Sens commun.
On le présente comme le dernier carré de fidèles de François Fillon, son armée secrète. Voire comme un Tea Party à la française, un courant réactionnaire newlook qui aurait entrepris de noyauter la droite traditionnelle des Républicains. En quelques semai
On le présente comme le dernier carré de fidèles de François Fillon, son armée secrète, voire un Tea Party à la française, un mouvement réactionnaire new-look qui aurait entrepris de noyauter la droite traditionnelle des Républicains. En quelques semaines, Sens commun est devenu l’objet de nombreuses craintes et fantasmes. Voyage au sein d’un courant qui veut “changer la droite sur le temps long”.
Tout un programme, résumé sur le bois noir ébène d’une table basse d’un appartement d’aix-en-provence: des bols remplis de biscuits apéritifs au fromage ; une pile de tracts pour François Fillon à droite ; des bulletins d’adhésion siglés du logo de Sens commun à gauche. Ce jeudi 9 mars, une vingtaine de personnes sont réunies dans un décor de bourgeoisie provinciale: meubles en marqueterie, miroir doré rococo, hauts plafonds sous lesquels Pierre, le propriétaire des lieux, débouche une bouteille de rosé. Il est 19h, c’est le début de la “réunion d’appartement”, une rencontre semi-informelle, sur le modèle de la vente directe popularisée par Tupperware, que Sens commun tient régulièrement partout à travers la France. Au centre de la pièce se trouve Didier Ballandras, 37 ans, chef d’entreprise, chemise bleu laser sous costume noir. Didier est le représentant du mouvement pour la région PACA. Il raconte son parcours. Trois ans en arrière, dit-il, il n’avait ni le goût ni l’intérêt pour la politique. Les seuls rassemblements collectifs auxquels il assistait alors étaient des matchs de foot. L’OM, évidemment. Et puis, en 2012, Didier Ballandras, “très engagé
dans la foi protestante”, s’est “inquiété” de la loi Taubira sur le mariage pour tous. Deux fois, il est monté à Paris pour protester aux côtés de centaines de milliers d’autres Français. Il a vu dans ces manifestations que “quelque chose de fort se passait dans le
pays, une prise de conscience”. Au lendemain du mouvement, Didier hésite à s’engager, cherche une voie dans la “droite hors les murs”, à cheval entre le Front national et L’UMP. Ce soir, il est venu dire qu’il peut y avoir une suite, et qu’elle s’appelle Sens commun. Personne ne pioche dans les Chipster. Il y a là quelques adhérents, mais surtout des sympathisants de la cause Fillon ou des vétérans de la Manif pour tous qui, eux aussi, se sentent un peu perdus. “Un rappel sur Sens commun: on est un parti politique qui fait partie des Républicains, mais on est indépendants, clarifie d’emblée
Ballandras. On veut changer la droite sur le temps long, pour que nos valeurs soient représentées. Mais comme on a décidé de soutenir Fillon et de lui rester fidèles, ce qui est assez rare ces derniers temps, les évènements politiques actuels nous ont placés sur le devant de la scène. Tant mieux, on fait ce genre de réunion pour inviter les gens à nous rejoindre: plus on sera nombreux, plus on nous entendra.” Dimanche 5 mars, Sens commun, avec ses trois ans d’existence et ses 10 000 adhérents, a brisé le gris tempête et menaçant qui s’étalait au-dessus du Trocadéro pour prendre, pour la première fois, la lumière. On ne voit, il est vrai, jamais si bien les étoiles que quand le ciel est noir: tandis que tout s’écroulait autour de François Fillon, plié sous le putsch d’une droite inquiète de son obstination, alors qu’il n’y avait autour du candidat plus que le dernier pré carré des fidèles, ceux qui s’appellent entre eux “les légionnaires”, Sens commun a donné les preuves de sa fidélité et de sa force. C’est à son appel qu’en grande partie, la foule du Trocadéro était venue défier la pluie. “On nous a dit que Fillon voulait un rassemblement populaire en trois jours, on a joué le jeu à fond, se prévaut
Didier Barrabas. J’ai envoyé des mails, on a activé nos réseaux sociaux, fait du phoning. L’équipe de campagne de François Fillon payait une partie des transports, l’autre était à la charge des militants. Le vendredi et le samedi, mon téléphone n’a pas arrêté de sonner. On n’a pas eu assez de places dans les trains, j’ai dû refuser des gens.” François Fillon a sauvé sa tête ce jour-là. Mais à quel prix? À la tribune du Trocadéro, lors de cette manifestation d’abord présentée par
Valeurs actuelles comme un rassemblement pour “protester contre le coup d’état des juges”, devant cette foule qui était son salut, François Fillon semble être devenu un autre homme: aux côtés de ce qu’il dit être le “peuple”, contre les politiques, contre les médias, contre la justice. Comme s’il était devenu soudainement un candidat antisystème, lui et ses 36 années de vie publique. “Le peuple français n’est pas coupable, c’est tout notre système qui l’est”,
a-t-il lancé, avant de convoquer à ses côtés, lui le rescapé du putsch, Voltaire, Rousseau, Hugo, Clémenceau, Camus et les “héros de 20 ans de la Résistance”. Rien que ça. Le lendemain matin, au moment de reconnaître implicitement l’échec des conjurés, Alain Juppé s’est ému de la nouvelle tournure prise par la campagne du candidat, désignant secrètement le coupable. “Comme l’a montré la
manifestation d’hier au Trocadéro, le noyau des militants et sympathisants LR s’est radicalisé”, a-t-il regretté. Et avec lui un François Fillon qui, peut-être parce qu’il n’a désormais rien d’autre, joue chaque jour un peu plus la carte populiste, multipliant les
violentes déclarations contre le “tribunal médiatique”, dénonçant un “État de droit systématiquement violé”, “un assassinat politique”. Sébastien Pilard, ex-président et fondateur de Sens commun, ne voit pas
le problème. “Alain Juppé, Virginie Calmels et Christian Estrosi qui parlent de peuple radicalisé, on sait très bien à qui ils pensent,
balaie-t-il. La déclaration de Juppé, je l’ai trouvée scandaleuse, pleine d’amertume et de rancoeur. Ils croient quoi? Qu’on est une secte?”
“Fillon voulait les mettre dehors”
Les premiers pas de l’histoire de Sens commun datent de l’été 2013. Après que la loi Taubira a été entérinée et que le mouvement a éclaté sous le coup de la division entre la Manif pour tous et la frange plus droitière du Printemps français, ils sont alors quelques-uns à se réunir dans la chambre de bonne de Madeleine de Jessey, 24 ans à l’époque, égérie des manifestations
“C’est devenu un parti parallèle. On ne les a pas vus venir et on s’est aperçus trop tard qu’ils étaient partout” un Républicain ayant récemment quitté la campagne
anti-mariage gay. Il y a là Sébastien Pilard, ingénieur et chef d’entreprise, Gaspard Le Pomellec, jeune avocat, ou Marie-fatima Hutin, 29 ans, l’une des “Mariannes” de la Manif pour tous. Arnaud Bouthéon est aussi présent. Chef de cabinet officieux de Frigide Barjot, Bouthéon est un entrepreneur, passé par L’ESSEC, passionné de sport. C’est à Rome, pour les obsèques de Jean-paul II, au milieu de pèlerins polonais, qu’il a rencontré Barjot, ce “bonbon rose acidulé” dont il s’est entiché du côté “catho déjanté”. En ce début mars, il a posé sur la table d’un café proche de la gare Saint-lazare un livre de Simone Weil, un autre du philosophe et sinologue François Jullien. Il raconte, avec le sens du
storytelling des communicants, avoir défilé dans les rues contre la “déstabilisation du mariage et ce qui vient ensuite: la création
d’un marché de la filiation”. Dans la chambre de bonne, tous partageaient cette crainte d’une remise en cause de la cellule familiale –que ce soit par le mariage homosexuel, l’avortement ou la multiplication des divorces–, et de la déstabilisation de la société qu’elle risque, selon eux, d’engendrer. Ils sont le visage acceptable et policé de la Manif pour tous, où ils se sont rencontrés, et dont ils voudraient gommer les dérapages homophobes pour se concentrer sur l’essentiel: le retour à un ordre conservateur, fondé sur la famille, l’autorité, la nation.
La lutte contre la loi Taubira a été pour eux à la fois un marqueur et un déclencheur. Son échec leur a laissé l’amertume de la défaite, et une question: que faire? Après
“Après les années 60, on a cru que la voie du bonheur, c’était la consommation, les droits individuels, se libérer de la famille, de la fidélité. Sauf que ça n’a pas rendu les gens heureux” Madeleine de Jessey
des mois d’engagement dans le mouvement, ils ont découvert qu’ils pouvaient avoir une partition à jouer et poursuivre le combat
sur le terrain politique. “J’ai vu un système à bout de souffle, dans tous les sens et dans tous les milieux, raisonne Bouthéon. On s’est demandé si on devait redevenir de bons bourgeois, à faire des tableaux Excel à La Défense, ou si on pouvait aider notre
pays sur le long terme.” L’idée première des fondateurs, confie Madeleine de Jessey, était de créer un parti autour de Françoisxavier Bellamy, professeur de philosophie et adjoint au maire de Versailles, auteur des Déshérités, un essai sur la faillite de l’éducation nationale, conséquence d’une
“idéologie diffuse” qu’il trouve notamment chez Descartes, Rousseau et Bourdieu. Bellamy refuse de servir de porte-étendard mais, convaincus de l’opportunité politique qui s’offre à eux, les autres membres de la bande décident de fonder un parti. “On a
vraiment fait ça dans un grenier, reconstitue Gaspard Le Pomellec. On est partis d’une
page blanche.” Sur cette feuille, ils ont inscrit un constat, et une stratégie. “On a d’abord pris acte de la ‘décorrélation’ entre un mouvement de fond populaire et sa représentation politique, poursuit le jeune
avocat. On se demandait comment on avait pu être aussi nombreux, avec des militants aussi actifs, et avoir aussi peu d’écho politique. On a compris qu’on payait là le non engagement de
notre génération.” La stratégie, elle, consiste à entreprendre la refondation politique à laquelle ils prétendent à l’intérieur même de L’UMP, plutôt que comme une structure indépendante. Une tactique sous-marine pour diffuser discrètement les idées néoconservatrices développées pendant la Manif pour tous au sein du grand parti de droite. Au lieu de garder ce mouvement, comme le Tea Party, hors des partis traditionnels, Sens commun fait le pari de s’en servir pour les prendre d’assaut. Lors d’une réunion avec Jeanfrançois Copé, alors président de L’UMP, les cadres de Sens commun lui glissent un tract de la Manif pour tous sur le bureau et lui posent une question: “Est-ce que vous
nous voulez avec vous ou contre vous?” Copé les veut avec lui. Sens commun signe une convention dite de “double appartenance” avec L’UMP, qui garantit à la fois son indépendance financière et juridique: leurs adhérents deviennent automatiquement membres de L’UMP, mais Sens commun perçoit directement les cotisations, dont il doit simplement reverser un pourcentage. Pendant un an, la petite soeur de Gaspard
Le Pomellec fabrique les cartes d’adhérents dans sa chambre d’étudiante. L’imprimante fonctionne à plein régime. L’entrée du mouvement dans le monde des grands se fait en décembre 2013, à Paris, et il n’y a déjà pas assez de chaises pour tout le monde. Le soir du lancement officiel, la grande salle de meeting du siège de L’UMP déborde de militants, jeunes pour la plupart, souvent issus de la Manif pour tous. À la tribune, Sébastien Pilard, le président, annonce le programme des prochains mois: “Peser de tout notre poids lors de la primaire de L’UMP pour qu’émerge un candidat le plus proche possible de nos valeurs. [...] On adhère à Sens commun non pour brosser L’UMP dans le sens du poil, mais pour être le garde-fou au sein de cette structure.” C’est quand il reprend la tête de L’UMP
au sein du triumvirat formé avec Alain Juppé et Jean-pierre Raffarin en juin 2014 que François Fillon entend parler pour la première fois de Sens commun. “À l’époque, pas grand monde ne les avait vus venir, rigole encore un proche de Jean-françois Copé. François Fillon ne les connaissait pas, et la première chose qu’il a faite, c’est d’essayer de les mettre dehors.” L’ancien Premier ministre de Sarkozy craint en effet que Sens commun ne soit un cheval de Troie laissé dans un placard par Copé avant de faire
ses valises. “Il s’est posé la question, car la convention avait été signée avant que Copé ne parte, confirme Madeleine de Jessey. Il a eu l’idée de rompre l’accord, parce qu’il ne nous connaissait pas et que ça ne lui semblait pas net.” La course pour la primaire qui s’engage alors va offrir une opportunité unique à Sens commun de se développer. Il y a eu trop de monde pendant trop longtemps dans les rues pour que les différents candidats ne s’intéressent pas à cette réserve de voix et de militants qui ont composé la Manif pour tous. Sens commun, même s’il ne représente pas la diversité de ceux qui se sont mobilisés, en est l’émanation politique la plus structurée. “Leur stratégie est alors explicite: entrisme et noyautage, décrypte Yann Raison du Cleuziou, professeur de sciences politiques et spécialiste des
milieux catholiques. Ils ne sont pas dans un idéal romantique, leur but est de créer un rapport de force partout, pour pouvoir peser sur le long terme.” Le mouvement reçoit tous les candidats. Sur la ligne de départ, le plus proche de leurs aspirations, et le seul à promettre l’abrogation de la loi
“Il existe aujourd’hui un risque de dérive populiste dans ce conservatisme. On peut le percevoir dans les références au peuple contre les élites, aux attaques contre la justice, les médias, les fonctionnaires” Eddy Fougier
Taubira, est Jean-frédéric Poisson, du Parti chrétien-démocrate. Sauf que, avant même le retrait de la loi honnie, Sens commun a une priorité: gagner. Or brandir la bannière catholique, comme l’a fait le PCD avec Christine Boutin, n’a jamais fait déborder les urnes. Sens commun préfère alors ne pas s’enfermer dans des clivages confessionnels, afin de fédérer un public beaucoup plus large. Quant à Nicolas Sarkozy, les membres du mouvement ne lui pardonnent pas d’avoir, lors de leur meeting national du 15 novembre 2014, promis l’abrogation de la loi Taubira avec une formule cynique –“Si ça vous fait plaisir, ça ne coûte pas très cher”–,
pour finalement revenir sur ses propos. La realpolitik parle: le conseil stratégique valide à l’unanimité François Fillon, tout en soulignant qu’il n’est pas le “candidat
idéal”, simplement le plus conciliable avec leur socle de valeurs, et le mieux placé pour l’imposer.
“Très surestimés par la gauche et sous-estimés à droite”
En 1988, John Carpenter réalisait They
Live, un film dans lequel le héros, John Nada, découvre dans un bidonville une
paire de lunettes aux pouvoirs magiques. Une fois enfilées, elles permettent de percevoir les extraterrestres qui, sous une apparence humaine, ont pris possession du monde et ont assujetti ses citoyens via une propagande subliminale permanente. C’est la même révélation surnaturelle, courante dans la science-fiction, que décrivent les équipes de Bruno Le Maire ou d’alain Juppé qui se sont ralliées à François Fillon après
sa victoire à la primaire. “À la réunion de réorganisation de l’équipe de campagne, on a vu que Sens commun était autour de la table, sans que personne ne comprenne pourquoi, témoigne un proche de Bruno Le Maire. Ça a choqué beaucoup de monde
dans le parti.” Et ce n’est pas de la sciencefiction. Vincent Le Roux, fidèle conseiller de l’ombre d’alain Juppé, aurait ainsi découvert que le pôle société civile qu’il dirigeait était noyauté par des membres de Sens commun. Et le 6 mars dernier, c’est un e-mail, cette fois, qui a consterné Les Républicains. Dans ce message intitulé “Campagne FF – Cellule Courrier”, un certain Marc Leroy demandait aux destinataires ayant récemment démissionné de l’équipe de campagne leur “aide” pour la reprise de la cellule avec, en signature, une adresse et un logo de Sens
commun. “C’est devenu un parti parallèle, leur objectif est de prendre le parti, témoigne un des démissionnaires. On ne les a pas vus venir, et on s’est aperçus trop tard qu’ils étaient
partout.” Le noyautage s’est aussi fait au sein du Conseil national des Républicains, où de nombreux militants auraient réussi à se faire élire en 2016, sans que Nicolas Sarkozy ne s’en aperçoive à l’époque. Dans la campagne, François Fillon a par ailleurs imposé que chacun de ses référents départementaux soit flanqué d’un cerbère appartenant à Sens commun. Comme si cela ne suffisait pas, Charles Millon, qui avait conclu des alliances avec le FN en 1998 et traînait au même étage du QG que Sens commun, devait rejoindre l’équipe de campagne. Finalement, lundi 13 mars, Fillon est revenu sur sa décision.
Cette place de plus en plus prenante dans l’équipe à mesure que les défections se sont multipliées dans le camp Fillon a alimenté les fantasmes sur les réseaux dont bénéficierait Sens commun. Le travail de l’ombre du microparti, qui accueillera la semaine prochaine sa première salariée (une secrétaire), pourrait-il, à lui seul, expliquer la victoire surprise de François Fillon à la primaire? C’est en tout cas ce dont le candidat lui-même semble s’être persuadé, confie un proche
de son équipe de campagne. “On a été très surestimés par la gauche et sous-estimés à droite, nuance Madeleine de Jessey. Les Républicains ont mis du temps à comprendre la force des idées et du militantisme que l’on représentait.” De fait, malgré son nombre relativement faible d’adhérents –de 8 000 à 10 000–, Sens commun est capable de mobiliser bien audelà, grâce aux amitiés nouées pendant la Manif pour tous, à la structuration préexistante des réseaux catholiques et à des fichiers de sympathisants dont Les Républicains semblent très jaloux. Lorsque les équipes des différents candidats se sont réunies au lendemain du second tour pour mettre en commun leurs registres, Sens commun a refusé de transmettre les siens. “Notre grande force, c’est le mouvement
social, confirme Sébastien Pilard, cofondateur du parti et porte-parole de la Manif pour tous dans le Grand Ouest. Sens commun a été très important en septembre et octobre, quand Fillon était au plus bas dans les sondages. En Loire-atlantique, par exemple, j’ai un réseau de 5 000 ou 6 000 noms que l’on peut mobiliser. Ça fait beaucoup de monde. Au début de la primaire, quand il fallait mettre 200 à 300 personnes dans une salle de Nantes, ce n’est pas avec les 1 000 noms du fichier LR que l’on aurait pu le faire.” Le parti bénéficie par ailleurs du relais des médias conservateurs, de Valeurs actuelles à Figarovox, où les jeunes éditorialistes Alexandre Devecchio
et Eugénie Bastié véhiculent leurs messages. “Les boutiques politiciennes ont été ébranlées par des nouveaux venus, plus frais, et avec une capacité de mobilisation supérieure, résume
Arnaud Bouthéon. J’ai beaucoup d’amis qui sont juppéistes, mais sans enthousiasme et sans émotion. On assiste au craquement d’un ancien monde.”
“On annule et on revient en arrière”
À Aix-en-provence, c’est justement la fin de cet ancien monde qu’appellent de leurs voeux les militants et sympathisants venus à la réunion d’appartement. Un retraité de banque confesse qu’il est temps de “renverser
la table”. Xavier, en costume et cravate bariolée, souhaite la fin définitive de ces idéologies libertaires et marxisantes,
“qui ne font que deux têtes de pont”. Tous témoignent, à leur façon, de la diffusion d’une profonde inquiétude et d’une soif de réponses, dont ils déroulent les mots-clés:
valeurs, famille, racines, autorité, repères, etc. Un discours que l’on retrouve chez le candidat Fillon, qui ne cesse de marteler cette “crise de la société française” depuis le début de sa campagne, avec le plaisir austère d’un croque-mort qui apprend un décès. Le candidat et son armée secrète
partagent le même constat. “C’est une vision réactionnaire qui s’appuie sur un sentiment de malaise de la jeunesse face à l’évolution d’une société dans laquelle elle ne se sent plus en phase, où elle a du mal à s’intégrer –avoir une vie classique, un travail, un couple, des enfants–, alors que l’avenir, économique ou écologique, est toujours présenté comme anxiogène”, avance Eddy Fougier, politologue à l’institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Une inquiétude à laquelle Madeleine de Jessey voudrait apporter deux solutions: réformisme et conservatisme. “Le réformisme, parce que les générations actuelles ne peuvent pas vivre aux dépens des générations futures. Et conservatisme, parce qu’on veut refonder la société sur des repères qui ont été dissous.” Tête pensante de Sens commun, Madeleine de Jessey a été, à sa majorité, une sarkozyste fervente, séduite par cette campagne de 2007 qui a justement introduit, sous l’influence de Patrick Buisson, les premiers jalons de ce conservatisme réactionnaire dans la politique française. Le président avait pour la première fois dressé une violente critique de Mai-68, mettant notamment en cause l’éducation nationale et le supposé relâchement de l’autorité dans la société. Cela a séduit la jeune femme, enthousiasmée par le ministère de l’identité nationale, “la synthèse entre la France des cathédrales et celle des Lumières”, et la volonté de “remettre la France au boulot”. Les idées conservatrices ont depuis gagné d’autres cercles, et ont été légitimées par les écrits de Natacha Polony et du Comité Orwell, de Laetitia Strauch-bonart ou d’alain Finkielkraut, ces “agitateurs d’idées
conservatrices” que Madeleine de Jessey cite en référence.
L’importance de la mobilisation contre le mariage homosexuel a conduit les membres de Sens commun à croire que leur vision de la société était majoritairement partagée
“C’est un rejet des Trente Glorieuses, qui s’accompagne d’une sorte de mythologie du monde d’avant, qui n’a jamais vraiment existé, qui n’est pas daté, mais qui forme une contreutopie” Eddy Fougier, politologue
Les affaires dans lesquelles François Fillon s’englue depuis des semaines n’ont pas été sans tourments pour Sens commun, qui a toujours prôné l’éthique en politique et qui n’avait cessé d’insister sur les valeurs personnelles du candidat pendant toute la campagne. Le parti n’a pourtant, et au contraire de tous les autres, jamais lâché son candidat, qui lui doit sans doute une part de sa survie. Et peut-être de sa chute: l’ancien Premier ministre semble avoir déjà perdu dans l’aventure son sens de la mesure et de la
République, en attendant pire. “Il existe aujourd’hui un risque de dérive populiste dans ce conservatisme,
avertit Eddy Fougier. On peut le percevoir dans les références au peuple contre les élites, aux attaques contre les corps intermédiaires que sont la justice, les médias, les fonctionnaires.” Et si François Fillon risquait au fond de ne devenir que le pion affaibli de l’entreprise plus vaste que veut porter Sens commun? “Quoi qu’il arrive, Sens commun ne se terminera pas avec la campagne présidentielle, promet De Jessey. Notre objectif se trouve à bien plus
long terme.” Une victoire du candidat LR pourrait cependant accélérer ce contre-sens conservateur. C’est en tout cas ce qu’espère Didier Barrabas. “Nous avons du dialogue et une écoute directe avec un candidat à la présidence. Et beaucoup de gens qui se réclament de nos valeurs n’avaient pas eu cette écoute depuis 30 ans.” Xavier, lui, chiffre à 40 ans. “Depuis Pompidou. Mais aujourd’hui, la gauche tourne à vide, on arrive à ses derniers soubresauts. C’est enfin la fin de l’époque soixante-huitarde.” À Aix-en-provence, plus personne n’a de questions. Les lumières s’éteignent, les fenêtres se ferment. Il n’est pourtant que 21h.
par ce qu’ils aiment appeler “le pays réel”. “Jusqu’ici, les catholiques conservateurs faisaient partie de L’ADN de la droite mais ils se contentaient de suivre, déchiffre Yann Raison du Cleuziou. Désormais, ils ont décidé de reprendre les choses en main.” Après avoir vécu leur contre-mai-68, ils ont donc décidé de s’attaquer frontalement à cet héritage –ouverture économique et culturelle, libération de l’individu des carcans de la famille et de la société. “Après les années 60, on a cru que la voie du bonheur, c’était la consommation, les droits individuels, se libérer de la famille, de la fidélité, avance Madeleine de
Jessey. Sauf que ça n’a pas rendu les gens heureux, ça les a rendus vulnérables face à l’individualisme rampant. On a été dans l’exaltation absolue du refus de l’ordre.” Comme si, après 40 ans de progressisme, une génération qui n’a jamais connu cette époque idéalisée voulait entreprendre un retour de pendule conservateur vers des valeurs anciennes –famille, identité, autorité. Eddy Fougier appelle cette tentation réactionnaire, portée aujourd’hui par
Sens commun, le “syndrome Ctrl-z”. “On annule et on revient en arrière, détaille-t-il. C’est un rejet des Trente Glorieuses, comme un solde de tout compte des années 60, qui s’accompagne d’une sorte de mythologie du monde d’avant, qui n’a jamais vraiment existé, qui n’est pas daté, mais qui forme une contreutopie pour répondre à un présent dans lequel on ne s’insère pas et un futur dans lequel on ne peut pas se projeter. Du coup, on regarde dans le rétro.”