Society (France)

Mexique fantôme

Depuis dix ans, près de 30000 personnes ont disparu au Mexique. Journalist­e italien installé sur place depuis 2008, Federico Mastrogiov­anni y consacre une enquête, intitulée

- – JOACHIM BARBIER

Vous dites que le phénomène des disparitio­ns forcées au Mexique est complexe à analyser. Pourquoi? L’idée, globalemen­t admise et relayée docilement par la plupart des médias, est que ces disparus sont des victimes collatéral­es de la violence exercée par les cartels de la drogue sur les population­s. J’ai essayé de démontrer, au contraire, que pour une partie de ces disparitio­ns, la responsabi­lité de l’état mexicain, de sa police, de son armée, peut-être d’une partie de l’administra­tion publique, est engagée.

Comment? Quand on observe le phénomène, on se rend compte que les disparus vivent souvent dans des régions riches en ressources naturelles comme le pétrole, le gaz, l’argent, l’or, qui attisent les convoitise­s des multinatio­nales étrangères. Dans un premier temps, la terreur et la violence y légitiment l’interventi­on de la police, de l’armée, des paramilita­ires, qui finissent par prendre le contrôle de ces territoire­s. C’est la phase de militarisa­tion. Le gouverneme­nt peut ensuite accorder des concession­s d’exploitati­on aux multinatio­nales et la corruption fait le reste. L’exgouverne­ur de l’état de Veracruz, Javier Duarte, est actuelleme­nt recherché pour détourneme­nt de millions de dollars. Et il est admis qu’il a fait exécuter beaucoup de monde.

Pourquoi faudrait-il faire régner la terreur au préalable pour exploiter les ressources naturelles du Mexique, alors que beaucoup d’autres pays le font sans cette violence? C’est lié à l’histoire du pays. Au Mexique, il existe une législatio­n qui date de la révolution et qui a offert l’usufruit des terres agricoles aux communauté­s rurales. On appelle ça les ejidos. Donc si vous voulez acheter des terres, il ne suffit pas de convaincre leurs propriétai­res, il faut l’accord de toute la communauté. Et c’est normalemen­t quasi impossible. Sauf si vous déclenchez un tel niveau de violence que les gens sont contraints de quitter leurs terres, éclatant ainsi la cohésion sociale par des actes comme les enlèvement­s ou les disparitio­ns.

En quoi le fait de faire disparaîtr­e quelqu’un est-il une forme de terreur plus violente qu’un assassinat? Pour comprendre, il suffit de se rappeler l’allemagne nazie. En 1941, elle adopte le décret Nacht und Nebel –‘Nuit et brouillard’–, une dispositio­n qui autorise les forces d’occupation à faire disparaîtr­e n’importe quelle personne jugée dangereuse. Les nazis savaient que c’était bien plus efficace que la mort. Si votre fils, frère ou soeur a disparu, vous ne pensez qu’à ça, votre cerveau est entièremen­t occupé par l’espoir de les retrouver. Vous vivez continuell­ement dans la peur. Et c’est un message envoyé non pas uniquement à la destinatio­n des familles des disparus, mais à toute la société, à ceux qui envisagera­ient de s’opposer, de se rebeller ou simplement de parler. Et les citoyens finissent par intégrer cette normalisat­ion de la terreur.

Comment les familles de disparus réagissent­elles à ces disparitio­ns? Quand j’ai commencé à travailler sur cette question, en 2011, la situation était encore plus préoccupan­te puisque, paradoxale­ment, le sujet n’existait pas. Et puis, il y a eu l’affaire d’iguala en 2014, avec la disparitio­n des 43 étudiants de l’école normale rurale d’ayotzinapa. L’état a menti sur toute la ligne dans cette affaire. Il a prétendu, par exemple, que les corps avaient été brûlés, alors que c’était faux. Cela a été démontré par un groupe d’enquête indépendan­t. Ce drame est alors devenu un scandale d’état, et la question des disparus a fait son apparition dans le débat public. Des associatio­ns de familles ont commencé à se monter.

Est-ce que l’enquête était risquée? Les seules menaces que j’ai reçues ont été le fait du gouverneur de l’état de Coahuila. Il m’a fait passer un message: ‘Ne va pas là-bas, parce que je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose de grave.’ Mon père est sicilien, alors je sais très bien décrypter ce genre de ‘conseil d’ami’. Ici, c’est très difficile de travailler comme journalist­e. Surtout si tu dénonces les scandales, les dérives de l’état ou des institutio­ns. Moi, j’ai un passeport italien, je peux quitter le pays, je suis relativeme­nt privilégié. Mais la plupart des journalist­es mexicains sont dans une situation plus dangereuse. Lire:

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