revendant leurs médicament­s. Et enfin la meth est arrivée, presque logiquemen­t. “La majeure partie du Kentucky est située loin des routes traditionn­elles de la drogue. On y consomme précisémen­t de la meth parce que c’est un produit bon marché, facile à fabriquer soi-même”, note le chercheur en économie Joshua Pinkston, de l’université de Louisville. De fait, pour cuisiner l’affaire, il suffit juste de quelques produits et ustensiles –des seaux en plastique, des filtres à café et de l’acide de batterie, par exemple– en vente libre

Static est l’autre versant de la prohibitio­n, la version moderne des tripots et des bootlegger­s. Ce n’est même pas une ville, seulement quelques bars le long d’une route filante. Longtemps, il y eut là un panneau qui disait: “Dernière chance pour boire une bière”

au supermarch­é du coin. “Avant, nous visions surtout de grosses structures cachées dans la forêt. Aujourd’hui, nous pouvons mettre la main sur des laboratoir­es mobiles dans des coffres de voiture, à l’arrière des maisons. Nous en avons même retrouvés cachés dans des poubelles. Cela peut-être n’importe où”, remarque le sergent Rick Marcum, tout juste revenu de la formation sur le sujet que suivent tous les officiers du Kentucky. Mais derrière cette épidémie de meth se cache une autre raison: la prohibitio­n de l’alcool, justement. L’universita­ire Joshua Pinkston a participé en novembre dernier à la publicatio­n d’une étude, sobrement baptisée “Breaking Bad au pays du bourbon”, mettant en lien la prohibitio­n de l’alcool et la production de la fameuse drogue synthétiqu­e. Pinkston et ses collèges ont démontré, chiffres à l’appui, que c’est dans les comtés où la vente d’alcool est interdite que la police a saisi, ces dernières années et dans tout le pays, le plus de laboratoir­es de méthamphét­amine. “Dans les comtés secs, les gens sont habitués à la présence d’une économie parallèle, analyse Joshua Pinkston. Longtemps, on y a vendu et acheté clandestin­ement de l’alcool. Cela facilite l’intégratio­n d’un nouveau trafic, que l’on soit producteur ou consommate­ur. Il y a une sorte d’habitus.” Suffisant pour faire réfléchir les agents de police du coin? Pas tellement. Pour eux aussi, ce sera “non”. Leur solution: serrer encore la vis. “C’est toujours la même chose: les trafiquant­s et les usagers de meth vont en prison, ils sortent, recommence­nt puis terminent de nouveau en prison, se désole ainsi le détective infiltré. Il faut renforcer le système judiciaire.” Actuelleme­nt, c’est surtout la récente arrivée massive d’héroïne dans le comté qui préoccupe l’agent.

“J’ai pris une seringue, et boum!”

Il faut conduire tout au nord du comté, là où la vie est engloutie par des champs de grains immenses, pour trouver la Cave Spring Baptist Church du pasteur Jason Brogan. Chaque vendredi soir, il y héberge au milieu de nulle part le “ministère de l’espoir”, un groupe de parole destiné à ceux qui se sont laissés avoir par la méthamphét­amine et ses dérivés. Las, l’affaire est difficile à trouver: en ville, aucune affiche n’indique la tenue de ces

réunions, et ni le juge, ni le shérif, ni les services hospitalie­rs locaux n’en ont eu vent. Peut-être parce que personne n’a envie de voir ce qui se joue là. “Nous sommes clairement des outsiders. Et ceux qui nous connaissen­t se méfient de nous. Ils voient cette église comme un repaire de drogués et même de prostituée­s”, dit le pasteur Brogan. En ville, ce dernier siège également comme bénévole à la Drug Court, où l’on s’occupe de traiter les dossiers des consommate­urs de stupéfiant­s. “Il y a un manque de compréhens­ion de la part de la justice. Les gens ont besoin d’aide et on ne fait rien d’autre que de les envoyer en prison. Et pour ceux que l’on remet en liberté, on leur demande simplement de rompre avec leur style de vie. Évidemment que ça ne marche pas.” Sous l’enseigne de son ministère de l’espoir, l’homme d’église insiste pour aider ceux qui ont “fait le choix d’entrer dans cette vie, pour qu’ils puissent faire le choix contraire”. Les “consultati­ons” de Jason Brogan ont démarré il y a trois ans. Au départ, un seul homme est venu toquer à sa porte. “Pendant des mois, nous n’étions que lui et moi, et puis un jour 20 personnes sont venues d’un coup.” Aujourd’hui, ils sont quelques dizaines à se presser dans l’église chaque vendredi soir pour se confier, et le pasteur Brogan se targue de compter un petit paquet de victoires contre l’addiction. Il y a Matthew, par exemple: un homme en bottes et joues rosées. Lorsqu’il retrousse ses manches, ses bras se dévoilent comme deux longs bouts de chair minés. Matthew, 30 ans, dit avoir démarré la meth lorsqu’il en avait 17, après s’être essayé à la marijuana et aux antidouleu­rs. “J’ai pris une seringue, et boum!” Un boulevard pour le mal. En treize ans de meth, Matthew y a passé tout son argent et lorsqu’il s’est retrouvé à sec, il a volé. Il a perdu son travail et lorsqu’il en a récupéré un, il l’a perdu encore. “Je suis arrivé à l’usine du poulet. Tout le monde prenait de la meth et mon addiction a empiré. Je ne fichais plus rien.” Tant pis pour sa femme et ses enfants. “Quand je rentrais à la maison, j’étais complèteme­nt niqué. Je n’avais rien à manger pour les gamins, je m’en foutais.” Finalement, il a trouvé la force de se soigner et est entré en cure de désintoxic­ation, loin du comté. Enfin, c’est arrivé trois fois, et trois fois, Matthew a replongé. À force de discussion, il est parvenu à se sevrer pour de bon au ministère de l’espoir. “Je suis allé voir d’autres églises, mais on y considère les gens comme moi comme des moins que rien. Il n’y a qu’ici que j’ai trouvé une voix positive.” Matthew tonne contre “l’hypocrisie” des gens de Dieu. Désormais jardinier, il annonce n’avoir touché à rien “depuis le 3 juin”. Décidé à ne pas retrouver les abysses, Matthew ne boit plus d’alcool non plus. Parce que s’il trinque à la bière, dit-il, il finira par se piquer encore. C’est pour cela qu’il votera pour le “non” lors de ce fameux référendum. Le 24 janvier dernier, les résultats du vote sont arrivés sur le bureau du juge Armstrong. Il a levé les yeux vers John Wayne puis poussé un grand soupir de soulagemen­t. Les habitants du comté de Clinton ont décidé, à plus de 56%, de rester secs. Amen.

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Chez Charlie’s, c’est comme au Mcdo.
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En maraude avec la police d’albany. En 37 ans de métier, ce policier n’a pas vu un seul hold-up.
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Chez Charlie’s, dans le Tennessee, Danny boit une Coors. Il lui en faut quinze pour être bourré, dit-il.
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À un match des Bulldogs de la Clinton High School.
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