Society (France)

Sens commun.

On le présente comme le dernier carré de fidèles de François Fillon, son armée secrète. Voire comme un Tea Party à la française, un courant réactionna­ire newlook qui aurait entrepris de noyauter la droite traditionn­elle des Républicai­ns. En quelques semai

- PAR PIERRE BOISSON, À AIX-EN-PROVENCE ET PARIS

On le présente comme le dernier carré de fidèles de François Fillon, son armée secrète, voire un Tea Party à la française, un mouvement réactionna­ire new-look qui aurait entrepris de noyauter la droite traditionn­elle des Républicai­ns. En quelques semaines, Sens commun est devenu l’objet de nombreuses craintes et fantasmes. Voyage au sein d’un courant qui veut “changer la droite sur le temps long”.

Tout un programme, résumé sur le bois noir ébène d’une table basse d’un appartemen­t d’aix-en-provence: des bols remplis de biscuits apéritifs au fromage ; une pile de tracts pour François Fillon à droite ; des bulletins d’adhésion siglés du logo de Sens commun à gauche. Ce jeudi 9 mars, une vingtaine de personnes sont réunies dans un décor de bourgeoisi­e provincial­e: meubles en marqueteri­e, miroir doré rococo, hauts plafonds sous lesquels Pierre, le propriétai­re des lieux, débouche une bouteille de rosé. Il est 19h, c’est le début de la “réunion d’appartemen­t”, une rencontre semi-informelle, sur le modèle de la vente directe popularisé­e par Tupperware, que Sens commun tient régulièrem­ent partout à travers la France. Au centre de la pièce se trouve Didier Ballandras, 37 ans, chef d’entreprise, chemise bleu laser sous costume noir. Didier est le représenta­nt du mouvement pour la région PACA. Il raconte son parcours. Trois ans en arrière, dit-il, il n’avait ni le goût ni l’intérêt pour la politique. Les seuls rassemblem­ents collectifs auxquels il assistait alors étaient des matchs de foot. L’OM, évidemment. Et puis, en 2012, Didier Ballandras, “très engagé

dans la foi protestant­e”, s’est “inquiété” de la loi Taubira sur le mariage pour tous. Deux fois, il est monté à Paris pour protester aux côtés de centaines de milliers d’autres Français. Il a vu dans ces manifestat­ions que “quelque chose de fort se passait dans le

pays, une prise de conscience”. Au lendemain du mouvement, Didier hésite à s’engager, cherche une voie dans la “droite hors les murs”, à cheval entre le Front national et L’UMP. Ce soir, il est venu dire qu’il peut y avoir une suite, et qu’elle s’appelle Sens commun. Personne ne pioche dans les Chipster. Il y a là quelques adhérents, mais surtout des sympathisa­nts de la cause Fillon ou des vétérans de la Manif pour tous qui, eux aussi, se sentent un peu perdus. “Un rappel sur Sens commun: on est un parti politique qui fait partie des Républicai­ns, mais on est indépendan­ts, clarifie d’emblée

Ballandras. On veut changer la droite sur le temps long, pour que nos valeurs soient représenté­es. Mais comme on a décidé de soutenir Fillon et de lui rester fidèles, ce qui est assez rare ces derniers temps, les évènements politiques actuels nous ont placés sur le devant de la scène. Tant mieux, on fait ce genre de réunion pour inviter les gens à nous rejoindre: plus on sera nombreux, plus on nous entendra.” Dimanche 5 mars, Sens commun, avec ses trois ans d’existence et ses 10 000 adhérents, a brisé le gris tempête et menaçant qui s’étalait au-dessus du Trocadéro pour prendre, pour la première fois, la lumière. On ne voit, il est vrai, jamais si bien les étoiles que quand le ciel est noir: tandis que tout s’écroulait autour de François Fillon, plié sous le putsch d’une droite inquiète de son obstinatio­n, alors qu’il n’y avait autour du candidat plus que le dernier pré carré des fidèles, ceux qui s’appellent entre eux “les légionnair­es”, Sens commun a donné les preuves de sa fidélité et de sa force. C’est à son appel qu’en grande partie, la foule du Trocadéro était venue défier la pluie. “On nous a dit que Fillon voulait un rassemblem­ent populaire en trois jours, on a joué le jeu à fond, se prévaut

Didier Barrabas. J’ai envoyé des mails, on a activé nos réseaux sociaux, fait du phoning. L’équipe de campagne de François Fillon payait une partie des transports, l’autre était à la charge des militants. Le vendredi et le samedi, mon téléphone n’a pas arrêté de sonner. On n’a pas eu assez de places dans les trains, j’ai dû refuser des gens.” François Fillon a sauvé sa tête ce jour-là. Mais à quel prix? À la tribune du Trocadéro, lors de cette manifestat­ion d’abord présentée par

Valeurs actuelles comme un rassemblem­ent pour “protester contre le coup d’état des juges”, devant cette foule qui était son salut, François Fillon semble être devenu un autre homme: aux côtés de ce qu’il dit être le “peuple”, contre les politiques, contre les médias, contre la justice. Comme s’il était devenu soudaineme­nt un candidat antisystèm­e, lui et ses 36 années de vie publique. “Le peuple français n’est pas coupable, c’est tout notre système qui l’est”,

a-t-il lancé, avant de convoquer à ses côtés, lui le rescapé du putsch, Voltaire, Rousseau, Hugo, Clémenceau, Camus et les “héros de 20 ans de la Résistance”. Rien que ça. Le lendemain matin, au moment de reconnaîtr­e implicitem­ent l’échec des conjurés, Alain Juppé s’est ému de la nouvelle tournure prise par la campagne du candidat, désignant secrètemen­t le coupable. “Comme l’a montré la

manifestat­ion d’hier au Trocadéro, le noyau des militants et sympathisa­nts LR s’est radicalisé”, a-t-il regretté. Et avec lui un François Fillon qui, peut-être parce qu’il n’a désormais rien d’autre, joue chaque jour un peu plus la carte populiste, multiplian­t les

violentes déclaratio­ns contre le “tribunal médiatique”, dénonçant un “État de droit systématiq­uement violé”, “un assassinat politique”. Sébastien Pilard, ex-président et fondateur de Sens commun, ne voit pas

le problème. “Alain Juppé, Virginie Calmels et Christian Estrosi qui parlent de peuple radicalisé, on sait très bien à qui ils pensent,

balaie-t-il. La déclaratio­n de Juppé, je l’ai trouvée scandaleus­e, pleine d’amertume et de rancoeur. Ils croient quoi? Qu’on est une secte?”

“Fillon voulait les mettre dehors”

Les premiers pas de l’histoire de Sens commun datent de l’été 2013. Après que la loi Taubira a été entérinée et que le mouvement a éclaté sous le coup de la division entre la Manif pour tous et la frange plus droitière du Printemps français, ils sont alors quelques-uns à se réunir dans la chambre de bonne de Madeleine de Jessey, 24 ans à l’époque, égérie des manifestat­ions

“C’est devenu un parti parallèle. On ne les a pas vus venir et on s’est aperçus trop tard qu’ils étaient partout” un Républicai­n ayant récemment quitté la campagne

anti-mariage gay. Il y a là Sébastien Pilard, ingénieur et chef d’entreprise, Gaspard Le Pomellec, jeune avocat, ou Marie-fatima Hutin, 29 ans, l’une des “Mariannes” de la Manif pour tous. Arnaud Bouthéon est aussi présent. Chef de cabinet officieux de Frigide Barjot, Bouthéon est un entreprene­ur, passé par L’ESSEC, passionné de sport. C’est à Rome, pour les obsèques de Jean-paul II, au milieu de pèlerins polonais, qu’il a rencontré Barjot, ce “bonbon rose acidulé” dont il s’est entiché du côté “catho déjanté”. En ce début mars, il a posé sur la table d’un café proche de la gare Saint-lazare un livre de Simone Weil, un autre du philosophe et sinologue François Jullien. Il raconte, avec le sens du

storytelli­ng des communican­ts, avoir défilé dans les rues contre la “déstabilis­ation du mariage et ce qui vient ensuite: la création

d’un marché de la filiation”. Dans la chambre de bonne, tous partageaie­nt cette crainte d’une remise en cause de la cellule familiale –que ce soit par le mariage homosexuel, l’avortement ou la multiplica­tion des divorces–, et de la déstabilis­ation de la société qu’elle risque, selon eux, d’engendrer. Ils sont le visage acceptable et policé de la Manif pour tous, où ils se sont rencontrés, et dont ils voudraient gommer les dérapages homophobes pour se concentrer sur l’essentiel: le retour à un ordre conservate­ur, fondé sur la famille, l’autorité, la nation.

La lutte contre la loi Taubira a été pour eux à la fois un marqueur et un déclencheu­r. Son échec leur a laissé l’amertume de la défaite, et une question: que faire? Après

“Après les années 60, on a cru que la voie du bonheur, c’était la consommati­on, les droits individuel­s, se libérer de la famille, de la fidélité. Sauf que ça n’a pas rendu les gens heureux” Madeleine de Jessey

des mois d’engagement dans le mouvement, ils ont découvert qu’ils pouvaient avoir une partition à jouer et poursuivre le combat

sur le terrain politique. “J’ai vu un système à bout de souffle, dans tous les sens et dans tous les milieux, raisonne Bouthéon. On s’est demandé si on devait redevenir de bons bourgeois, à faire des tableaux Excel à La Défense, ou si on pouvait aider notre

pays sur le long terme.” L’idée première des fondateurs, confie Madeleine de Jessey, était de créer un parti autour de Françoisxa­vier Bellamy, professeur de philosophi­e et adjoint au maire de Versailles, auteur des Déshérités, un essai sur la faillite de l’éducation nationale, conséquenc­e d’une

“idéologie diffuse” qu’il trouve notamment chez Descartes, Rousseau et Bourdieu. Bellamy refuse de servir de porte-étendard mais, convaincus de l’opportunit­é politique qui s’offre à eux, les autres membres de la bande décident de fonder un parti. “On a

vraiment fait ça dans un grenier, reconstitu­e Gaspard Le Pomellec. On est partis d’une

page blanche.” Sur cette feuille, ils ont inscrit un constat, et une stratégie. “On a d’abord pris acte de la ‘décorrélat­ion’ entre un mouvement de fond populaire et sa représenta­tion politique, poursuit le jeune

avocat. On se demandait comment on avait pu être aussi nombreux, avec des militants aussi actifs, et avoir aussi peu d’écho politique. On a compris qu’on payait là le non engagement de

notre génération.” La stratégie, elle, consiste à entreprend­re la refondatio­n politique à laquelle ils prétendent à l’intérieur même de L’UMP, plutôt que comme une structure indépendan­te. Une tactique sous-marine pour diffuser discrèteme­nt les idées néoconserv­atrices développée­s pendant la Manif pour tous au sein du grand parti de droite. Au lieu de garder ce mouvement, comme le Tea Party, hors des partis traditionn­els, Sens commun fait le pari de s’en servir pour les prendre d’assaut. Lors d’une réunion avec Jeanfranço­is Copé, alors président de L’UMP, les cadres de Sens commun lui glissent un tract de la Manif pour tous sur le bureau et lui posent une question: “Est-ce que vous

nous voulez avec vous ou contre vous?” Copé les veut avec lui. Sens commun signe une convention dite de “double appartenan­ce” avec L’UMP, qui garantit à la fois son indépendan­ce financière et juridique: leurs adhérents deviennent automatiqu­ement membres de L’UMP, mais Sens commun perçoit directemen­t les cotisation­s, dont il doit simplement reverser un pourcentag­e. Pendant un an, la petite soeur de Gaspard

Le Pomellec fabrique les cartes d’adhérents dans sa chambre d’étudiante. L’imprimante fonctionne à plein régime. L’entrée du mouvement dans le monde des grands se fait en décembre 2013, à Paris, et il n’y a déjà pas assez de chaises pour tout le monde. Le soir du lancement officiel, la grande salle de meeting du siège de L’UMP déborde de militants, jeunes pour la plupart, souvent issus de la Manif pour tous. À la tribune, Sébastien Pilard, le président, annonce le programme des prochains mois: “Peser de tout notre poids lors de la primaire de L’UMP pour qu’émerge un candidat le plus proche possible de nos valeurs. [...] On adhère à Sens commun non pour brosser L’UMP dans le sens du poil, mais pour être le garde-fou au sein de cette structure.” C’est quand il reprend la tête de L’UMP

au sein du triumvirat formé avec Alain Juppé et Jean-pierre Raffarin en juin 2014 que François Fillon entend parler pour la première fois de Sens commun. “À l’époque, pas grand monde ne les avait vus venir, rigole encore un proche de Jean-françois Copé. François Fillon ne les connaissai­t pas, et la première chose qu’il a faite, c’est d’essayer de les mettre dehors.” L’ancien Premier ministre de Sarkozy craint en effet que Sens commun ne soit un cheval de Troie laissé dans un placard par Copé avant de faire

ses valises. “Il s’est posé la question, car la convention avait été signée avant que Copé ne parte, confirme Madeleine de Jessey. Il a eu l’idée de rompre l’accord, parce qu’il ne nous connaissai­t pas et que ça ne lui semblait pas net.” La course pour la primaire qui s’engage alors va offrir une opportunit­é unique à Sens commun de se développer. Il y a eu trop de monde pendant trop longtemps dans les rues pour que les différents candidats ne s’intéressen­t pas à cette réserve de voix et de militants qui ont composé la Manif pour tous. Sens commun, même s’il ne représente pas la diversité de ceux qui se sont mobilisés, en est l’émanation politique la plus structurée. “Leur stratégie est alors explicite: entrisme et noyautage, décrypte Yann Raison du Cleuziou, professeur de sciences politiques et spécialist­e des

milieux catholique­s. Ils ne sont pas dans un idéal romantique, leur but est de créer un rapport de force partout, pour pouvoir peser sur le long terme.” Le mouvement reçoit tous les candidats. Sur la ligne de départ, le plus proche de leurs aspiration­s, et le seul à promettre l’abrogation de la loi

“Il existe aujourd’hui un risque de dérive populiste dans ce conservati­sme. On peut le percevoir dans les références au peuple contre les élites, aux attaques contre la justice, les médias, les fonctionna­ires” Eddy Fougier

Taubira, est Jean-frédéric Poisson, du Parti chrétien-démocrate. Sauf que, avant même le retrait de la loi honnie, Sens commun a une priorité: gagner. Or brandir la bannière catholique, comme l’a fait le PCD avec Christine Boutin, n’a jamais fait déborder les urnes. Sens commun préfère alors ne pas s’enfermer dans des clivages confession­nels, afin de fédérer un public beaucoup plus large. Quant à Nicolas Sarkozy, les membres du mouvement ne lui pardonnent pas d’avoir, lors de leur meeting national du 15 novembre 2014, promis l’abrogation de la loi Taubira avec une formule cynique –“Si ça vous fait plaisir, ça ne coûte pas très cher”–,

pour finalement revenir sur ses propos. La realpoliti­k parle: le conseil stratégiqu­e valide à l’unanimité François Fillon, tout en soulignant qu’il n’est pas le “candidat

idéal”, simplement le plus conciliabl­e avec leur socle de valeurs, et le mieux placé pour l’imposer.

“Très surestimés par la gauche et sous-estimés à droite”

En 1988, John Carpenter réalisait They

Live, un film dans lequel le héros, John Nada, découvre dans un bidonville une

paire de lunettes aux pouvoirs magiques. Une fois enfilées, elles permettent de percevoir les extraterre­stres qui, sous une apparence humaine, ont pris possession du monde et ont assujetti ses citoyens via une propagande subliminal­e permanente. C’est la même révélation surnaturel­le, courante dans la science-fiction, que décrivent les équipes de Bruno Le Maire ou d’alain Juppé qui se sont ralliées à François Fillon après

sa victoire à la primaire. “À la réunion de réorganisa­tion de l’équipe de campagne, on a vu que Sens commun était autour de la table, sans que personne ne comprenne pourquoi, témoigne un proche de Bruno Le Maire. Ça a choqué beaucoup de monde

dans le parti.” Et ce n’est pas de la sciencefic­tion. Vincent Le Roux, fidèle conseiller de l’ombre d’alain Juppé, aurait ainsi découvert que le pôle société civile qu’il dirigeait était noyauté par des membres de Sens commun. Et le 6 mars dernier, c’est un e-mail, cette fois, qui a consterné Les Républicai­ns. Dans ce message intitulé “Campagne FF – Cellule Courrier”, un certain Marc Leroy demandait aux destinatai­res ayant récemment démissionn­é de l’équipe de campagne leur “aide” pour la reprise de la cellule avec, en signature, une adresse et un logo de Sens

commun. “C’est devenu un parti parallèle, leur objectif est de prendre le parti, témoigne un des démissionn­aires. On ne les a pas vus venir, et on s’est aperçus trop tard qu’ils étaient

partout.” Le noyautage s’est aussi fait au sein du Conseil national des Républicai­ns, où de nombreux militants auraient réussi à se faire élire en 2016, sans que Nicolas Sarkozy ne s’en aperçoive à l’époque. Dans la campagne, François Fillon a par ailleurs imposé que chacun de ses référents départemen­taux soit flanqué d’un cerbère appartenan­t à Sens commun. Comme si cela ne suffisait pas, Charles Millon, qui avait conclu des alliances avec le FN en 1998 et traînait au même étage du QG que Sens commun, devait rejoindre l’équipe de campagne. Finalement, lundi 13 mars, Fillon est revenu sur sa décision.

Cette place de plus en plus prenante dans l’équipe à mesure que les défections se sont multipliée­s dans le camp Fillon a alimenté les fantasmes sur les réseaux dont bénéficier­ait Sens commun. Le travail de l’ombre du microparti, qui accueiller­a la semaine prochaine sa première salariée (une secrétaire), pourrait-il, à lui seul, expliquer la victoire surprise de François Fillon à la primaire? C’est en tout cas ce dont le candidat lui-même semble s’être persuadé, confie un proche

de son équipe de campagne. “On a été très surestimés par la gauche et sous-estimés à droite, nuance Madeleine de Jessey. Les Républicai­ns ont mis du temps à comprendre la force des idées et du militantis­me que l’on représenta­it.” De fait, malgré son nombre relativeme­nt faible d’adhérents –de 8 000 à 10 000–, Sens commun est capable de mobiliser bien audelà, grâce aux amitiés nouées pendant la Manif pour tous, à la structurat­ion préexistan­te des réseaux catholique­s et à des fichiers de sympathisa­nts dont Les Républicai­ns semblent très jaloux. Lorsque les équipes des différents candidats se sont réunies au lendemain du second tour pour mettre en commun leurs registres, Sens commun a refusé de transmettr­e les siens. “Notre grande force, c’est le mouvement

social, confirme Sébastien Pilard, cofondateu­r du parti et porte-parole de la Manif pour tous dans le Grand Ouest. Sens commun a été très important en septembre et octobre, quand Fillon était au plus bas dans les sondages. En Loire-atlantique, par exemple, j’ai un réseau de 5 000 ou 6 000 noms que l’on peut mobiliser. Ça fait beaucoup de monde. Au début de la primaire, quand il fallait mettre 200 à 300 personnes dans une salle de Nantes, ce n’est pas avec les 1 000 noms du fichier LR que l’on aurait pu le faire.” Le parti bénéficie par ailleurs du relais des médias conservate­urs, de Valeurs actuelles à Figarovox, où les jeunes éditoriali­stes Alexandre Devecchio

et Eugénie Bastié véhiculent leurs messages. “Les boutiques politicien­nes ont été ébranlées par des nouveaux venus, plus frais, et avec une capacité de mobilisati­on supérieure, résume

Arnaud Bouthéon. J’ai beaucoup d’amis qui sont juppéistes, mais sans enthousias­me et sans émotion. On assiste au craquement d’un ancien monde.”

“On annule et on revient en arrière”

À Aix-en-provence, c’est justement la fin de cet ancien monde qu’appellent de leurs voeux les militants et sympathisa­nts venus à la réunion d’appartemen­t. Un retraité de banque confesse qu’il est temps de “renverser

la table”. Xavier, en costume et cravate bariolée, souhaite la fin définitive de ces idéologies libertaire­s et marxisante­s,

“qui ne font que deux têtes de pont”. Tous témoignent, à leur façon, de la diffusion d’une profonde inquiétude et d’une soif de réponses, dont ils déroulent les mots-clés:

valeurs, famille, racines, autorité, repères, etc. Un discours que l’on retrouve chez le candidat Fillon, qui ne cesse de marteler cette “crise de la société française” depuis le début de sa campagne, avec le plaisir austère d’un croque-mort qui apprend un décès. Le candidat et son armée secrète

partagent le même constat. “C’est une vision réactionna­ire qui s’appuie sur un sentiment de malaise de la jeunesse face à l’évolution d’une société dans laquelle elle ne se sent plus en phase, où elle a du mal à s’intégrer –avoir une vie classique, un travail, un couple, des enfants–, alors que l’avenir, économique ou écologique, est toujours présenté comme anxiogène”, avance Eddy Fougier, politologu­e à l’institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (Iris). Une inquiétude à laquelle Madeleine de Jessey voudrait apporter deux solutions: réformisme et conservati­sme. “Le réformisme, parce que les génération­s actuelles ne peuvent pas vivre aux dépens des génération­s futures. Et conservati­sme, parce qu’on veut refonder la société sur des repères qui ont été dissous.” Tête pensante de Sens commun, Madeleine de Jessey a été, à sa majorité, une sarkozyste fervente, séduite par cette campagne de 2007 qui a justement introduit, sous l’influence de Patrick Buisson, les premiers jalons de ce conservati­sme réactionna­ire dans la politique française. Le président avait pour la première fois dressé une violente critique de Mai-68, mettant notamment en cause l’éducation nationale et le supposé relâchemen­t de l’autorité dans la société. Cela a séduit la jeune femme, enthousias­mée par le ministère de l’identité nationale, “la synthèse entre la France des cathédrale­s et celle des Lumières”, et la volonté de “remettre la France au boulot”. Les idées conservatr­ices ont depuis gagné d’autres cercles, et ont été légitimées par les écrits de Natacha Polony et du Comité Orwell, de Laetitia Strauch-bonart ou d’alain Finkielkra­ut, ces “agitateurs d’idées

conservatr­ices” que Madeleine de Jessey cite en référence.

L’importance de la mobilisati­on contre le mariage homosexuel a conduit les membres de Sens commun à croire que leur vision de la société était majoritair­ement partagée

“C’est un rejet des Trente Glorieuses, qui s’accompagne d’une sorte de mythologie du monde d’avant, qui n’a jamais vraiment existé, qui n’est pas daté, mais qui forme une contreutop­ie” Eddy Fougier, politologu­e

Les affaires dans lesquelles François Fillon s’englue depuis des semaines n’ont pas été sans tourments pour Sens commun, qui a toujours prôné l’éthique en politique et qui n’avait cessé d’insister sur les valeurs personnell­es du candidat pendant toute la campagne. Le parti n’a pourtant, et au contraire de tous les autres, jamais lâché son candidat, qui lui doit sans doute une part de sa survie. Et peut-être de sa chute: l’ancien Premier ministre semble avoir déjà perdu dans l’aventure son sens de la mesure et de la

République, en attendant pire. “Il existe aujourd’hui un risque de dérive populiste dans ce conservati­sme,

avertit Eddy Fougier. On peut le percevoir dans les références au peuple contre les élites, aux attaques contre les corps intermédia­ires que sont la justice, les médias, les fonctionna­ires.” Et si François Fillon risquait au fond de ne devenir que le pion affaibli de l’entreprise plus vaste que veut porter Sens commun? “Quoi qu’il arrive, Sens commun ne se terminera pas avec la campagne présidenti­elle, promet De Jessey. Notre objectif se trouve à bien plus

long terme.” Une victoire du candidat LR pourrait cependant accélérer ce contre-sens conservate­ur. C’est en tout cas ce qu’espère Didier Barrabas. “Nous avons du dialogue et une écoute directe avec un candidat à la présidence. Et beaucoup de gens qui se réclament de nos valeurs n’avaient pas eu cette écoute depuis 30 ans.” Xavier, lui, chiffre à 40 ans. “Depuis Pompidou. Mais aujourd’hui, la gauche tourne à vide, on arrive à ses derniers soubresaut­s. C’est enfin la fin de l’époque soixante-huitarde.” À Aix-en-provence, plus personne n’a de questions. Les lumières s’éteignent, les fenêtres se ferment. Il n’est pourtant que 21h.

par ce qu’ils aiment appeler “le pays réel”. “Jusqu’ici, les catholique­s conservate­urs faisaient partie de L’ADN de la droite mais ils se contentaie­nt de suivre, déchiffre Yann Raison du Cleuziou. Désormais, ils ont décidé de reprendre les choses en main.” Après avoir vécu leur contre-mai-68, ils ont donc décidé de s’attaquer frontaleme­nt à cet héritage –ouverture économique et culturelle, libération de l’individu des carcans de la famille et de la société. “Après les années 60, on a cru que la voie du bonheur, c’était la consommati­on, les droits individuel­s, se libérer de la famille, de la fidélité, avance Madeleine de

Jessey. Sauf que ça n’a pas rendu les gens heureux, ça les a rendus vulnérable­s face à l’individual­isme rampant. On a été dans l’exaltation absolue du refus de l’ordre.” Comme si, après 40 ans de progressis­me, une génération qui n’a jamais connu cette époque idéalisée voulait entreprend­re un retour de pendule conservate­ur vers des valeurs anciennes –famille, identité, autorité. Eddy Fougier appelle cette tentation réactionna­ire, portée aujourd’hui par

Sens commun, le “syndrome Ctrl-z”. “On annule et on revient en arrière, détaille-t-il. C’est un rejet des Trente Glorieuses, comme un solde de tout compte des années 60, qui s’accompagne d’une sorte de mythologie du monde d’avant, qui n’a jamais vraiment existé, qui n’est pas daté, mais qui forme une contreutop­ie pour répondre à un présent dans lequel on ne s’insère pas et un futur dans lequel on ne peut pas se projeter. Du coup, on regarde dans le rétro.”

 ?? Au meeting de François Fillon au Trocadéro, le 5 mars dernier. ??
Au meeting de François Fillon au Trocadéro, le 5 mars dernier.
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Au meeting de François Fillon au Trocadéro, le 5 mars dernier.
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 ??  ?? Un meeting de Sens commun, en novembre 2014. À droite, Madeleine de Jessey, le 4 mars dernier.
Un meeting de Sens commun, en novembre 2014. À droite, Madeleine de Jessey, le 4 mars dernier.
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 ??  ?? Présentati­on du projet de François Fillon à Paris, le samedi 4 mars 2017.
Présentati­on du projet de François Fillon à Paris, le samedi 4 mars 2017.
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